2) Que l’activité politique saine est forcément celle guidée par la raison
S’il y a action, il y a donc un moteur de l’action, qui est distinct de l’état de fait (mais est lui-même un fait, et prend pour base d’action l’état de fait, ou du moins la vision qu’il en a.)
On peut affirmer en outre ici le principe d’économie : l’action est faite au minimum d’effort (d’énergie) en vue de la fin ; c’est le ratio « satisfaction escomptée / effort » qui déclenche ou non l’action. Bien sûr la satisfaction réelle est un fait constaté a posteriori, et cela est même vrai dans une certaine mesure pour l’effort (lui-même plus ou moins escompté.)
Le moteur est constitué de ce qu’on a appelé après Spinoza « pulsions » :
- Pulsion de conservation (nourriture du corps, chaleur, abris, sécurité, santé...) Ce qui maintien et fortifie le corps, ou inversement, selon Spinoza.
- Pulsion de propagation (pulsion sexuelle, protection de la progéniture, éducation, etc.) Spinoza n’en dit rien (ce qui peut être éventuellement considéré comme une carence de principe ; la pulsion sexuelle ne relève pas de la conservation - individuelle ; c'est au contraire la condition de la conservation de l'espèce - et peut même mettre la conservation en danger) ou peu selon la sous-catégorie.
- Pulsion de puissance (ou d’adaptation, ou d’expansion, ou spirituelle.) C ‘est l’objet même de l’
Éthique que d’en dire le fin mot.
Note : on peut alternativement considérer qu’il y a une force vitale, qui est pulsion de puissance généralisée, avec, entrant en particulier mais pas seulement dans son champ d’action, des enjeux pré-déterminés de l’ordre de la conservation et de la propagation. On peut par ailleurs vouloir ajouter une « nourriture d’impressions » (qui inclut le contact varié avec l’environnement, l’esthétique, ...) et, plus ou moins dans le même cadre, une « pulsion sociale », soit une sorte d’ « instinct grégaire. »
Les passions sont de l’imaginaire droguant les pulsions. On peut citer par exemple pour chacune des pulsions précédentes : l’avarice, la luxure et l’orgueil, mais toutes les faces de ces pulsions ont une passion équivalente.
L’activité politique peut avoir pour motif les diverses passions possibles (disons même : il y a forcément des passions dans l’activité politique, le sage étant rarissime, et généralement peu versé en politique générale de surcroît ; ces passions sont elles-mêmes plus ou moins contenues de fait par les contre-pouvoirs, eux-mêmes sujets aux passions, mais pas dans le même sens, ou pas au même endroit), mais notre objectif ici étant d’aller directement vers l’activité politique saine, il doit s’y trouver par définition à la base une motivation saine (la plus saine possible dans la réalité.)
Ceci même si l’on doit aussi admettre avec Spinoza qu’un Etat fonctionnant de façon assez conforme à la raison puisse néanmoins émaner d’individus largement soumis aux passions, du fait que les conflits d’intérêt équilibrés tendent à annuler leurs effets dans le jeu collectif (qui de ce fait ne peut être réduit à un seul esprit : sociologie.) Mais même si la République de Platon doit rester utopique, il n’en reste pas moins que le résultat est au mieux le même, et qu’il est quand-même plus sûr d’être dirigé dans ce sens en connaissance de cause.
Il y a bien une raison, et bon gré mal gré, elle tend à l’emporter. Dire que ce n’est que convention arbitraire (même s’il y en a aussi) serait une énormité (même chez Spinoza en prenant en compte E4P37S2, par exemple, qui ne traduit qu’une vision partielle de la problématique globale - purement factuelle en l’occurrence, et donc n’impliquant aucune action en soi.) Tous ceux qui se lancent dans l’activité politique le font au nom du bien, et le véritable bien est une loi fixée par la Nature. Au pire même l’hypocrisie est un hommage indirect à la vertu, etc.
Certes Spinoza considère presque que toute forme d’État est supérieure à l’anarchie (apolitique), et que le droit du plus fort s’impose comme faisant office de bien par la seule force des choses (qu’il faut en tout état de cause savoir mesurer au mieux, tout en sachant que tout saisir dans l’ordre des phénomènes est impossible et qu’il peut être de meilleure orientation de tout simplement suivre son cœur, d’autant plus qu’il est à la fois ferme et apaisé), mais la tendance positive vers la raison n’en reste pas moins, et pas moins souhaitable.
Derrière cela, il y a le thème ô combien majeur de la conciliation de la conscience de la nécessité naturelle, de l’absence de contrôle personnel des choses, et de l’action (personnelle ou impersonnelle, mais action tout de même, poussée par un motif, lui-même relevant de la nécessité naturelle.) L’ « argument paresseux » ne vaut rien : non seulement la conscience (extrêmement rare de fait, il suffit de voir autour de soi) de la nécessité n’interdit pas l’action, mais elle la pose, y compris chez le sage, où elle est alors (aussi) automatique, mais ressentie là comme la plus grande liberté : « l’esclavage complet c’est la liberté parfaite » (Swâmi Prajnanpad / Arnaud Desjardins.)
Le Maître dit « vous devez accepter sans aucun jugement. » Il dit aussi « vous ne pouvez pas accepter cela. » Ce Maître réputé si rare serait-il en contradiction si manifeste que n’importe quel enfant de deux ans s’en apercevrait ? Non, il ne parle pas de la même chose, quoique ce soit dans les mêmes termes, contradictoirement : ce qui doit être accepté sans jugement est le fait ; ce qui ne peut être accepté est que le fait perdure alors qu’une action est possible de nature à le faire évoluer dans le bon sens : pour le sage, l’action juste, spontanée, « la justice de la situation. » Le résultat de l’action - qui dans la manifestation n’est pas en principe garanti d’avance - est lui-même un fait, qui doit être accepté comme le premier, et ainsi de suite.
Ceci se retrouve chez Spinoza, dont l’enjeu, majeur, consiste à admettre ce qui doit, savoir
à la fois, dans une même nécessité :
1) La nécessité naturelle en tout, sans qu’aucune notion de bien et de mal ne s’y attache (c’est pourquoi en particulier un fait ne doit jamais être dit bien ou mal en première instance - en deuxième instance, il peut être qualifié tel en référence au 2) ci-dessous, par facilité de langage.)
ET :
2) Un moteur éthique de l’action, qui induit les notions - ou êtres de raison - de bien et de mal absolus, de sain et de malsain, etc. ... et aussi le pragmatisme, et avec lui le souci de l’efficacité / efficience (les techniques étant plus ou moins bien maîtrisées dans tous les cas, s’agissant de l’ordre commun de la Nature, et le résultat étant considéré comme un fait, dans un éventuel processus d’essai et erreur), la prise en compte des déterminants sociaux, etc.
Spinoza a écrit : E3P59S : Toutes les actions qui résultent de cet ordre d’affections qui se rapportent à l’âme en tant qu’elle pense, constituent la force d’âme. Il y a deux espèces de force d’âme, savoir : l’intrépidité et la générosité. J’entends par intrépidité, ce désir qui porte chacun de nous à faire effort pour conserver son être en vertu des seuls commandements de la raison. J’entends par générosité, ce désir qui porte chacun de nous, en vertu des seuls commandements de la raison, à faire effort pour aider les autres hommes et se les attacher par les liens de l’amitié. Ainsi donc, ces actions qui ne tendent qu’à l’intérêt particulier de l’agent, je les rapporte à l’intrépidité, et à la générosité celles qui tendent en outre à l’intérêt d’autrui. De cette façon, la tempérance, la sobriété, la présence d’esprit dans le danger, etc., sont des espèces particulières d’intrépidité ; la modestie, la clémence, etc., sont des espèces de générosité. ...
E4P37 : Le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera également pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu.
Scholie I : ... Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle piété le désir de faire du bien dans une âme que la raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il possède une âme qui se gouverne par la raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des louanges des hommes que la raison gouverne, comme le déshonnête est ce qui est contraire à la formation de l’amitié. ...
Scholie II : ... il est impossible de concevoir dans l’état de nature la volonté de rendre à chacun son droit, ou de dépouiller personne de sa propriété ; en d’autres termes, il n’y a dans l’état de nature ni juste ni injuste, et ce n’est que le consentement commun qui détermine dans l’état de société ce qui appartient à chacun. Par où l’on voit clairement que le juste et l’injuste, le péché et le mérite, sont des notions extrinsèques, et non des attributs qui expriment la nature de l’âme. ...
E4P73 : L’homme qui se dirige d’après la raison est plus libre dans la cité où il vit sous la loi commune, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même.
Démonstration : L’homme qui se dirige d’après la raison n’obéit point à la loi par crainte (par la Propos. 63, part. 4), mais en tant qu’il s’efforce de conserver son être suivant la raison, c’est-à-dire (par le Schol. de la Propos. 66, part. 4) de vivre libre, il désire se conformer à la règle de la vie et de l’utilité communes (par la Propos. 37, part. 4), et conséquemment (comme on l’a montré dans le Schol. 2 de la Propos. 37, part. 4), il désire vivre selon les lois communes de la cité. Ainsi donc l’homme qui se dirige d’après la raison désire, pour vivre plus libre, se conformer aux lois de la cité. C. Q. F. D.
Scholie : Toutes ces qualités de l’homme libre que nous venons d’exposer se rapportent au courage, c’est-à-dire (par le Schol. de la Propos. 59, part. 3) à la bravoure et à la force d’âme. Et je ne crois pas nécessaire d’expliquer l’une après l’autre toutes les propriétés du courage, bien moins encore de faire voir que l’homme courageux n’a pour personne ni haine, ni colère, ni envie, ni indignation, ni mépris, et qu’il ne se laisse point exalter par l’orgueil. Car tout cela se déduit facilement des Propos. 37 et 46, part. 4, ainsi que tout ce qui concerne la vie véritable et la religion. Je veux dire que la haine doit être vaincue par l’amour, et que tout homme que la raison conduit désire pour les autres ce qu’il désire pour soi-même. Ajoutez que l’homme courageux, ainsi que nous l’avons remarque ; déjà dans le Schol. de la Propos. 50, part. 4, et dans plusieurs autres endroits, médite sans cesse ce principe, que toutes choses résultent de la nécessité de la nature divine, et en conséquence, que tout ce qu’il juge mauvais et désagréable, tout ce qui lui pareil impie, horrible, injuste et honteux, tout cela vient de ce qu’il conçoit les choses avec trouble et confusion, et par des idées mutilées ; et dans cette conviction, il s’efforce par-dessus tout de comprendre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et d’écarter les obstacles qui nuisent à la vraie connaissance, comme la haine, la colère, l’envie, la moquerie, l’orgueil, et autres mauvaises passions que nous avons expliqués plus haut. L’homme courageux s’efforce donc, par cela même, autant qu’il est en lui, de bien agir et de vivre heureux. ...
E4AppCh15 : Les actions qui produisent la concorde sont celles qui se rapportent à la justice, à l’équité, à l’honnêteté. Car, outre les choses injustes et iniques, les hommes ne peuvent supporter celles qui passent pour honteuses et viennent du mépris des moeurs établies dans la société. Quant au moyen d’unir les hommes par l’amour, je le trouve surtout dans les actions qui se rapportent à la religion ou à la piété (voyez sur ce point les Schol. 1 et 2 de la Propos. 37, et le Schol. de la Propos. 46, ainsi que le Schol. de la Propos. 73, part. 4).
E4AppCh24 : Les autres passions dont l’homme est l’objet, et qui naissent de la tristesse, sont directement contraires à la justice, à l’équité, à l’honnêteté, à la piété et à la religion ; et bien que l’indignation ait une apparence d’équité, il n’en est pas moins vrai que tout régime légal est impossible là où chacun se fait juge des actions d’autrui, et prend en main la défense de ses propres droits et de ceux des autres.
TTP16 : ... personne ne peut douter qu’il ne soit extrêmement utile aux hommes de vivre selon les lois et les prescriptions de la raison, lesquelles, comme nous l’avons dit, n’ont d’autre objet que la véritable utilité des hommes. D’ailleurs il n’est personne qui ne désire vivre en sécurité et à l’abri de la crainte, autant qu’il est possible ; or cette situation est impossible tant que chacun peut tout faire à son gré, et qu’il n’accorde pas plus d’empire à la raison qu’à la haine et à la colère ; car chacun vit avec anxiété au sein des inimitiés, des haines, des ruses et des fureurs de ses semblables, et fait tous ses efforts pour les éviter. Que si nous remarquons ensuite que les hommes privés de secours mutuels et ne cultivant pas la raison mènent nécessairement une vie très-malheureuse, comme nous l’avons prouvé dans le chapitre V, nous verrons clairement que, pour mener une vie heureuse et remplie de sécurité, les hommes ont dû s’entendre mutuellement et faire en sorte de posséder en commun ce droit sur toutes choses que chacun avait reçu de la nature ; ils ont dû renoncer à suivre la violence de leurs appétits individuels, et se conformer de préférence à la volonté et au pouvoir de tous les hommes réunis. Ils auraient vainement essayé ce nouveau genre de vie, s’ils n’étaient obstinés à suivre les seuls instincts de l’appétit (car chacun est entraîné diversement par les lois de l’appétit) ; ils ont donc dû par conséquent convenir ensemble de ne prendre conseil que de la raison (à laquelle personne n’ose ouvertement résister, pour ne pas sembler insensé), de dompter l’appétit, en tant qu’il conseille quelque chose de funeste au prochain, de ne faire à personne ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît, et de défendre les droits d’autrui comme leurs propres droits. ...
... à moins de vouloir être ennemis de l’État et d’agir contre la raison, qui nous engage à le défendre de toutes nos forces, nous sommes obligés absolument d’exécuter tous les ordres du souverain, même les plus absurdes ; car la raison nous prescrit entre deux maux de choisir le moindre. ...
... on ne voit que fort rarement les souverains donner des ordres absurdes ; car il leur importe surtout, dans leur intérêt à venir et pour garder le pouvoir, de veiller au bien public et de ne se diriger dans leur commandement que par les conseils de la raison. Les pouvoirs violents, comme le dit Sénèque, n’ont jamais duré. Ajoutez à cela que dans la démocratie les ordres absurdes sont moins à craindre que dans les autres gouvernements. Il est, en effet, presque impossible que la majorité d’une grande assemblée donne ses voix à une absurdité. D’ailleurs, le fondement et l’objet de ce gouvernement, c’est, comme nous l’avons aussi démontré, d’arrêter les dérèglements de l’appétit et de tenir les hommes, autant que possible, dans les limites de la raison, afin qu’ils vivent ensemble dans la paix et dans la concorde ; que si ce fondement est enlevé, l’édifice tout entier ne peut manquer de s’écrouler. ...
... on pensera peut-être que nous voulons par ce moyen rendre les sujets esclaves, parce qu’on s’imagine que c’est être esclave que d’obéir et qu’on n’est libre que lorsqu’on vit à sa fantaisie. Il n’en est rien ; car celui-là est réellement esclave qui est asservi à ses passions et qui est incapable de voir et de faire ce qui lui est utile, et il n’y a de libre que celui dont l’âme est saine et qui ne prend d’autre guide que la raison.
... la république la plus libre est-elle celle dont les lois sont fondées sur la saine raison ; car chacun y peut, quand il le veut, être libre, c’est-à-dire suivre dans sa conduite les lois de la raison et de l’équité.
De même les enfants, bien qu’ils soient tenus d’obéir à tous les ordres de leurs parents, ne sont pas tenus pour esclaves, parce que les ordres des parents ont surtout pour but l’intérêt des enfants. Nous établissons donc une grande différence entre l’esclave, le fils et le sujet, et l’on peut la définir ainsi : l’esclave est celui qui est obligé d’obéir aux ordres de son maître dans l’intérêt de celui qui les prescrit ; le fils en obéissant à son père n’agit que dans ses propres intérêts ; enfin le sujet fait, par ordre du souverain, ce qui est utile à la communauté, et conséquemment aussi à lui-même. Je pense, par ces explications, avoir montré assez clairement en quoi consistent les fondements de la démocratie ; j’ai mieux aimé traiter de cette forme de gouvernement, parce qu’elle me semblait la plus naturelle et la plus rapprochée de la liberté que la nature donne à tous les hommes. ...
TP3 7. Et d’abord, en effet, de même que dans l’état de nature l’homme le plus puissant et qui s’appartient le plus à lui-même est celui qui est conduit par la raison (en vertu de l’article 11 du chapitre précédent), de même l’État le plus puissant et le plus maître de soi, c’est l’État qui est fondé selon la raison et dirigé par elle. Car le droit de l’État est déterminé par la puissance de la multitude en tant qu’elle est conduite comme par une seule âme. Or cette union des âmes ne pourrait en aucune manière se concevoir, si l’État ne se proposait pour principale fin ce qui est reconnu utile à tous par la saine raison.
Connais-toi toi-même.