Béatitude et histoire

Questions et débats d'ordre théorique sur les principes de l'éthique et de la politique spinozistes. On pourra aborder ici aussi les questions possibles sur une esthétique spinozienne.
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Messagepar recherche » 04 sept. 2011, 15:46

hokousai a écrit :Henrique est soucieux du bien de l' humanité .

Pas vous ?
Pas Spinoza ?

Vous ne répondriez pas à vos perplexes correspondants.
Il n'aurait pris la peine d'écrire son Ethique.

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Henrique
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Messagepar Henrique » 04 sept. 2011, 16:25

recherche a écrit :S'il n'y avait eu que cette première phrase (béatitude revenant à : "Il est donc utile au suprême degré, dans la vie, de perfectionner autant que possible l’entendement"), je pense que je m'en serais immédiatement tenu à votre lecture. Mais la suite de ce "chapitre" m'a apparemment induit en erreur pour plusieurs raisons.

1) Je n'avais pas entendu "tranquillité de l'âme" par "une satisfaction suprême dans l'insatisfaction même du désir" mais comme "satisfaction suprême dans la satisfaction même (et possiblement immédiate) du désir".


Ethique III, prop. 8 me semble confirmer ma compréhension : "L'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini." Cela signifie que tant qu'un homme vit, il désire et désirer, ce n'est certes pas manquer d'être, puisqu'on le possède déjà, mais c'est s'efforcer de le conserver et de le renforcer. Tous les désirs particuliers qui dérivent de ce désir fondamental n'en sont que l'expression.

2) "et la perfection de l’entendement consiste à comprendre Dieu"

Et la béatitude ne consiste-t-elle pas à "comprendre Dieu"... ?


Perfectionner l'entendement consiste précisément pour l'homme à comprendre Dieu. Parce qu'on ne peut renforcer l'entendement qu'en formant des idées aussi complètes que possibles de ce qui existe, et tout ce qui existe est Dieu. Par ailleurs, je vous rappelle E1D6 : "Par réalité et par perfection, j'entends la même chose". Dieu est la perfection même, mais comprendre Dieu ou la réalité, c'est être dans une démarche dynamique du point de vue de la durée, en même temps que ce qui est compris se situe dans l'éternité.

Par ailleurs, la béatitude est la possession mentale de la perfection même (E5P33S). Donc si elle consiste à "perfectionner l'entendement" autrement dit "comprendre Dieu", on peut dire que la perfection humaine, ce qu'il y a de plus positif - au sens ontologique, de plus pleinement réel pour elle - consiste à se perfectionner intellectuellement.

Avec une telle traduction, ce passage me paraît donc ambigu (tantôt "perfectionnement" tantôt "perfection" pour appréhender la "béatitude").

Je remarque que R. Misrahi traduit par "perfectionnement" et "perfectionner" (sans évoquer de "perfection"), ce qui lève du même coup l'ambiguïté.

Mais qu'en est-il du passage original ?


Voici le chapitre 4 en latin :
In vitâ itaque apprimè utile est, intellectum, seu rationem, quantùm possumus, perficere, et in hoc uno summa hominis felicitas, seu beatitudo consistit ; quippe beatitudo nihil aliud est, quàm ipsa animi acquiescentia, quae ex Dei intuitivâ cognitione oritur : at intellectum perficere nihil etiam aliud est, quàm Deum, Deique attributa, et actiones, quae ex ipsius naturae necessitate consequuntur, intelligere. Quare hominis, qui ratione ducitur, finis ultimus, hoc est, summa Cupiditas, quâ reliquas omnes moderari studet, est illa, quâ fertur ad se, resque omnes, quae sub ipsius intelligentiam cadere possunt, adaequatè concipiendum.


En essayant d'être au plus près du texte, voici la traduction que je proposerais :

Le plus utile dans la vie est donc de perfectionner autant que possible l'intellect ou la raison. C'est en cela seul que consiste la plus haute félicité humaine, la béatitude. La béatitude, en effet, n'est rien d'autre que cette tranquillité [acquiescentia] de l'âme qui naît de la connaissance intuitive de Dieu. Et perfectionner l'intellect consiste à comprendre Dieu, ses attributs et les actions qui résultent de la nécessité de sa nature. C'est pourquoi la fin ultime de l'homme conduit par la raison, son désir suprême, ce désir par lequel il tend à modérer tous les autres, c'est le désir qui le porte à se connaître adéquatement ainsi que toutes les choses qui tombent sous son intelligence.

Il est donc vrai qu'ici il n'est pas question de perfection, mais seulement de perfectionnement. Mais Saisset était tout de même fondé à parler dès à présent de perfection puisque la béatitude est possession de la perfection. C'est donc bien ce que je disais : la fin ultime pour l'homme, le repos si vous voulez (en effet acquiescentia, que je trouve intéressant de traduire aussi par acquiescement intérieur, peut aussi se traduire comme repos), c'est de se perfectionner. En effet, il n'est pas possible pour l'homme de comprendre la totalité infinie de ce qui existe, de devenir Dieu lui-même ou son intellect infini. La fin suprême à laquelle l'homme puisse aspirer, ce qu'il peut y avoir de plus positif pour lui, c'est donc bien le développement indéfini de son intelligence.

Je vois que le concept d'une perfection consistant à se perfectionner indéfiniment, où on se perfectionne uniquement pour se perfectionner, vous paraît difficile à concevoir. Mais d'une part, il me semble que vous connaissez le concept de "non agir" dans le taoisme, comme vous devez le savoir ce n'est pas l'absence de mouvement, mais précisément un repos dans le mouvement. Et ce repos, Spinoza nous dit que nous pouvons le connaître dans la satisfaction que procure le développement même de notre intelligence, sans chercher un au delà de cette activité même. Comme le rappelle justement Hokousai, cette activité ne se borne pas à développer les notions communes de la raison mais aussi la saisie intuitive de l'unité de l'étendue infinie et des corps singuliers, ainsi que de la pensée et des idées. Pour mieux comprendre cela, considérez les plaisirs ordinaires : ils vous affectent agréablement, mais ce qui les caractérise est une connaissance intuitive, directe de ce qui vous affecte. La science intuitive ou connaissance du troisième genre est une intuition de ce genre, à cette différence près qu'elle n'est pas coupée de ce qui la rend possible essentiellement, à savoir la puissance active de la nature, c'est donc un lien (intelligere) vécu intérieurement et pas une simple connaissance abstraite, mais plus intensément que le plaisir ordinaire et qui n'exclut pas la douleur.

D'autre part, si l'idée de faire quelque chose pour faire quelque chose vous chagrine encore, considérez le bonheur, la morale et la vie. Si vous connaissez un moment de grand bonheur, à quoi cela vous sert ? A rien d'autre que d'être heureux. Le bonheur est, comme le disait Aristote, une fin en soi et non une fin en autre chose. Si donc vous êtes capable, en suivant la voie proposée par Spinoza, de trouver le bonheur dans l'acte même de comprendre, autrement dit de vivre plus intensément et pleinement ce que vous êtes et ce qui vous arrive, le bonheur sera dans l'acte même de comprendre et non dans son terme.

Quant à la morale, pourquoi choisissez vous par exemple de ne pas trahir votre parole alors que vous auriez quelqu'avantage à le faire ? Allez vous faire preuve d'honnêteté parce que cela risque de vous être plus utile que la malhonnêteté, pour conserver une position sociale satisfaisante ou pour obtenir une récompense quelconque ? Mais vous ne pouvez rien savoir assurément des récompenses que vous pouvez obtenir dans cette vie, et celle d'après si vous y croyez, c'est encore plus incertain, puisque vous devez vous en remettre au bon vouloir d'une puissance extérieure. Et surtout, vous agissez ainsi par intérêt, non de façon morale ; conformément au devoir et non par devoir comme dirait Kant ou encore en étant conduit par l'imagination confuse d'un bien à venir et non en étant conduit par la raison comme dirait Spinoza. Le bien ici est donc dans l'acte moral lui-même et non dans ses conséquences incertaines. Et comme vous le savez sûrement (E5P42), chez Spinoza, à la différence de Kant, il n'y a pas d'opposition entre vertu morale et félicité.

Enfin, vous imaginez peut-être que la vie n'a de sens que si elle permet d'obtenir quelque chose qui la dépasserait, comme la voiture n'existe que pour se rendre au travail ou en vacances. Mais qu'y aurait-il donc au delà de la vie pour lui donner sens ? Si c'est un état qui comprend la cessation même de la vie, vous ne risquez pas en jouir ou en tirer quelqu'avantage. Sinon, c'est encore un état où vous vivez. Et donc la vie ne saurait avoir d'autre but qu'elle-même, étant entendu qu'elle est, qu'on l'accepte ou pas, justement effort permanent pour se perfectionner, pour augmenter sa puissance. On retrouve cela dans une certaine mesure chez Nietzsche pour qui la vie est la valeur des valeurs du fait même que nous sommes dans la vie et non hors d'elle pour l'évaluer. La vie en effet est volonté de puissance et le bonheur est "le sentiment que la puissance grandit — qu’une résistance est surmontée." (Antéchrist, II). En d'autres termes, le bonheur est volonté de puissance active et non réactive, ou encore : le bonheur, c'est de vivre pleinement, sans arrière pensée.

3) Ethique V, proposition 33 (cité dans votre premier message)

"la béatitude doit consister pour l'âme (Misrahi : pour l'Esprit) dans la possession de la perfection elle-même."

La difficulté resurgit...


Non puisqu'il n'y a pas d'opposition entre perfection et perfectionnement. La réalité, autrement dit la perfection (E2D6), ce au dessus de quoi il n'y a rien, est justement un production infinie de modes (E1P16) et non une totalité figée et fermée sur elle-même. Posséder la perfection pour l'homme, l'état le plus positif qui soit possible pour lui, celui auquel il ne peut rien manquer véritablement, comme je pense l'avoir suffisamment montré ci-dessus, c'est de pouvoir se perfectionner indéfiniment.


Si la béatitude est comprise comme un désir de perfectionnement, dire qu'il s'agit d'un "anti-messianisme" me paraît infondé. En effet, "messianisme" n'implique en rien qu'il n'y ait eu, avant d'y aboutir, une nécessité de perfectionnement. Et la "béatitude" telle que vous l'entendez ici n'implique pas non plus que nous n'atteindrons jamais la "perfection" associée au concept de messianisme.


Mais je vous le rappelle, la perfection humaine dont la béatitude est la possession n'est pas l'aboutissement, la résultante transitive, du perfectionnement de l'intellect, mais c'est ce perfectionnement même. Et bien sûr, comme je le dis depuis le début, c'est quelque chose qu'on peut connaître dès à présent, à chaque génération.

Je parlais de messianisme dans le sens d'un sauveur qui devrait être attendu pour soulager définitivement les souffrances humaines. Les juifs attendent toujours le messie, considérant alors qu'il faut patienter avant de parvenir enfin au terme de l'histoire. Mais Spinoza montre que là où il y a de la vie, il y a de la souffrance (E4, prop. 2, 3, 4), cette espérance là est donc vaine.

Les chrétiens, eux, considèrent que le messie est déjà venu, mais comme ils en restent en grande majorité à une connaissance de la vie où domine l'imagination, ils en sont encore à considérer que la souffrance est quelque chose qui pour être acceptable, doit servir de moyen pour parvenir à une vie sans souffrance. Pour eux, le messie doit donc encore revenir pour enfin soulager véritablement les souffrances, soit sur terre dans certaines conceptions protestantes (adventisme...), soit en venant à lui dans le ciel. Dans cette optique, la souffrance n'est acceptable que comme moyen de "faire ses preuves" et pour mériter une récompense.

Il y a aussi une interprétation du christianisme, et Spinoza tend à s'en rapprocher, dans laquelle le messie est celui qui dit qu'au fond il n'y a pas de sauveur extérieur, que le royaume de Dieu est déjà en nous, d'où "je suis la vérité, je suis la vie (éternelle), je suis la voie" : autrement dit, c'est dans l'exploration de notre conscience de vivre ("je") qu'est le salut, non dans une cessation extérieure des souffrances. Dans ce cas, il y a bien un messie, un sauveur et une sotériologie, mais il est intérieur ; dans l'usage du mot "messianisme", en tout cas celui que j'ai fait et que vous semblez faire, on suppose au contraire un sauveur extérieur et un état dans lequel il n'y aurait plus aucune souffrance extérieure.

Je tiens à l'idée de messianisme car j'y vois une raison importante de motivation : nous n'avons pas me semble-t-il vocation à avancer que pour avancer, mais pourquoi pas, pour "aboutir".
Mais "aboutir" à quoi ? Je dirais aboutir justement à un état où l'entendement aura été si perfectionné qu'il en sera "parfait".


Il faut en effet tout de même un certain degré de perfectionnement de l'intellect, notamment au moyen de l'emendatio dont parle le TRE pour être capable de reconnaître la perfection de la vie humaine telle qu'elle peut être, c'est-à-dire le perfectionnement indéfini de notre puissance.

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Messagepar recherche » 06 sept. 2011, 21:34

Henrique a écrit :
recherche a écrit :S'il n'y avait eu que cette première phrase (béatitude revenant à : "Il est donc utile au suprême degré, dans la vie, de perfectionner autant que possible l’entendement"), je pense que je m'en serais immédiatement tenu à votre lecture. Mais la suite de ce "chapitre" m'a apparemment induit en erreur pour plusieurs raisons.
1) Je n'avais pas entendu "tranquillité de l'âme" par "une satisfaction suprême dans l'insatisfaction même du désir" mais comme "satisfaction suprême dans la satisfaction même (et possiblement immédiate) du désir".

Ethique III, prop. 8 me semble confirmer ma compréhension : "L'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini." Cela signifie que tant qu'un homme vit, il désire et désirer, ce n'est certes pas manquer d'être, puisqu'on le possède déjà, mais c'est s'efforcer de le conserver et de le renforcer. Tous les désirs particuliers qui dérivent de ce désir fondamental n'en sont que l'expression.

Merci ! Mais où est-il ici question de satisfaction suprême ?

Henrique a écrit :
2) "et la perfection de l’entendement consiste à comprendre Dieu"
Et la béatitude ne consiste-t-elle pas à "comprendre Dieu"... ?

Perfectionner l'entendement consiste précisément pour l'homme à comprendre Dieu. Parce qu'on ne peut renforcer l'entendement qu'en formant des idées aussi complètes que possibles de ce qui existe, et tout ce qui existe est Dieu. Par ailleurs, je vous rappelle E1D6 : "Par réalité et par perfection, j'entends la même chose". Dieu est la perfection même, mais comprendre Dieu ou la réalité, c'est être dans une démarche dynamique du point de vue de la durée, en même temps que ce qui est compris se situe dans l'éternité.
Par ailleurs, la béatitude est la possession mentale de la perfection même (E5P33S). Donc si elle consiste à "perfectionner l'entendement" autrement dit "comprendre Dieu", on peut dire que la perfection humaine, ce qu'il y a de plus positif - au sens ontologique, de plus pleinement réel pour elle - consiste à se perfectionner intellectuellement.

Bien, je n'assimilerais pas pour ma part le moyen et son aboutissement, nous serait-il inaccessible.

Henrique a écrit :Il est donc vrai qu'ici il n'est pas question de perfection, mais seulement de perfectionnement. Mais Saisset était tout de même fondé à parler dès à présent de perfection puisque la béatitude est possession de la perfection. C'est donc bien ce que je disais : la fin ultime pour l'homme, le repos si vous voulez (en effet acquiescentia, que je trouve intéressant de traduire aussi par acquiescement intérieur, peut aussi se traduire comme repos), c'est de se perfectionner. En effet, il n'est pas possible pour l'homme de comprendre la totalité infinie de ce qui existe, de devenir Dieu lui-même ou son intellect infini. La fin suprême à laquelle l'homme puisse aspirer, ce qu'il peut y avoir de plus positif pour lui, c'est donc bien le développement indéfini de son intelligence.

Je ne partage pas cette vision : la perfection ne peut être à mon sens définie en rapport avec ce qu'elle serait, rapportée à ma condition limitée, mais en rapport avec ce qu'elle est elle-même. Si l'homme ne peut avoir accès à cette perfection, je me bornerai à penser qu'il n'est donc de perfection humaine, mais que le perfectionnement dont l'homme est capable lui permet malgré tout de s'en approcher toujours plus.

En tout cas merci beaucoup ; grâce à vos explications, j'ai bien compris de quoi il en retournait et ai pu limiter mon incompréhension initiale à une distinction moindre.

Henrique a écrit :Je vois que le concept d'une perfection consistant à se perfectionner indéfiniment, où on se perfectionne uniquement pour se perfectionner, vous paraît difficile à concevoir.

C'est simplement que je préfère réserver la notion de "perfection" à ce qui serait "parfait", et à ce titre, dispensé de "perfectionnement".

Encore que l'on pourrait débattre d'une perfection à qui il manquerait le dynamisme inhérent au perfectionnement dû à l'imperfection...
Mais cet "idéal", serait-il figé, me paraît théoriquement capital pour motiver le perfectionnement lui-même.

(Spinoza employerait-il par ailleurs le terme de "perfection" en rapport avec Dieu ?)

Henrique a écrit :Mais d'une part, il me semble que vous connaissez le concept de "non agir" dans le taoisme, comme vous devez le savoir ce n'est pas l'absence de mouvement, mais précisément un repos dans le mouvement. Et ce repos, Spinoza nous dit que nous pouvons le connaître dans la satisfaction que procure le développement même de notre intelligence, sans chercher un au delà de cette activité même. Comme le rappelle justement Hokousai, cette activité ne se borne pas à développer les notions communes de la raison mais aussi la saisie intuitive de l'unité de l'étendue infinie et des corps singuliers, ainsi que de la pensée et des idées. Pour mieux comprendre cela, considérez les plaisirs ordinaires : ils vous affectent agréablement, mais ce qui les caractérise est une connaissance intuitive, directe de ce qui vous affecte. La science intuitive ou connaissance du troisième genre est une intuition de ce genre, à cette différence près qu'elle n'est pas coupée de ce qui la rend possible essentiellement, à savoir la puissance active de la nature, c'est donc un lien (intelligere) vécu intérieurement et pas une simple connaissance abstraite, mais plus intensément que le plaisir ordinaire et qui n'exclut pas la douleur.

Je ne trouve cela pas si simple.

Comme j'avais eu l'occasion de le proposer à hokousai, il me semble que nous pouvons rapprocher ce troisième genre de connaissance de ce que Bertrand Vergely appelle "l'émerveillement" (ce dont j'ai pris connaissance par cette brève présentation, assez passionnée : http://www.dailymotion.com/video/xg2rl0 ... ent_webcam)

Qu'en pensez-vous ?

Henrique a écrit :D'autre part, si l'idée de faire quelque chose pour faire quelque chose vous chagrine encore, considérez le bonheur, la morale et la vie. Si vous connaissez un moment de grand bonheur, à quoi cela vous sert ? A rien d'autre que d'être heureux. Le bonheur est, comme le disait Aristote, une fin en soi et non une fin en autre chose. Si donc vous êtes capable, en suivant la voie proposée par Spinoza, de trouver le bonheur dans l'acte même de comprendre, autrement dit de vivre plus intensément et pleinement ce que vous êtes et ce qui vous arrive, le bonheur sera dans l'acte même de comprendre et non dans son terme.

Je ne suis pas a priori tout à fait d'accord, mais l'on s'éloigne sans doute du sujet premier.

En bref, quel que soit le ressenti "phénoménal" associé au bonheur, à la joie, à l'amour... etc., il me serait encore possible de suspecter l'illusion d'optique.

Henrique a écrit :Quant à la morale, pourquoi choisissez vous par exemple de ne pas trahir votre parole alors que vous auriez quelqu'avantage à le faire ? Allez vous faire preuve d'honnêteté parce que cela risque de vous être plus utile que la malhonnêteté, pour conserver une position sociale satisfaisante ou pour obtenir une récompense quelconque ? Mais vous ne pouvez rien savoir assurément des récompenses que vous pouvez obtenir dans cette vie, et celle d'après si vous y croyez, c'est encore plus incertain, puisque vous devez vous en remettre au bon vouloir d'une puissance extérieure. Et surtout, vous agissez ainsi par intérêt, non de façon morale ; conformément au devoir et non par devoir comme dirait Kant ou encore en étant conduit par l'imagination confuse d'un bien à venir et non en étant conduit par la raison comme dirait Spinoza. Le bien ici est donc dans l'acte moral lui-même et non dans ses conséquences incertaines. Et comme vous le savez sûrement (E5P42), chez Spinoza, à la différence de Kant, il n'y a pas d'opposition entre vertu morale et félicité.

Merci pour cet interlude "moral".

Mais qu'aurait répondu Spinoza si on lui avait dit que tuer peut être, pour certains, un acte on ne peut plus libérateur ?

Je reste sceptique quant à l'idée que sa philosophie ait "montré" que le "bien", tel qu'il l'entendait, avait des bases strictement rationnelles. L'éthique me semble demeurer quelque chose de fondamentalement subjectif, pour ne pas dire d'intrinsèquement péremptoire.

Henrique a écrit :Enfin, vous imaginez peut-être que la vie n'a de sens que si elle permet d'obtenir quelque chose qui la dépasserait, comme la voiture n'existe que pour se rendre au travail ou en vacances. Mais qu'y aurait-il donc au delà de la vie pour lui donner sens ? Si c'est un état qui comprend la cessation même de la vie, vous ne risquez pas en jouir ou en tirer quelqu'avantage. Sinon, c'est encore un état où vous vivez. Et donc la vie ne saurait avoir d'autre but qu'elle-même, étant entendu qu'elle est, qu'on l'accepte ou pas, justement effort permanent pour se perfectionner, pour augmenter sa puissance. On retrouve cela dans une certaine mesure chez Nietzsche pour qui la vie est la valeur des valeurs du fait même que nous sommes dans la vie et non hors d'elle pour l'évaluer. La vie en effet est volonté de puissance et le bonheur est "le sentiment que la puissance grandit — qu’une résistance est surmontée." (Antéchrist, II). En d'autres termes, le bonheur est volonté de puissance active et non réactive, ou encore : le bonheur, c'est de vivre pleinement, sans arrière pensée.

Je ne sais pas ce qu'il y aurait au-delà de la vie pour lui donner un sens, s'il y a quelque chose.
Tout ce que je crois savoir en la matière est que la "vie" conçue sous le prisme de l'hédonisme ou même de l'eudémonisme, revêt quelque chose d'absurde, et auquel je ne me fais pas. Sans capacité à y répondre, je me verrais plus volontiers rejoindre les sceptiques.

La béatitude à laquelle mène la pensée de Spinoza n'étant peut-être qu'un leurre.

Henrique a écrit :Mais je vous le rappelle, la perfection humaine dont la béatitude est la possession n'est pas l'aboutissement, la résultante transitive, du perfectionnement de l'intellect, mais c'est ce perfectionnement même. Et bien sûr, comme je le dis depuis le début, c'est quelque chose qu'on peut connaître dès à présent, à chaque génération.
Je parlais de messianisme dans le sens d'un sauveur qui devrait être attendu pour soulager définitivement les souffrances humaines. Les juifs attendent toujours le messie, considérant alors qu'il faut patienter avant de parvenir enfin au terme de l'histoire. Mais Spinoza montre que là où il y a de la vie, il y a de la souffrance (E4, prop. 2, 3, 4), cette espérance là est donc vaine.

J'en parlais pour ma part plus théoriquement : un messianisme dont nous pourrions tous être des instigateurs.

Pour le messianisme juif, ou en tout cas certaines de ses interprétations, la "vie" serait tout simplement à entendre différemment de ce qu'entendait par "vie" Spinoza. Le livre d'Isaïe peut être lu comme décrivant un bouleversement de la nature même des hommes.

Henrique a écrit :
Je tiens à l'idée de messianisme car j'y vois une raison importante de motivation : nous n'avons pas me semble-t-il vocation à avancer que pour avancer, mais pourquoi pas, pour "aboutir".
Mais "aboutir" à quoi ? Je dirais aboutir justement à un état où l'entendement aura été si perfectionné qu'il en sera "parfait".

Il faut en effet tout de même un certain degré de perfectionnement de l'intellect, notamment au moyen de l'emendatio dont parle le TRE pour être capable de reconnaître la perfection de la vie humaine telle qu'elle peut être, c'est-à-dire le perfectionnement indéfini de notre puissance.

Partagez-vous entièrement les conceptions de Spinoza sur ces questions ?


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