Le spinozisme serait un ascétisme et un stoïcisme. Pour justifier cela, Sacha écrit :
Certes Spinoza affirme 'le désir est l'essence de l'homme' mais pour affirmer ensuite: 'tout l'effort de l'homme libre tend à comprendre'. La béatitude , selon Spinoza, consiste à comprendre (Dieu, c'est à dire le réel). Or il ne me semble pas que de nos jours, c'est ce qu'on relève le plus chez Spinoza.
Pourquoi donc le spinozisme serait un ascétisme ? Parce qu'il réduirait la vie humaine à l'acte purement intellectuel de comprendre, parce qu'il en ignorerait la part affective.
Pourtant, comment accuser d'ascétisme, celui qui écrivait "Oui, il est d'un homme sage de se réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l'éclat verdoyant des plantes, d'orner même son vêtement, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles et de tous les divertissements que chacun peut se donner sans dommage pour personne." (E4P45, scol. à lire en entier) ? J'ouvre un dictionnaire et je vois que le terme d'ascétisme se définit comme ensemble de privations et mortifications des sens pour atteindre la perfection morale !
Tout l'effort de l'homme libre consiste à comprendre ? Il ne faut pas réduire "comprendre" à saisir par un raisonnement. Toute la joie du sage spinoziste ne se réduit pas à articuler indéfiniment des concepts entre eux. "Comprendre" chez Spinoza est à prendre à la fois au sens d'une saisie médiate et rationnelle d'une relation entre des idées générales et au sens de saisie intuitive d'une relation entre les idées de choses singulières.
Il faut d'abord bien voir que le plus souvent, la vie affective n'est pas séparable de la pensée. Qu'est-ce que serait aimer sans l'idée de la chose aimée en tant que cause d'une joie éprouvée ? Celui qui dit que vivre, c'est cesser de penser et que penser, c'est cesser de vivre est tout simplement bien peu attentif à la vie et à la pensée elles-mêmes.
Il y a bien sûr l'image d'épinal du philosophe qui ne vit qu'à travers des pensées et des discours qui passent bien au dessus de la tête du commun des mortels, tout seul au fond de sa chambre et au sommet de sa tour d'ivoire. Et il est bien tentant de voir dans la figure de Spinoza une variation à peine plus subtile de cette image. Presque tous ses biographes improvisés spécialistes de la vie de Spinoza, avant d'avoir élucidé ce que pouvait être la vie selon Spinoza, s'y sont laissés prendre.
Mais ce n'est qu'une image, une perception mutilée de la réalité. La réalité humaine, c'est qu'il n'y a pas de désir sans conscience de l'effort de persévérer dans sa puissance d'exister, pas de joie sans idée de l'augmentation de ma puissance d'exister, pas d'amour sans idée de la cause de cette joie.
Alors deux possibilités peuvent se présenter. Ou bien les idées dont les affects sont faits en partie sont inadéquates (imaginaires) ou bien elles sont adéquates (rationnelles ou intuitives). Mais dans les deux cas il y a indissolublement pensée.
Quand Spinoza dit que l'essentiel de la vie humaine bien comprise, c'est de comprendre, ce n'est pas pour dire que le sage passe son temps uniquement à débrouiller des problèmes théoriques - ce qui a son utilité certaine, mais qui ne constitue pas la totalité de l'acte de comprendre. C'est pour dire que le sage cherche à se comprendre lui-même, dans sa relation avec tout ce qui existe sachant que cette compréhension n'est pas foncièrement différente de la pensée de l'homme ordinaire, qui n'a de vie affective qu'en tant qu'il se pense lui-même et tout ce qui l'entoure. La seule différence est d'ordre quantitatif : le sage a simplement une pensée plus complète de lui-même et du monde et donc des affects plus riches, plus complets.
Ensuite, ce qu'il s'agit de comprendre n'est pas uniquement le réel en général, les relations entre les concepts qu'on peut en avoir, mais le réel en tant que réalité singulière et unique (Dieu) et tels ou tels êtres réels (moi, mes amis, mon jardin etc.). Il ne s'agit pas là de s'abstraire dans une méditation morbide nous éloignant de la vie mais au contraire d'être ici et à présent au milieu des cent mille choses.
Avant d'aller plus loin, notamment avec les questions de l'efficacité des remèdes contre les affects et du caractère préférable ou non de la lucidité sur l'illusion et l'ignorance, voyons si nous pouvons tomber d'accord sur ces points au moins :
1. Pas de vie affective sans pensée.
2. La vie affective peut être soit dominée par l'imagination, soit par un mode de pensée plus complet, elle n'en demeurera pas moins affective dans les deux cas.
3. L'image d'épinal du philosophe abstrait dans ses pensées générales, n'ayant qu'une vie affective bien terne repose sur le préjugé selon lequel vie affective et pensée sont antagoniques.
4. Le spinozisme ne saurait donc être un ascétisme au sens d'un mépris de la vie affective, sensible et des bonnes choses, (cf. aussi E4P45S)