Heidegger et Spinoza

Ce qui touche de façon indissociable à différents domaines de la philosophie spinozienne comme des comparaisons avec d'autres auteurs, ou à des informations d'ordre purement historiques ou biographiques.
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bardamu
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Messagepar bardamu » 28 août 2011, 03:32

Je me suis un rien laissé emporté, la réponse est longue.
philodingue a écrit :Voilà qui est d'abord une interprétation tout à fait erronée de la position de H.

Bien loin d'être le simple abandon d'un possible, l'être de la liberté pour Heidegger ne relève même plus d'un choix ni donc d'une volonté .Le dasein, l'être-le-là ,l'être dans son ouverture , au don de l'être, exprime , pour ainsi dire ,constitutivement l'essence de la liberté .

Il ne s'agissait pas de dire que c'était le simple abandon d'un possible mais que c'était pour Heidegger un élément significatif.

Etre et Temps, §58 : "Le Dasein est en existant son fondement, c’est-à-dire de telle manière qu’il se comprend à partir de possibilités, et, se comprenant ainsi, est l’étant jeté. Or cela implique que, pouvant être, il se tient à chaque fois dans l’une ou l’autre possibilité, que constamment il n’est pas une autre, et qu’il a renoncé à elle dans le projet existentiel (...) La nullité visée appartient à l’être-libre du Dasein pour ses possibilités existentielles. Seulement, la liberté n’est que dans le choix de l’une, autrement dit dans l’assomption du n’avoir-pas-choisi et du ne-pas-non-plus-pouvoir-avoir-choisi l’autre.."

Plus globalement, Heidegger me semble insister sur tous les aspects négatifs liées à la condition d'être fini alors que Spinoza reste dans le positif. Par exemple, H dit "l'être du Dasein est le souci" ce qui me fait automatiquement penser au conatus, à l'essence actuelle de l'homme comme désir, mais il y a tout autour une réflexion sur l'être-en-dette (ou l'être-en-faute, selon les traductions de Schuldigsein) qui me semble totalement étrangère à Spinoza.
philodingue a écrit :Spinoza pense en effet trop court, si la " liberté consiste à produire son chemin , à exprimer sa puissance d'être , à être un chemin "comme tu le dis . On reste alors tout de même ici à mon sens, dans le subjectivisme .

Je n'ai pas saisi où serait le subjectivisme.
Le lit d'une rivière fait que cette eau-là est rivière, et cette eau-là creuse son lit. La rivière se fait. Ca ne me semble pas très subjectiviste. C'est plutôt une logique de l'auto-création, de l'auto-formation immanente.
philodingue a écrit : Si l'idée de liberté peut avoir un sens c'est seulement dans "l'a-propriation" (lajointement) du dasein à la vérité de l'être par le langage , la poésie mais aussi bien la science et la technologie ou encore l'artisanat ou le bricolage .On retrouve en quelque sorte ici l'intuition des grands théologiens comme quoi si la Vérité est Une, la liberté en acte ne peut consister qu'à s'y conformer.

La liberté est dans le souci de se conformer au réel ? C'est ça ?
Comment se détermine la vérité de l'être ?
J'ai du mal avec le langage d'Heidegger...
philodingue a écrit :En outre, si l'on en reste à une définition de la liberté comme puissance , même créatrice, Spinoza n'échappe pas non plus à la vision traditionnelle de la liberté en tant que choix , choix de chemin ou choix de vie , car arguer de l'infinité des choix ne suffit pas pour y échapper

Choix dans quel sens ?
Le choix de la rivière est de creuser son lit, c'est-à-dire que c'est l'effet de sa détermination, de sa puissance propre. C'est un destin implacable du point de vue de la chaîne causale mais c'est aussi sa liberté à elle, sa manière d'exprimer l'existence, comme nul autre.
C'est comme cela qu'on fait sa vie, avec pour l'humain toutes les complexités inhérentes à notre puissance d'imagination (les possibles, les projets, les fantasmes etc.).
Pas sûr que ce soit vraiment ce qu'on entende communément par "choix".
philodingue a écrit :Car même non intégrale dans un "bidule", "non integrale ,Dieu lui même ne peut pas faire que la totalité de l'étant y compris lui-même, ne s'organise en un système pensable ..

Chez Spinoza, "Dieu lui-même" pense la totalité des étants, ou dans un langage plus adéquat à Spinoza : la pensée est de même puissance que l'agir mais il n'y a pas plus de clôture de la pensée qu'il n'y en a de l'agir.
Il serait contradictoire de dire à la fois que Dieu est puissance infinie et qu'on peut en former une idée close : le pensé se déploie en même temps que les choses, à l'infini.
Pour reprendre Kant, Dieu en tant qu'être n'est pas objet de connaissance (ce que j'exprimais par "non-intégrable") il n'en reste pas moins qu'il est connu de tous quand on le définit comme ce qui a l'existence pour essence. L'existence existe...
Ensuite, un entendement fini peut intégrer ce qu'il enveloppe lui-même, un esprit humain peut intégrer sa réalité, c'est-à-dire qu'il peut développer une idée partielle de la constitution de Dieu en tant qu'il est lui-même un constituant, qu'il est en Dieu. Peut-être qu'une différence essentielle entre Spinoza et Heidegger est dans le rapport être-étant : la distinction être/étant ressemble à la distinction nature naturante/nature naturée de Spinoza, sauf que chez lui le naturant est dans le naturé, l'être est dans l'étant, l'existence est dans les existants. L'étant est de l'être conditionné et l'être inconditionné est infinités de conditions : l'être est être-pensé, être-étendu, être-X etc., à l'infini, c'est-à-dire que l'autre-du-conditionné n'est pas le Néant mais l'infinité de conditions qui n'est pas une condition, qui n'est pas sous condition puisqu'il les a toutes. Même principe d'ouverture que dans la problématique de l'ensemble de tous les ensembles se contenant eux-mêmes.
philodingue a écrit : Ce Dieu n'est enfin, pas véritablement LIBRE, pour être libre, il faut pouvoir MOURIR, et cela seul , l'homme, le dasein le peut.

Exister n'est pas seulement être projeté dans un monde mais bien être accompagné à tout instant d'une possibilté insigne, celle de la possibilité de l'impossibilité du vivre dans laquelle le dasein conscient expérimente l'essence de sa liberté par la dévalorisation brutale de tout étant renvoyé au néant par sa mort .
Le Dasein y gagne la liberté mais aussi l'angoisse . Une précision s'impose l'homme n'est pas libre parce qu'il va mourir un jour, dans un futur incertain qui l'inciterait à la manière de Pascal à relativiser le monde et ses attraits mais il est constitutivement , ontologiquement libre parce qu'il vit son néant possible en même temps que tous les autres possibles.
Ce n'est pas pour rien que les anciens grecs appelaient les hommes "les mortels"

En fait, pour ce que j'en comprends (cf "Qu'est-ce que la métaphysique ?"), Heidegger met le néant comme appartenant à l'essence de l'Etre, comme ce qui nous fait sortir des étants, nous met face à l'étrangeté de l'étant-même, nous met finalement face à l'Etre. L'angoisse, la mort, autant d'occasions de transcender les étants vers l'Etre. Et quelque part, Spinoza fait de même en disant que Dieu (Etre) est constitué d'une infinité d'attributs, que l'infini absolu est constitué de non-absolus, d'infinis en leur genre mais dans une autre optique.

H conclut "Qu'est-ce que la métaphysique ?" par :
Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ? a écrit :La philosophie - ce que nous appelons ainsi - n'est que la mise en marche de la métaphysique par laquelle elle accède à soi-même et à ses tâches explicites. Et la philosophie ne se met en marche que par une insertion spécifique de mon existance propre dans les possibilités du dasein en son ensemble. Pour cette insertion, voici qui est décisif : d'abord, donner accès à l'étant dans son ensemble ; ensuite, lâcher prise soi-même dans le Néant, c'est-à-dire s'affranchir des idoles que chacun possède et près desquelles chacun cherche ordinairement à se dérober ; enfin, laisser cours aux oscillations de cet état de suspens afin qu'elles nous ramènent sans cesse à la question fondamentale de la métaphysique, celle qui extorque le Néant lui-même : pourquoi, somme toute, y'a-t-il de l'étant plutôt que Rien ?


Traduction en spinozien : d'abord donner accès à une idée de Dieu par les notions communes unifiant l'étant en attributs, ensuite lâcher prise dans la conscience de l'existence pure qu'on a en soi (sentir l'éternel) et enfin saisir d'un coup la réponse à la question fondamentale de la métaphysique : il n'y a d'être qu'en étant, les attributs sont manières d'être et l'être est "manièreté", ce bruit qui n'est pas musique est fait de toutes les musiques, ce blanc qui n'est pas couleur est fait de toutes les couleurs, le chaos est fait d'une infinité de cosmos (chaosmos comme dirait Deleuze).

Le contact à l'être est bien mieux exprimé par l'éblouissement que par l'angoisse, les affects sont tout différents.
E4p57 : "La chose du monde a laquelle un homme libre pense le moins, c'est la mort, et sa sagesse n'est point la méditation de la mort, mais de la vie."
E5p36 scolie : "Et "Ceci nous fait clairement comprendre en quoi consistent notre salut, notre béatitude, en d'autres termes notre liberté, savoir, dans un amour constant et éternel pour Dieu, ou si l'on veut, dans l'amour de Dieu pour nous. (...) Que l'on rapporte en effet cet amour, soit à Dieu, soit à l'âme, c'est toujours cette paix intérieure qui ne se distingue véritablement pas de la gloire. Si vous le rapportez à Dieu, cet amour est en lui une joie (qu'on me permette de me servir encore de ce mot) accompagnée de l'idée de lui-même ; et si vous le rapportez à l'âme, c'est encore la même chose.
De plus, l'essence de notre âme consistant tout entière dans la connaissance, et Dieu étant le principe de notre connaissance et son fondement, nous devons comprendre très clairement de quelle façon et par quelle raison l'essence et l'existence de notre âme résultent de la nature divine et en dépendent continuellement ; et j'ai pensé qu'il était à propos de faire ici cette remarque, afin de montrer par cet exemple combien la connaissance des choses particulières, que j'ai appelée intuitive ou du troisième genre est préférable et supérieure à la connaissance des choses universelles que j'ai appeler du second genre
".

Tout étant est plutôt valorisé en ce qu'il exprime d'être. Notre "néant possible" signifie l'infinité de ce qui est autre, l'infini différenciation, on le vit effectivement comme "tous les autres possibles" mais pas sur le mode d'un affect négatif. Le pur sentiment d'existence se relie à l'idée de pure existence et c'est avec joie qu'on la voit à l'oeuvre partout, dans son infini diversité.
.
philodingue a écrit :Heidegger à l'inverse de Spinoza ne pose pas d'absolu même pas avec son obsession de l'être qui échappe par bien de ses figures à toute conceptualisation .

Je ne sais plus où, un texte sur Heidegger disait que "Etre et Temps" invoquait un retour à l'Etre mais que finalement, par la suite, il n'était plus tellement question de l'Etre. Heidegger a-t-il finalement trouvé l'Etre ?
philodingue a écrit :Il n'est pas en recherche d'une morale de vie , d'un chemin vers une "béatitude" ou de vérités éternelles mais dans la suite et l'approfondissement de la phénoménologie husserlienne la vérité des choses en tant que librement elles se donnent à l'être que nous sommes

N'est-ce pas lui qui à la fin de sa vie disait "seul un Dieu peut encore nous sauver" ?
Quel était le sens de cette recherche d'une "vérité des choses" pour lui ? Un souci du salut des hommes ? Une pulsion irrépressible ? Un boulot comme un autre ?

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Messagepar philodingue » 28 août 2011, 17:45

A Bardamu

Au sujet de l'essence de la liberté humaine :

tu fais référence au §58 d'E et T" ,paragraphe important, dense et extrêmement difficile qui ouvre le champ à de multiples malentendus . Dans ce § , il est question simulténément, de"l'entendre, de l'être jeté, de l'interpellation , de l'être en faute " notions qui doivent toutes être sollicitées simultanément si l'on veut avoir quelques chances de comprendre la thèse d'H sur la liberté humaine .Cela n'a aucun sens de prélever une seule phrase d'ailleurs très mal traduite .Essayons de résumer les étapes d'un raisonnement possible :


1 /Le dasein dans sa contingence et sa facticité est toujours déjà engagé dans l'une ou l'autre de ses possibilités existentielles qu'il l'ait voulu ou non.Il n'y a jamais de "Dasein " pur , étranger ou sans monde qui aurait à exercer différentes possibilités existentielles à partir de rien .

2/Etre-jeté le Dasein , préoccupé ou étourdi dans le monde est toujours aussi un être interpellé ( conscience morale) , convoqué, mis en cause à
assumer son pouvoir être le plus propre .

3/C'est de cet écart factuel toujours involontaire entre sa situation existentielle concrète et sa possibilité la plus propre à laquelle le dasein est convoqué ( par lui-même) que prennent source le souci et l'angoisse .

4/La possibilié toujours présente de sa mort qui existentialement a comme signification , une autre possibilité majeure , celle de l'impossibilité d'être , en délivrant le Dasein de toute adhérence à l'étant quel qu'il soit, fonde sa liberté qui est toujours une liberté d'être ce que l'on a à être en propre en vue et en direction de ce propre en toute conscience.

5/ l'essence de la liberté humaine n'est donc pas de nature existentielle mais de nature ontologique ou existentiale selon la terminologie heidegerienne . Pas de choix héroïque entre des possibles et même pas de choix entre des pouvoirs être ou des puissances d'être mais la résolution de faire ce que l'on a à faire , au plus prés de la vérité de son être.

Tu vois donc que la liberté n'est donc pas de se conformer au réel Elle est notre essence , elle est CE en vertu de quoi nous avons la possibilité d'être digne de nous même , qui ne nous est jamais totalement enlevée .

Comment se détermine la vérité de l'être ?

J'ai du mal avec le langage d'Heidegger...


le langage d'H n'est pas étrange, il est un retour au sens originel .La vérité dont il est question ici doit être entendue au sens de l'Alétéhia grecque , non dans la conformité du pensable à la chose mais dans la conformité de la chose telle qu'elle se donne à ce qu'elle est en soi . Nous percevons tous ce qu'est l'Etre en tant que ce qui est ou ce qui fait que l'étant en totalité est , H parle d'étantité .
La vérité de l'Etre n'est plus la question de l'Etre comme Etant ni même de son fondement mais la réponse à la question du sens de l'être de l'étant. On voit que la métaphysique apporte avec le concept de substance une réponse qui est historialement encadrée et qu'à l'intérieur de la métaphysique, à sa fin, la volonté de puissance est une étape ultime.

Ce que l'on constate c'est que Spinoza comme Descartes assume ce choix de la métaphysique en ne remettant pas en cause l'assimilation de l'Etre à la substance ,en conséquence pour heidegger l'historialité de cette détermination de l'Etre ,qu'il met à jour, lui échappe.

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Messagepar AUgustindercrois » 24 nov. 2012, 00:13

http://www.vrin.fr/html/main.htm?action ... 2711616606

Une très bonne quatrième de couv, l'inétrieur est bien aussi.

Ce pauvre Heidegger était très jaloux de Spinoza par stupide antisémitisme.

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Messagepar recherche » 24 nov. 2012, 18:08

Merci beaucoup ! :)

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Messagepar hokousai » 24 nov. 2012, 19:54

Je n'ai pas lu Vaysse ( seulement parcouru ) certainement très qualifié sur la question. Je n'aime pas H, pas du tout, donc je n'ai donc pas été tenté de lire un comparatif. N ' aimant pas non plus Hegel je n'ai pas été tenté par le Macherey ( Hegel ou Spinoza ).
Ce que dit Augustin ne doit pas être bien éloigné de la vérité.


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