Je ne sais si Bouvard et Pécuchet connaissent la réponse à tes questions, mais au moins ils la cherchent (contrairement à ce qu'on pense, ils ne sont pas bêtes du tout...).
Gustave a écrit :Bouvard doutait des causes.
« De ce qu'un phénomène succède à un phénomène on conclut qu'il en dérive. Prouvez-le !
— Mais le spectacle de l'univers dénote une intention, un plan !
— Pourquoi ? Le mal est organisé aussi parfaitement que le Bien. Le ver qui pousse dans la tête du mouton et le fait mourir équivaut comme anatomie au mouton lui-même. Les monstruosités surpassent les fonctions normales. Le corps humain pouvait être mieux bâti. Les trois quarts du globe sont stériles. La Lune, ce lampadaire, ne se montre pas toujours ! Crois-tu l'Océan destiné aux navires, et le bois des arbres au chauffage de nos maisons ? »
Pécuchet répondit :
« Cependant, l'estomac est fait pour digérer, la jambe pour marcher, l'oeil pour voir, bien qu'on ait des dyspepsies, des fractures et des cataractes. Pas d'arrangement sans but ! Les effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc, il y a des causes finales. »
Bouvard imagina que Spinoza peut-être, lui fournirait des arguments, et il écrivit à Dumouchel, pour avoir la traduction de Saisset.
Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur Varlot, exilé au Deux décembre.
L'Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d'un coup de crayon, et comprirent ceci :
La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu.
Il est seul l'Étendue – et l'Étendue n'a pas de bornes. Avec quoi la borner ?
Mais bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu ; car elle ne contient qu'un genre de perfection ; et l'Absolu les contient tous.
Souvent ils s'arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard était rouge d'attention.
« Est-ce que cela t'amuse ?
— Oui ! sans doute ! va toujours ! »
Dieu se développe en une infinité d'attributs, qui expriment chacun à sa manière, l'infinité de son être. Nous n'en connaissons que deux : l’Etendue et la Pensée.
De la Pensée et de l'Étendue, découlent des modes innombrables, lesquels en contiennent d'autres.
Celui qui embrasserait, à la fois, toute l'Étendue et toute la Pensée n'y verrait aucune contingence, rien d'accidentel — mais une suite géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.
« Ah ! ce serait beau ! » dit Pécuchet.
Donc, il n'y a pas de liberté chez l'homme, ni chez Dieu.
« Tu l'entends ! » s'écria Bouvard.
Si Dieu avait une volonté, un but, s'il agissait pour une cause, c'est qu'il aurait un besoin, c'est qu'il manquerait d'une perfection. Il ne serait pas Dieu.
Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'ensemble des choses – et l'univers impénétrable à notre connaissance, une portion d'une infinité d'univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L'Étendue enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est enveloppée dans sa substance.
Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d'une course sans fin, vers un abîme sans fond, – et sans rien autour d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'Éternel. C'était trop fort. Ils y renoncèrent.
Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de philosophie, à l'usage des classes, par Monsieur Guesnier.
Porte-toi bien