La notion de Beau dans la Nature et dans l'Homme

Questions et débats d'ordre théorique sur les principes de l'éthique et de la politique spinozistes. On pourra aborder ici aussi les questions possibles sur une esthétique spinozienne.
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Joie Naturelle
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Messagepar Joie Naturelle » 08 févr. 2009, 17:41

PhiPhilo a écrit : Je ne vous cache pas que votre conclusion me déçoit un peu. En effet, voulez-vous dire qu'il n'y avait, à la sortie du métro ce jour-là, que des fans de Franck Michael ? Serait-il impossible qu'il y eût, parmi les passants pressés qui passaient (pardon pour l'allitération) un ou plusieurs spectateurs du théâtre de Boston qui, dès le lendemain, allaient faire un triomphe à Josh Bell ? Supposons qu'il y en eût un au moins : s'ensuivrait-il que celui-ci dût s'arrêter devant le virtuose et goûter sa prestation au point d'en avoir la chair de poule et les larmes aux yeux ? Enfin, en cas de réponse négative à la dernière question, devrait-on qualifier ce quidam de snob ou d'hypocrite au motif qu'il prétend être ému par le Beau et qu'en réalité, il lui faut tout un décorum pour l'identifier, lorsque, en toute bonne logique, l'exceptionnalité du Beau devrait trancher sur la banalité du Quelconque tout comme la lumière sur les ténèbres ?


Les amoureux de la musique classique représentent une quantité infime de la population totale (je crois avoir un jour lu qu'il n'y a pas plus d''1% qui écoutent ne serait-ce qu'un peu de musique classique chez eux). Il y a dès lors peu de chance qu'il s'en rencontre beaucoup dans les couloirs d'un métro. Toutefois cela peut arriver bien sûr. Je suis moi-même un jour tombé sur un guitariste de talent qui interprétait un concerto de Vivaldi dans les sous-sols du métro parisien. J'ai immédiatement perçu le talent de ce musicien mais ne me suis pas arrêté pour autant. Ce lieu de grand passage, malodorant et exposé aux courants d'airs, ne s'y prêtait pas, et j'avais sans doute moi-même à faire. En bref, s'adonner au plaisir de l'Art nécessite sans doute une disponibilité, une ouverture d'esprit, un calme ambiant et des conditions générales favorables.



PhiPhilo a écrit :Ou alors doit-on dire plus simplement que, même appartenant à l'élite bien née capable de communier intensément avec le Beau, le passant pressé qui passe voit la pureté des émotions engendrées par sa réception du Beau inhibées par quelque nécessité matérielle (rendez-vous à honorer, envie pressante à satisfaire, correspondance à ne pas rater, etc.), auquel cas, quid de la transcendance du Beau ?


Je ne pense pas avoir parlé d'un Beau transcendant, ou alors je me suis mal exprimé. Je pense au contraire en une forme d'immanence du Beau. Il me semble que le Beau existe en l'homme (et peut-être aussi dans le reste du monde vivant), qu'il se définit essentiellement par rapport à l'homme, par rapport à ce qui le constitue. Il doit pouvoir exister dans l'individu et pas seulement dans le tout, même s'il n'existe probablement pas dans tous les individus. Il répond également souvent (sans s'y limiter) à des critères de difficulté : l'Art est souvent difficile, complexe, tant pour le créateur que pour le public. L'Art de la Fugue est une oeuvre éminemment difficile et complexe : la concevoir relève à coup sûr du génie, même s'il ne suffit pas toujours de faire difficile pour faire beau.


PhiPhilo a écrit :Vous ne m'enlèverez pas de l'idée que, lorsqu'on tombe en admiration devant une oeuvre d'art, ce n'est pas parce que cette dernière est Belle dans le sens absolument transcendant que vous semblez, après d'autres, donner à cet adjectif, mais pour de toutes autres raisons.


Je suis d'accord, même si on tombe a priori en admiration devant ce qui nous dépasse. Mais pourquoi certains êtres ressentent-ils de puissantes émotions face à une oeuvre, sans raison apparente, pendant que d'autres, appartenant à la même culture qu'eux, y demeurent insensibles ? Affaire de goût personnel ? Mais alors pourquoi certaines oeuvres survivent-elles à toutes les époques et d'autres non ? Influence de la société et des pressions inter-subjectives ? Mais cette influence ne s'étend qu'à une frange bien maigre de la population (une élite, si l'on veut), qui plus est non assimilable à une seule catégorie sociale. On peut naître musicien dans n'importe quel milieu social (Debussy, pour citer un nom illustre, n'a jamais été aidé par sa famille non musicienne qui souhaitait faire de lui un... marin).
C'est pourquoi de mon point de vue, ce qu'on appelle le Beau (à condition de s'accorder sur sa définition) correspond à la nature de certains êtres, mais pas de tous. Le Beau pourrait s'entendre comme le stimulateur des données physiques présentes en eux. Il serait ce qui met la corde de ces individus en vibration, leur corps servant comme de caisse de résonance à leurs émotions. Pour une culture donnée, cette chaîne temporelle, formée de ces individus d'époques successives, permettrait de graver ce Beau dans une certaine forme d'éternité (la postérité). Le Beau serait le dénominateur commun de tous ces êtres qui reçoivent d'intenses émotions devant une oeuvre donnée. Si point d'émotions vivement et naturellement ressenties, point de véritable postérité pour l'oeuvre ni pour le créateur. On ne parle dès lors plus de Beau, mais d'autre chose.

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Messagepar Enegoid » 08 févr. 2009, 20:43

Peut-on parler du beau de la même façon avant et après avoir lu Bourdieu ? ("La Distinction", notamment).

NB Je n'ai rien lu de vos échanges, il s'agit seulement d'une réaction immédiate.

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Louisa
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Messagepar Louisa » 09 févr. 2009, 05:34

Flumigel a écrit :
Phiphilo a écrit :Vous ne m'enlèverez pas de l'idée que, lorsqu'on tombe en admiration devant une oeuvre d'art, ce n'est pas parce que cette dernière est Belle dans le sens absolument transcendant que vous semblez, après d'autres, donner à cet adjectif, mais pour de toutes autres raisons.


Je suis d'accord, même si on tombe a priori en admiration devant ce qui nous dépasse.


Bonjour à tous,
ayant lu avec beaucoup d'intérêt les messages précédents dans ce fil, je voulais juste y ajouter que je ne suis pas certaine que le mot "admiration" soit le terme le plus approprié lorsqu'on essaie de penser l'art en des termes spinozistes. Spinoza ne dit-il pas que ce qu'il décide d'appeler "Admiration" n'est pas un Affect à proprement parler?

Spinoza E3 Définition des Affects 4 a écrit :L'Admiration est l'imagination d'une chose en quoi l'Esprit reste fixé, à cause que cette imagination singuli!ère n'est pas du tout enchaînée aux autres.

Explication.
Dans le Scolie de la Proposition 18 de la Partie 2, nous avons montré quelle est la cause qui fait que l'Esprit, de la contemplation d'une chose, tombe aussitôt dans la pensée d'une autre: c'est parce que les images de ces choses se sont trouvées enchaînées les unes aux autres et disposées dans un ordre tel que l'une suit l'autre, ce qui, bien sûr, ne peut se concevoir quand l'image de la chose est nouvelle: mais alors l'Esprit restera occupé dans la contemplation de la même chose jusqu'à ce que d'autres causes viennent le déterminer à penser à d'autres choses. C'est pourquoi l'imagination d'une chose nouvelle, considérée en soi, est de même nature que les autres, et c'est pour cette raison que, quant à moi, je ne range pas l'Admiration au nombre des affects, et je ne vois d'ailleurs pas pourquoi je le ferais puisque cette distraction de l'Espri ne naît pas d'une cause positive qui ferait que l'Esprit soit distrait des autres choses, mais seulement de ce que la cause qui fait que l'Espri, de la contemplation d'une chose, est déterminé à penser à d'autres, se trouve faire défaut.
Trois donc (...) seulement sont les affects primitifs ou primaires que je reconnais, à savoir ceux de la Joie, de la Tristesse, et du Désir, et, si j'ai dit quelques mots de l'Admiration, c'est uniquement parce que l'usage a fait qu'on désigne communément certains affects dérivés de ces trois primitifs par d'autres noms lorsqu'ils se rapportent à des objets que nous admirons; et c'est la même raison qui également me pousse à ajouter ici la définition de la Mésestime.

V. La Mésestime est l'imagination d'une chose qui touche si peu l'Esprit, sous l'effet de la présence de la chose, est plutôt amené à imaginer ce qui ne se trouve pas dans la chose, que ce qui s'y trouve.


Pour Spinoza, l'Admiration ne se produit donc que par rapport à une chose qui certes touche l'imagination (donc qui crée une image, autrement dit une affection du corps), mais cela sans que l'idée de cette image puisse être associée à d'autres idées. On pourrait penser au capitain Sullenberger, le pilote qui a réussi, il y a quelques jours, à faire un atterrissage sur le Hudson, la rivière qui traverse New York, en sauvant la vie de tous les 155 passagers de son avion dont les moteurs avaient été touchés par des oiseaux et ne fonctionnaient plus alors qu'il se trouvait au-dessus d'une des régions les plus peuplées du monde. Des milliers de gens ont voulu y voir un héros, alors que lui, il dit se sentir mal à l'aise par rapport à une telle épithète, il a plutôt l'impression qu'il a simplement fait son boulot, qu'il a appliqué tout ce que sa formation lui avait depuis des années appris, sans plus.

De même, lorsqu'on écoute Bach (et qu'on a l'oreille un tant soit peu "cultivé"), ne faudrait-il pas dire que l'Admiration ne vient que du fait qu'on ne peut pas comprendre ce qui a causé ses oeuvres?

Si oui, on pourrait y voir une explication kantienne de l'art: l'art n'est pas beau, il est "sublime", et le sublime, c'est précisément ce qui dépasse nos capacités de comprendre.

Or défini ainsi, il me semble qu'il faut dire que d'un point de vue spinoziste, le sublime ne peut pas rendre compte de l'art précisément parce qu'il n'est rien d'autre que de l'Admiration, et donc pas un Affect du tout, là où il est indéniable que l'effet propre de l'art, c'est de nous toucher très profondément. Mais alors comment concevoir l'art d'un point de vue spinoziste?

A priori, Spinoza lui-même ne semble y voir que quelque chose d'agréable, sans plus. N'est-ce pas un peu étonnant ... ? Car une fois qu'on a appris à avoir accès à l'art, il devient difficile de vivre sans lui, tellement les effets provoqués par lui sont intenses. J'aurais donc tendance à classer les oeuvres d'art parmi ces objets susceptibles de nous donner l'une des Joies les plus grandes possibles. Prenons la cantate "Ich habe genug" de Bach. Ou les Demoiselles d'Avignon de Picasso. En quoi entendre et voir de telles oeuvres serait-ce ressentir une Joie moins "libératrice" que la Joie qui résulte de l'idée de l'éternité de l'essence d'une chose singulière? Bach ne sait-il pas, à sa façon, nous faire comprendre notre propre "éternité"? N'était-ce pas d'ailleurs précisément son but... ?

Faudrait-il dire dès lors que peut-être Spinoza n'a jamais eu la formation nécessaire pour pouvoir avoir accès à "l'Art" ... ? Ou y aurait-il néanmoins moyen de retraduire les émotions ou affects provoqués par l'art en des termes spinozistes ... ? Si oui comment? De quel type de Joie s'agirait-il? En ce qui me concerne, j'hésiterais à le qualifier de "Beauté", car sinon il faudrait enlever une grande partie de l'art du XXe siècle de l'histoire de l'art ... . Peut-on dire de la pièce "Oh les beaux jours" de Samuel Beckett qu'elle est "belle" ... ? Si pour Spinoza le Beau n'est qu'une idée générale extrapolant le sentiment que nous donne toute "figure" qui nous plaît, ne faudrait-il pas dire que l'art est plus profond que cela? Que l'art ne se limite ni au beau, ni au "sublime" (ou en des termes spinozistes, à ce qui provoque notre Admiration)?

Or on sait que dans le spinozisme toute Joie active est une Joie qui vient d'une compréhension d'une vérité. Quelle vérité l'art nous fait-il comprendre ... ?

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Messagepar Joie Naturelle » 09 févr. 2009, 14:16

Louisa a écrit :
De même, lorsqu'on écoute Bach (et qu'on a l'oreille un tant soit peu "cultivé"), ne faudrait-il pas dire que l'Admiration ne vient que du fait qu'on ne peut pas comprendre ce qui a causé ses oeuvres?

Si oui, on pourrait y voir une explication kantienne de l'art: l'art n'est pas beau, il est "sublime", et le sublime, c'est précisément ce qui dépasse nos capacités de comprendre.


L'admiration me semble venir au contraire du fait qu'on comprend très bien l'oeuvre, qu'on la ressent avec une grande vérité, et que, la plupart du temps, elle dépasse ce qu'on serait soi-même en mesure d'accomplir (mais non de comprendre). Comment admirer quelque chose qu'on ne comprend pas ? Ne peut-on pas admirer qu'en connaissance de cause ? On admire parce qu'on sait. Ce qu'on ne comprend pas ne suscite aucune admiration, il provoque tout au plus un "étonnement stupide", et la majeure partie du temps la simple indifférence.
N'hésite pas à me dire si j'ai mal compris ta formulation.

Louisa a écrit :Or défini ainsi, il me semble qu'il faut dire que d'un point de vue spinoziste, le sublime ne peut pas rendre compte de l'art précisément parce qu'il n'est rien d'autre que de l'Admiration, et donc pas un Affect du tout, là où il est indéniable que l'effet propre de l'art, c'est de nous toucher très profondément. Mais alors comment concevoir l'art d'un point de vue spinoziste?

A priori, Spinoza lui-même ne semble y voir que quelque chose d'agréable, sans plus. N'est-ce pas un peu étonnant ... ?


De mon humble point de vue (car je ne suis ni Spinoza, ni bien sûr un grand penseur), le sublime n'est pas que de l'admiration. C'est aussi un frisson, un frémissement qui parcourt et traverse le corps et produit sur lui ses effets. Il y a comme une réaction physique. Le Beau ou le sublime (quelle est la différence ?) agit pour moi comme un stimulateur. Il se définit par rapport à ce qui existe en moi. Il n'est rien que ça. Il ne me paraît pas avoir de réalité en dehors de l'être vivant. Il révèle ce qui est en moi, le met en résonance, et s'il ne révèle rien, c'est qu'il n'y a rien en moi (ou presque rien). Lorsque l'esprit (auquel sont reliés les sens) est mis en éveil par le Beau qui pénètre en lui, le corps se comporte comme un résonateur : il frissonne, tremble, vibre, amplifie jusqu'à la chair de poule par exemple. L'être vit ainsi pleinement ce qu'il ressent.

En toute honnêteté, je m'interroge sur la pertinence de mes propos. Peut-être ceux-ci ne sont-ils que délire. Comment savoir vraiment ?

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Messagepar PhiPhilo » 10 févr. 2009, 18:51

...
Modifié en dernier par PhiPhilo le 13 oct. 2009, 07:24, modifié 1 fois.

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Messagepar Enegoid » 11 févr. 2009, 18:07

A Hokousai

j'ai (trop rapidement) lu votre post sur le fil "vieillard" et j'ai cru qu'il s'agissait d'une réaction à ma "réaction rapide" ci-dessus.

Malentendu apparemment. Je clos, donc.

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Messagepar hokousai » 12 févr. 2009, 00:02

Il s 'agissait d'une réaction rapide .Je m'explique un peu plus aujourd 'hui . sur le fil dont vous parlez .Il me semble inutile de répondre plus ici .

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Messagepar Joie Naturelle » 14 févr. 2009, 22:42

PhiPhilo a écrit :Je suis d'accord avec le constat que vous faites, mais pas avec les conclusions que vous en tirez ou ... que vous n'en tirez pas. En effet, rares sont ceux qui "s'intéressent" (en quelque sens que l'on prenne ce terme) à la musique classique, et les couloirs du métro ne sont pas l'auditorium rêvé pour en goûter. Mais, supposons qu'un amateur-connaisseur de ce genre musical se fût trouvé là, par hasard, au milieu du tout venant, fût-il nécessairement tombé en extase devant l'interprétation de Josh Bell ou devant la sonorité du Stradivarius ? Rien n'est moins sûr. Or si apprécier la musique consistait à faire partie d'une élite douée d'une nature particulièrement apte à éprouver des émotions intenses sous l'effet d'un "stimulateur" voué à une certaine forme d'éternité, alors, il me semble que rien, ni courants d'air, ni mauvaises odeurs, n'empêcherait jamais ce "stimulateur" de produire ses effets sur ses récepteurs privilégiés.


Bonsoir Phiphilo,

Je ne peux répondre à l'ensemble de ton message, du moins d'un seul jet. Je ne suis pas du genre à saisir le sens des phrases immédiatement, et comme je ne peux (pour des raisons personnelles) consacrer qu'un temps très maigre à ce forum et qu'en même temps ton discours est long et riche... je suis embêté (tout en restant intéressé par le sujet et par la vision que tu étaies ici depuis plusieurs semaines

Comme je le disais je crois précédemment, l'exemple de Joshua Bell dans le métro éclaire peu, de mon point de vue, le sujet qui nous occupe. Mais je peux me tromper. Ce que je voudrais dire simplement, c'est que dans mon cas particulier, ni les courants d'air ni les mauvaises odeurs n'ont empêché le stimulateur de produire son effet sur moi, lorsque je suis passé devant le guitariste évoqué dans mon précédent post. Il a produit son effet puisque j'ai ressenti son talent de musicien. Simplement, je ne me suis pas arrêté vraiment, pour des raisons diverses. Nul doute que j'aurais ressenti la même chose (avec davantage d'intensité d'ailleurs peut-être) si j'avais entendu de la même manière Joshua Bell.

Dans la citation ci-dessus, tu parles de "tomber en extase". Pour moi, il ne s'agit pas nécessairement de tomber en extase. Car pour tomber en extase, il faut préalablement que soient réunies des conditions favorables. En premier lieu, il faut déjà se laisser aller à ce sentiment qui nous offrirait ensuite de tomber en extase. L'essentiel pour moi, c'est de reconnaître le Beau lorsqu'il se présente, ce Beau qui n'est en fait rien d'autre que l'écho des données physiques qui existent naturellement en l'homme.

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Messagepar Joie Naturelle » 14 févr. 2009, 23:32

PhiPhilo a écrit :
Entendons-nous bien. Votre conception de la beauté artistique est loin d'être fantaisiste et superficielle. Tout au contraire, d'après ce que vous dites, il semble que vous ayez de la réception de l'oeuvre d'art une conception mysticiste assez proche de celle de Platon dans le sens où il faut être doué d'une sorte de "sixième sens" (ce que Platon appelle dans la République "l'oeil de l'esprit") pour percevoir les indices matériels et sensibles d'une perfection immatérielle et suprasensible qui, dit-il dans Phèdre "emporte l'âme au-delà d'elle même".


En fait, je ne parle pas de sixième sens, et je ne conçois pas la chose de cette manière dans mon esprit. Pour moi, il ne s'agit pas d'un sixième sens mais d'une aptitude parmi tant d'autres. Tel enfant, dès son plus jeune âge, pourra par exemple être porté sur la mécanique et la construction. Il va ainsi développer son aptitude pour ce domaine, dans lequel il excellera.

Mozart, lui, cherchait dès l'âge de 5 ans "les notes qui s'aiment". L'expression n'est-elle pas surprenante dans la bouche d'un si jeune enfant, et en même temps révélatrice de quelque chose qui se cachait en lui ? Il était doué pour la construction intellectuelle et sensible, organisée pour former un ensemble cohérent. La cohérence du discours (musical ou autre) est ce qui fait naître l'émotion. La cohérence, c'est à dire l'harmonie logique, la liaison étroite entre les divers éléments d'un ensemble d'idées. Mozart cherchait donc l'harmonie des notes et l'émotion qui en résultait. Cette harmonie logique est pour moi plus ou moins inscrite dans les entrailles, selon les individus. Son degré élevé de présence dans l'individu fera de ce dernier un être doué pour le Beau, dans tel domaine précis.

Car une personne douée pour le Beau musical ne le sera pas nécessairement pour le Beau pictural, par exemple. Puisque le Beau n'est que le rendu de ce qui existe en l'individu, si l'individu n'a en lui qu'une aptitude à la musique, il s'ensuit qu'il éprouvera moins d'émotions à l'égard de la peinture, le Beau pictural ne trouvant pas en lui la résonance suffisante à le faire vivre. L'harmonie des notes se distingue de l'harmonie des couleurs ou des proportions, par exemple. C'est la raison pour laquelle on peut je pense développer une grande assurance dans le domaine de la musique (par exemple) et se sentir beaucoup moins à l'aise dans celui de la peinture.

Pour Bergson, j'essaierai de répondre plus tard, si je peux. Je n'ai pas encore vraiment appréhendé les termes de cette citation.
Bonne nuit.

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Messagepar Louisa » 14 févr. 2009, 23:53

Flumigel a écrit :
louisa a écrit :De même, lorsqu'on écoute Bach (et qu'on a l'oreille un tant soit peu "cultivé"), ne faudrait-il pas dire que l'Admiration ne vient que du fait qu'on ne peut pas comprendre ce qui a causé ses oeuvres?

Si oui, on pourrait y voir une explication kantienne de l'art: l'art n'est pas beau, il est "sublime", et le sublime, c'est précisément ce qui dépasse nos capacités de comprendre.


L'admiration me semble venir au contraire du fait qu'on comprend très bien l'oeuvre, qu'on la ressent avec une grande vérité, et que, la plupart du temps, elle dépasse ce qu'on serait soi-même en mesure d'accomplir (mais non de comprendre). Comment admirer quelque chose qu'on ne comprend pas ? Ne peut-on pas admirer qu'en connaissance de cause ? On admire parce qu'on sait. Ce qu'on ne comprend pas ne suscite aucune admiration, il provoque tout au plus un "étonnement stupide", et la majeure partie du temps la simple indifférence.
N'hésite pas à me dire si j'ai mal compris ta formulation.


on peut certes voir les choses ainsi. Mais ne faudrait-il pas dire que dans ce cas, tu donnes un autre sens au mot "admiration" que celui que Spinoza a décidé de lui donner?

En tout cas, si l'on s'en tient au sens commun des mots, je crois qu'il est tout à fait pertinent de dire qu'on ne peut admirer, en matière d'art, que si l'on a compris. C'est bien ce qu'illustre l'art contemporain. Celui-ci se situe très souvent à un niveau "méta-artistique", au sens où il est un commentaire sur l'histoire de l'art occidental en tant que tel. Du coup, il n'a aucun "sens" aussi longtemps qu'on n'a pas une connaissance minimale de cette histoire. On ne pourra pas comprendre en quoi l'urinoir de Duchamp est l'une des plus grandes oeuvres d'art du XXe siècle, si l'on n'a pas d'abord compris certaines choses essentielles de l'art occidental des siècles précédents. Dès lors, on ne pourra être ému par cette "oeuvre", on ne pourra l'admirer, si l'on n'a pas "compris" le message qu'il véhicule.

Or justement, ici l'admiration en question semble être une "Joie" que l'on ne peut ressentir que si l'on comprend la "cause" de cette oeuvre, si l'on comprend comment elle a pu naître. A mon sens, on a là deux raisons pour ne pas parler d'une admiration au sens spinoziste du terme:
1) il s'agit d'une Joie, alors que l'admiration spinoziste n'est pas un affect
2) on a compris la cause, donc on peut associer l'image de cette oeuvre à de nombreuses autres idées et images.

A partir de ce moment-là, on peut faire deux choses: soit on oublie la définition spinoziste de l'admiration et on continue à lier les idées d'art et d'admiration, soit on intègre la définition spinoziste de l'admiration dans sa façon de concevoir l'art, et alors on est bien obligé de définir l'art autrement que par le concept d'admiration, puisqu'il est indéniable, je crois, qu'une compréhension de la cause est nécessaire pour pouvoir ressentir une Joie lorsqu'on est confronté à une oeuvre d'art (Phiphilo semble contester cela, j'y reviens tout de suite).

Puisqu'on est sur un site consacré à Spinoza, essayons un instant de penser l'art d'un point de vue spinoziste, c'est-à-dire sans faire appel à la notion d'admiration. La question devient alors: en quoi consiste la Joie provoquée chez certains par la contemplation d'une oeuvre d'art?

Hypothèse: il s'agit d'une Joie active, et donc d'une compréhension. Compréhension de quoi? D'une autre manière de percevoir et d'être affecté que celles dont on dispose déjà. D'une autre manière de se connecter au monde extérieur et aux autres gens, et donc d'une autre manière de "s'unir à Dieu ou à la Nature" que ce qu'on connaissait déjà. Ce qui implique que l'art est inévitablement "politique", au sens où il crée une "communauté", au sens où il y a invention d'un nouveau lien grâce à l'oeuvre d'art. On aurait donc une "forme spécifique de communauté", une "forme spécifique de la pratique collective" et donc une autre forme de faire de la politique: l'oeuvre d'art comme "configuration" d'un collectif (les citations sont issues de Politique de la littérature de Jacques Rancière).

Flumigel a écrit :
louisa a écrit :
Or défini ainsi, il me semble qu'il faut dire que d'un point de vue spinoziste, le sublime ne peut pas rendre compte de l'art précisément parce qu'il n'est rien d'autre que de l'Admiration, et donc pas un Affect du tout, là où il est indéniable que l'effet propre de l'art, c'est de nous toucher très profondément. Mais alors comment concevoir l'art d'un point de vue spinoziste?

A priori, Spinoza lui-même ne semble y voir que quelque chose d'agréable, sans plus. N'est-ce pas un peu étonnant ... ?


De mon humble point de vue (car je ne suis ni Spinoza, ni bien sûr un grand penseur), le sublime n'est pas que de l'admiration. C'est aussi un frisson, un frémissement qui parcourt et traverse le corps et produit sur lui ses effets. Il y a comme une réaction physique. Le Beau ou le sublime (quelle est la différence ?) agit pour moi comme un stimulateur. Il se définit par rapport à ce qui existe en moi. Il n'est rien que ça. Il ne me paraît pas avoir de réalité en dehors de l'être vivant. Il révèle ce qui est en moi, le met en résonance, et s'il ne révèle rien, c'est qu'il n'y a rien en moi (ou presque rien). Lorsque l'esprit (auquel sont reliés les sens) est mis en éveil par le Beau qui pénètre en lui, le corps se comporte comme un résonateur : il frissonne, tremble, vibre, amplifie jusqu'à la chair de poule par exemple. L'être vit ainsi pleinement ce qu'il ressent.

En toute honnêteté, je m'interroge sur la pertinence de mes propos. Peut-être ceux-ci ne sont-ils que délire. Comment savoir vraiment ?


à partir du moment où ce que l'on propose est fidèle à ce qu'on ressent, je ne crois pas qu'on peut parler d'un "délire".

Puisque c'est Kant qui a introduit une distinction entre le beau et le sublime: pour simplifier, je dirais que le beau est une question d'harmonie (harmonie de nos "facultés"), tandis que ce qui est sublime ne parvient plus à produire cette harmonie entre nos facultés, mais les dépasse radicalement (produit donc un genre de "stupeur et tremblement", puis une espèce de joie provoquée par le fait de pouvoir se maintenir en face d'un tel spectacle éblouissant). Dans les deux cas, on a une réaction physique, mais je crois qu'on peut dire que d'un point de vue spinoziste, le beau correspond à un sentiment ou une affection simplement agréable, alors que le sublime s'apparante davantage à ce qu'on admire (problème: le sublime est censé nous procurer le sentiment esthétique le plus intense possible, alors que l'admiration pour Spinoza n'est pas un affect).

Est-ce que l'art "révèle ce qui est en moi"? A première vue, je ne vois pas très bien comment cela pourrait être possible. Bien sûr, il y a toujours un sentiment de "reconnaissance" qui se produit lorsqu'on est devant une oeuvre d'art qui nous touche profondément (comme si on avait déjà vaguement perçu le monde ainsi, mais qu'il nous fallait l'oeuvre d'art pour s'en rendre compte, pour en devenir conscient). Mais il me semble néanmoins que la "Joie", la "jubilation" que l'on peut ressentir devant une oeuvre d'art, va plus loin que cela, et est tout de même lié à un aspect de "nouveauté radicale". La nouveauté consisterait-elle dans le fait de ressentir que quelqu'un d'autre a non seulement éprouvé des sentiments semblables aux nôtres, mais a même réussi à les exprimer et communiquer? La nouveauté consisterait-elle dans le fait de pouvoir pour la première fois non seulement avoir conscience de sa propre façon de percevoir certaines choses, mais surtout de pouvoir créer une communauté proprement humaine sur base de cet "affect"?

Dernière hypothèse: il est impossible de restreindre l'expérience artistique au beau. Certes, il est difficile de ne pas trouver "beau" telle ou telle oeuvre de Bach, mais justement, est-ce qu'en même temps l'émotion ne vient pas aussi des multiples "dissonances" que Bach a introduites dans ses oeuvres? Autrement dit, ne faudrait-il pas dire que l'émotion propre à l'art dépasse l'opposition beau-laid, pour aller vers une manière d'affecter et d'être affecté plus profonde ... ?
L.
Modifié en dernier par Louisa le 15 févr. 2009, 00:49, modifié 1 fois.


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