Phiphilo a écrit :louisa a écrit :Vous basez votre développement sur une conception de la pensée inspirée de Hegel et de Ricoeur, là où moi-même je privilégerais plutôt celle de Spinoza, ce qui à mon sens devrait me permettre d'obtenir les arguments susceptibles de défendre la thèse inverse (telle que j'ai déjà commencé à l'esquisser dans le fil de discussion consacrée à la modération, où cette discussion a pris son origine)
Si l'on veut comprendre en quoi consiste la spécificité de l'échange verbal sur un forum de discussion philosophique, il faut se donner un outil conceptuel qui permette de conclure si la manière dont on "pense" sur ce forum est une manière "philosophique" de penser ou non.
certainement. Et comme vous le suggérez déjà ci-dessous: en fonction du concept de la pensée que l'on va privilégier, la réponse à la question de savoir si sur un forum électronique l'on peut penser philosophiquement ou non sera elle aussi différente. On pourrait par exemple opter pour la définition deleuzienne de la pensée philosophique: philosopher c'est créer des concepts. On sait que chez lui il n'y a pas de création de concept sans création de problème. Pour pouvoir créer un concept à deux, il faut donc également s'intéresser à la création d'un seul et même problème. A mon sens, la chance de rencontrer quelqu'un sur internet qui partage ce même intérêt est aussi petite que dans la vie "réelle". Du coup, il faut en conclure que la chance est petite de pouvoir penser philosophiquement sur internet (mais pas moins petite que lors de rencontres non virtuelles).
Ce que pour l'instant je me demande, c'est donc ceci: pourquoi choisir un concept "hégeliano-ricoeurdienne" de la pensée pour répondre à cette question? Pourquoi ce concept, plutôt qu'un autre? Quel est selon vous l'avantage de ce choix? Autrement dit, pourquoi choisir précisément cet outil-là?
Phiphilo a écrit :Or, vous conviendrez avec moi que les propositions spinoziennes selon lesquelles "cogitatio attributum Dei est, sive Deus res cogitans est"(Ethique, II, 1), "per ideam intelligo mentis conceptum quem mens format, propterea quod res est cogitans" (Ethique, II, def.3), et "homo cogitat"(Ethique, II, ax.2), ne nous sont pas d'une grande utilité. Sinon pour conclure trivialement que, dans la mesure où l'intellect humain participe de la Pensée comme attribut de la substance divine, et dans la mesure où l'homme, en tant qu'on le considère sous cet attribut, manifeste nécessairement des pensées singulières comme modes finis dudit attribut, tous les délires, tous les borborygmes, toutes les éructations, toutes les logomachies, tous les bavardages, etc. qui polluent ce site sont donc des pensées ! Auquel cas, comme vous le dites, vous possédez a priori l'argument indifférentiste imparable ("tout se vaut") pour défendre la thèse inverse de la mienne. Sauf que, dans ce cas, vous ne démontreriez rien, car vous procéderiez par pétition de principe.
oui, tout à fait d'accord. D'ailleurs, j'étais jusqu'à présent dans l'idée que chez Spinoza "penser" signifie en général "avoir une idée vraie" (ce qui irait à l'encontre de ce que vous venez d'écrire ici), mais voici que je viens de découvrir qu'il utilise très clairement la notion de la
cogitatio aussi dans le sens d'une idée appartenant au premier genre de connaissance (voir notamment E2P18 scolie). Donc en effet, si l'on ne veut pas appeler "philosopher" tout et n'importe quoi, on ne peut pas identifier ce que Spinoza appelle "penser" à ce qu'on veut faire lorsqu'on fait un usage très particulier de la pensée, celui nécessaire pour obtenir une pensée proprement philosophique.
Si donc je préfère me baser sur le spinozisme pour répondre à la question "peut-on penser philosophiquement sur un forum électronique?", je ne peux pas identifier philosophie et pensée. Or, il me semble que vous-même faites quelque part la distinction entre les deux, non? Si oui: il faudrait donc développer le rapport entre philosophie et pensée au sens spinozien du terme pour pouvoir donner une répose proprement spinozienne à la question. A mes yeux, c'est ce que Bardamu a commencé d'entreprendre dans ses messages ci-dessus, mais puisque cela signifie explorer une autre voie de penser (une autre "méthode"), je la laisse pour l'instant de côté. Poursuivons plutôt avec ce que vous proposez vous-même.
Phiphilo a écrit :Par la suite, je n'ai pas d'objection à vous faire jusqu'au passage suivant :
Louisa a écrit :
1. Disons que je ne vois pas en quoi le fait de communiquer ses propos par l'écriture briserait d'office l'identité subjective du locuteur.
Je ne dis pas du tout que "le fait de communiquer ses propos par l'écriture briserait d'office l'identité subjective du locuteur" mais que c'est l'Internet, et non pas l'écriture en général, qui y incite sans toutefois "la briser d'office".
ok, merci de cette précision.
Phiphilo a écrit :L'Internet encourage la perte d'identité. Faisons appel à Pascal pour illustrer le problème :
Pascal a écrit :Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. [...] Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un sans l'autre, et d'échanger souvent l’un pour l'autre ! (Pascal, Pensées, B147)
Développons. Un certain nombre de vicissitudes sociétales qui ne datent pas d'hier (bien, que, manifestement, la bien-nommée "dépression" économique les exacerbe) rendent le lien social problématique. Plus précisément, elles tendent à produire ce que Hannah Arendt appelle de la loneliness (que Ricoeur traduit par "désolation"), et qui exprime le fait paradoxal que nous nous sentons seuls, abandonnés, désemparés au milieu de la foule de nos semblables. Quoi de plus naturel alors, nous dit Pascal de nous réfugier dans le "divertissement" qui a pour fonction de substituer à l'absence de lien social satisfaisant que le Moi réel ne peut pas ou ne peut plus établir un lien social fantasmé sur la base d'un Moi imaginaire et flatteur. Or, le grand problème que pose l'imagination, et là Spinoza nous est du plus grand secours, n'est pas, en soi, le recours à l'imagination (en l'occurrence d'un Moi idéal différent du Moi réel), mais plutôt le fait que nous adhérions pleinement à l'existence de ce que nous imaginons :
Citation:
Mentis imaginationes in se spectatas, nihil erroris continere, sive Mentem ex eo, quòd imaginatur, non errare ; sed tantùm, quatenus consideratur, carere ideâ, quae existentiam illarum rerum, quas sibi praesentes imaginatur, secludat.(Spinoza, Ethique, II, 17, schol.)
Bref, si Pascal ou Spinoza nous étaient contemporains, ils prendraient acte de ce que l'évolution de nos conditions matérielles d'existence poussent le plus grand nombre à se forger, à peu de frais, un Moi imaginaire par media techniques interposés, à commencer par l'Internet. Ils constateraient même, l'un et l'autre quoique en des termes un peu différents, qu'il y a nécessité à le faire. Toutefois, l'un et l'autre seraient catégoriques pour admettre que ce phénomène, pour nécessaire qu'il soit, constitue un obstacle insurmontable s'il s'agit d'accéder à la pensée vraie. Or, si la philosophie à quoi que ce soit à voir avec la pensée vraie, il faut alors en déduire que l'imagination d'un Moi idéal est, en particulier, catastrophique lorsqu'il s'agit de philosopher.
ok, disons déjà que cette thèse est incontestablement intéressante et originale. Pourtant, de prime abord il me semble que le statut octroyé à l'imagination par Pascal d'une part, et par Spinoza d'autre part, est radicalement différent, et cela malgré quelques convergences ponctuelles.
D'abord, je ne vois pas comment intégrer la notion d'un "Moi idéal" dans le spinozisme. Chez Spinoza, ou bien on a une idée vraie donc une connaissance vraie de soi-même, ou bien on est dans l'ignorance de tel ou tel aspect de soi-même. Nulle part il ne mentionne l'idée d'un "Moi idéal". Bien sûr, on pourrait se dire que Spinoza montre tout de même que "
Mens, quantum potest, ea imaginari conatur, quae Corporis agendi potentiam augent, vel juvant" ("l'Esprit, autant qu'il peut, s'efforce d'imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d'agir du Corps", E3P12), et en déduire que donc l'Esprit a une tendance "innée" à la construction d'un Moi idéal. Or ce n'est pas ce que Spinoza dit. Ce qu'il dit, c'est que ce que l'Esprit imagine augmente
réellement la puissance d'agir du Corps. Il se peut que cette augmentation est peu durable, et c'est alors en cela que réside sa faiblesse. N'empêche que c'est bien d'une augmentation et donc d'une Joie qu'il s'agit, ne fût-ce une Joie passive (mais rien n'exclut la possibilité d'une Joie active, puisque justement, comme il le rappelera dans l'E5P7, même dans ce cas il faut que l'idée en question soit "présente à l'Esprit" c'est-à-dire "imaginée" ...). Ce qui montre déjà que chez Spinoza, contrairement à ce qui est le cas chez Pascal, on ne peut pas dire que l'imagination soit un "obstacle" à la vérité.
Vous répondez à cela, à raison, que ce n'est pas l'imagination en tant que telle qui est fausse, ni pour Spinoza ni pour Pascal, mais le fait qu'on adhère aux idées imaginées. Or il me semble que chez Pascal, on s'arrête là, ce qui permet de ranger néanmoins l'imagination parmi les "vices" de notre nature. Si le roi, selon lui, a une réelle puissance, ceux qui se trouvent plus bas dans la hiérarchie sociale ne l'ont pas vraiment, et tirent leur puissance uniquement de l'association imaginaire que produit chez les "sujets" l'ensemble de leurs ornements etc. Le chancelier, le juge, le médecin et ainsi de suite n'ont donc pour Pascal qu'une puissance tout à fait imaginaire
et donc fausse (voir
Pensées S59-L 25, L87).
Chez Spinoza en revanche, l'imagination est également constitutive de l'ordre social, mais c'est précisément pour cette raison même qu'elle est chez lui valorisée et appréciée, qu'on ne retombe pas dans le manichéîsme pascalien. Comme le dit Henri Laux, l'un des experts de l'imagination spinozienne, dans son article
L'imagination chez Spinoza (repris dans
Pascal et Spinoza. Pensées du contraste: de la géométrie du hasard à la nécessité de la liberté, dir. L. Bove, G. Bras, E. Méchoulan, collection "Caute!" des Editions Amsterdam, Paris 2007):
Henri Laux a écrit :Chez Pascal (...). Comme chez Spinoza l'imagination imprime un ordre dans les corps et les esprits. Pour le meilleur aussi chez Spinoza, puisqu'on peut travailler à imprimer dans la mémoire des principes de vie droite de manière à en être suffisamment affecté à toute occasion. Pour le pire davantage chez Pascal où l'impression est dite dans le même fragment : "ancienne", "fausse", "mauvaise"; elle abuse, elle usurpe, elle trompe. (...) L'association [des images, louisa] est constitutive d'une conduite sociale. (...) chez Pascal et Spinoza il y a bel et bien le projet de détruire des illusions. (...) Les causes de l'erreur doivent être identifiées, et le premier genre de connaissance est le lieu potentiel de l'erreur ou au moins d'un savoir partiel. Mais les modalités et les finalités de l'analyse ne sont pas les même. (...) [Pascal:]"L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce." A travers la puissance de l'imagination, c'est l'impuissance de l'homme réduit à lui-même qu'il faut montrer; en l'obligeant à considérer la vanité de toutes choses, c'est sur sa misère qu'on le conduit à méditer pour le tourner vers la recherche de Dieu et de son salut. (...) La différence avec Spinoza est évidemment radicale sur ce point (...). L'imagination n'indique pas un vice de la nature mais une dimension de la puissance avec laquelle il faut compter en tout connaissance de cause; elle s'inscrit dans une ontologie de la puissance (...). Pascal et Spinoza se rencontrent dans l'expérience de la force de l'imagination, mais ne sont jamais aussi éloignés que sur ce point où ils paraissent se rencontrer.
à mon sens l'argumentation de M. Laux tient tout à fait la route. A l'instar de Filipo Mignini et plus récemment Lorenzo Vinciguerra, il met l'accent sur l'aspect foncièrement constructif et donc positif de l'imagination chez Spinoza. C'est ce qui fait qu'à mes yeux on ne peut pas passer sans problème d'une imagination spinozienne à une imagination de type pascalienne. Au contraire même, je crois que de nouveau, il y a moyen de construire un concept de la pensée philosophique proprement spinozien qui ne le rend pas impossible de philosopher sur un forum électronique. Or ce n'est pas la thèse que vous proposez, donc encore une fois, je ne vais pas me lancer dans un tel développement pour l'instant. Je voulais juste signaler que si ce que vous dites ci-dessus me semble effectivement être tout à fait concevable d'un point de vue pascalien, cela devient déjà beaucoup plus problématique d'un point de vue spinozien.
Or j'ai bien envie d'essayer de prolonger un instant votre approche pascalienne, ne fût-ce parce que je suis assez sensible à ce qui me semble être votre intuition "fondamentale", dans la thèse que vous défendez: que certaines personnes sur un forum comme celui-ci puissent se permettre d'écrire des choses totalement fausses, sans qu'elles ne doivent rendre des comptes à qui que ce soit, et cela notamment grâce à l'anonymat. Je crois qu'il y a là, dans cette idée, quelque chose à explorer/développer. Est-ce que faire un détour en passant par Pascal permet le mieux de saisir de quoi il s'agit? Je n'en suis pas certaine. Mais vous allez peut-être pouvoir me convaincre ... .
Phiphilo a écrit :L'écriture encourage la perte d'identité. Revenons à la mise en garde de Platon :
Platon a écrit :
Socrate - C’est que l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les oeuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir.
Phèdre - Tu dis encore ici les choses les plus justes.
Socrate - Courage donc, et occupons-nous d’une autre espèce de discours, frère germain de celui dont nous avons parlé ; voyons comment il naît, et de combien il surpasse en excellence et en efficacité le discours écrit. Phèdre - Quel est donc ce discours et comment racontes-tu qu’il naît?
Socrate - C’est le discours qui s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie ; capable de se défendre lui-même, il sait parler et se taire devant qui il convient.
Phèdre - Tu veux parler du discours de l’homme qui sait, de ce discours vivant et animé, dont le discours écrit, à justement parler, n’est que l’image ? (Platon, Phèdre, 275e-276b)
Que reproche Platon au discours écrit ? Premièrement, de donner, tout comme une peinture, l'illusion de la vie. La comparaison avec la peinture (en grec zôgraphia, littéralement, "représentation de la vie") n'est guère élogieuse : on sait en quelle piètre estime Platon la tenait. Je n'y reviens pas. Aussi craint-il, par analogie, que l'écriture (graphia) soit au discours (logos) ce que la peinture (zôgraphia) est à la vie (zôè), à savoir un ersatz, une sorte de rutabaga qui, certes, satisfasse les besoins d'une population indigente en période de disette, mais surtout, qui s'incruste, qui s'éternise dans la vie quotidienne au point d'apparaître pour ce qu'elle n'est pas, à savoir le nec plus ultra. D'où, deuxième reproche que Platon adresse à l'écriture : étant un discours mort et non pas un discours vivant, l'écriture ne peut pas se défendre. Se défendre contre quoi ? Contre la doxa, l'opinion, le sommeil de la raison. Car, comme Platon est le premier à le pressentir (23 siècles avant Hegel !), la vérité n'est jamais terminée, elle est toujours en devenir. C'est un processus infini. Donc, le plus grand ennemi de l'amour de la vérité hè philosophia, en grec), comme de tout amour d'ailleurs, c'est la routine, c'est l'assoupissement, c'est le sentiment d'en avoir fini avec la découverte de ce continent inexploré. A contrario,
Citation:
la dialectique est la seule méthode qui, rejetant les suppositions, s’élève jusqu’au principe même pour établir solidement ses conclusions. (Platon, République, VII, 533d)
On ne le répètera jamais assez : on ne peut faire de la philosophie que par et dans une dialectique permanente. C'est pourquoi, je préfère le terme de "dialectique", à connotation conflictuelle, à celui de "dialogue", trop consensuel, trop politically correct.
en effet, il vaut mieux parler de dialectique que de dialogue, mais peut-être précisément parce que la dialectique est bel et bien une "méthode de penser", alors que le dialogue ne réfère qu'au discours parlé. Et comme l'a entre-temps montré Monique Dixsaut (dans
Le naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon):
Dixsaut a écrit :
Le second malentendu consiste à interpréter la dernière partie du Phèdre à partir d'une différence empirique entre parole et écriture. Or, censé instruire "le procès de l'écriture" et procéder à son "exclusion" ou du moins à son "abaissement" au profit de la parole vive, Socrate commente par annuler cette différence. Parole et écriture relèvent d'un même art des discours. De ce point de vue - comment bien écrire et parler - l'opposition entre l'oral, le phonétique, et la trace écrite par la main, visible et non plus audible, n'a aucune pertinence, et un écrit (suggramma) "ce n'est rien d'autre qu'un discours composé par écrit" (logos suggegrammenos, 258a). La seule distinction valable est celle existant entre les discours de ceux qui se soucient de vérité et disposent du savoir de ce dont ils parlent, et de ceux qui, estimant ce savoir inutile ou impossible, ne se soucient que de vraisemblance et de persuasion. Loin donc de mettre en place une distinction entre écrire et parler aboutissant à valoriser une activité au détriment de l'autre, Socrate d'emblée la récuse, et cela pour deux raisons. (...) L'usage dialectique ou non dialectique du logos est le principe d'une division véritable (...). Seul peut être blamable un certain usage du logos (...).
On pourrait donc se dire que ce n'est pas nécessairement l'écriture en tant que telle qui entrave la pensée, c'est plutôt l'usage qu'on en fait.
Dixsaut a écrit :Mais le propre de l'écrit est que le déroulement du logos y est régulier, rapide, et semble appeler une lecture continue et brève, délimitée dans le temps; la temporalité propre à la pensée disparaît, et n'est restaurée que si celui qui lit prend le temps de la réflexion.
C'est pourquoi il me semble que vous touchez éventuellement à quelque chose de très important: le fait que, comme le dit Dixsaut, "l'écriture induit une illusion d'immortalité en faisant croire qu'est immortel le passé indéfiniment conservé, alors que l'immortalité véritable est engendrement et création d'avenir". Cette création d'avenir, propre au philosophe, n'est possible que lorsqu'on
"accepte de se placer dans l'hypothèse d'une réfutation possible (laquelle peut s'opérer, et s'opère d'ailleurs constamment dans les Dialogues, "par écrit")".
C'est là que j'ai l'impression que se trouve le véritable problème: ni l'écrit, ni un forum de discussion, ni même une discussion "réelle" (un dialogue non virtuel) ne peut obliger à fonctionner sur base de l'hypothèse proprement philosophique, qui est de présumer de manière inconditionnée la réfutation possible de
tout ce qu'on pense (et donc dit ou écrit). Or cette hypothèse est au fondement même de la dialectique, au sens platonicien du terme, et donc la
conditio sine qua non de tout philosopher.
Ce que Spinoza a à dire à ce sujet n'est pas entièrement différent: pour lui le langage en tant que tel, qu'il soit écrit ou parlé, fait entièrement partie de l'imagination. Ce qu'un tel va associer à tel ou tel mot sera d'office différent de ce qu'un autre y associe. Réussir à comprendre
l'idée communiquée par telle ou telle parole ou tel ou tel mot écrit, demande une attitude tout à fait particulière de l'auditeur ou du lecteur, attitude qu'aucun discours, écrit ou dit, ne peut imposer. C'est cela le problème dénoncé dans le
Phèdre, et c'est donc cela aussi le problème que rencontre tout forum qui se veut philosophique, qu'il soit électronique/virtuel ou non, il me semble. Mais vous ne serez peut-être pas d'accord avec l'interprétation de Dixsaut?
Phiphilo a écrit :Voilà pourquoi je confirme ce que j'écrivais supra
PhiPhilo a écrit :
C'est la raison pour laquelle les philosophes de l'antiquité grecque (Platon, mais surtout Socrate) se méfiaient beaucoup de la philosophie écrite qui, selon eux, avaient le tort de mutiler le discours en ce que, d'une part, elle le soustrait au dialogue, au mouvement dialectique d'universalisation donc de purification du logos, et d'autre part en ce qu'elle se désincarne, défaisant la synthèse du subjectif et de l'objectif en ne laissant subsister que celui-ci au détriment de celle-là. Bref, les Grecs ont été les premiers à poser comme une règle intangible l'exigence dialogique de la pensée philosophique et ils ont été les premiers à pressentir le danger qu'il y aurait (qu'il y aura) à dissocier la pensée du Moi qui pense.
je crois donc que des commentateurs contemporains de Platon tel que Monique Dixsaut permettent d'aller au-delà de cette dénonciation de l'écriture, pour s'attaquer à une forme de discours particulière, qu'elle soit écrite ou parlée, et qui est celle dépourvue de toute dialectique, c'est-à-dire dépourvue de toute prise en compte de la possibilité de pouvoir être réfuté. C'est
là que le dogmatisme commence, et partant c'est là que tout "philosopher" s'arrête.
Le reste, l'opposition du subjectif et de l'objectif et la synthèse entre les deux, me semble être fort intéressant, mais plus hégelien que platonicien.
Phiphilo a écrit :Bien entendu, Platon a eu tort, objectivement, de placer ses craintes dans l'écriture. Car ce n'est pas l'écriture qui a tué la philosophie. Bien au contraire. C'est l'écriture qui a permis, d'une part, aux philosophes et aux savants de correspondre entre eux.
disons qu'à mon sens Dixsaut a raison lorqu'elle montre que ces commentateurs de Platon qui ont cru qu'il dénonce l'écriture en tant que telle ont eu tort.
Phiphilo a écrit : Et ce n'est pas sans raison que les chercheurs en philosophie s'intéressent, au premier chef, à la correspondance des auteurs. Il est probable que Spinoza n'aurait pas eu l'occasion de pousser aussi loin sa réflexion sur sa distinction conceptuelle fondamentale entre une morale et une éthique s'il n'avait eu, entre le 12 décembre 1664 et le 27 mars 1665, le violent échange épistolaire que l'on sait avec celui à qui il donne du "Très savant Guillaume de Blyenbergh".
oui absolument, car une véritable correspondance n'est rien d'autre qu'un processus dialectique opéré "à deux", au lieu de devoir se contenter d'un "dialogue de l'âme à soi-même". Or, encore une fois, à mon sens ce dialogue est tout à fait possible même sur internet. Tout dépend de l'attitude de ceux qui discutent. Celle-ci est-elle orientée vers la dialectique (et donc se base-t-elle sur l'hypothèse qu'on peut toujours être réfuté)? Alors un penser véritablement philosophique, au sens platonicien du terme, est possible. Sinon pas.
Phiphilo a écrit : Bref, comme vous le soulignez,
Louisa a écrit :tout grand philosophe nous communique sa pensée par l'écriture. Si cela briserait d'office l'identité narrative, et si cette identité est une conditio sine qua non de la pensée, il faudrait en conclure que tous ces grands philosophes ne pensent pas, ce qui serait absurde.
Le problème, c'est que vous ne vous demandez pas ce que signifie "nous communiquer sa pensée par l'écriture". On ne "communique" pas une pensée comme on communique un bulletin météorologique. En philosophie, communiquer, c'est transmettre, non un contenu, mais une méthode, une série d'exigences. Communiquer la pensée de Spinoza, par exemple, n'est-ce pas faire assumer, à travers les ouvrages de Spinoza, la démarche intellectuelle de Spinoza lui-même en relation avec le contexte socio-historico-intellectuel de son temps ? N'est-ce pas lire le texte original de l'auteur, lire les interlocuteurs de l'auteur, lire les commentateurs de l'auteur, non pas pour que nous nous prosternions religieusement (la religion, ce n'est pas Spinoza qui nous démentira, n'ayant pas grand chose à voir avec la recherche de la vérité) devant un texte sacré, c'est-à-dire, étymologiquement, "détaché, séparé, inaccessible", bref, un texte mort, mais au contraire pour que nous l'enrichissions de notre propre critique, c'est-à-dire, toujours selon l'étymologie, de notre propre "jugement".
oui, tout à fait d'accord.
Mais si l'on tient compte des écrits de par exemple Monique Dixsaut, à mon sens il faut dire que déjà Platon nous prévenait du fait qu'un texte écrit en tant que tel (et même un discours parlé) ne peut pas inciter au "jugement", il n'a pas cette puissance-là. Il faut déjà une certaine méthode de lecture/écoute, appelée "dialectique", pour pouvoir "penser avec" un texte ou un discours. Et cela implique bien évidemment que l'on s'intéresse au contexte historique et autre, qu'on dévore les commentateurs etc., pour pouvoir toujours davantage peaufiner son propre jugement. Sans cela, on risque tout simplement de lire Spinoza en réduisant le texte à un "discours mort". Et encore une fois, je suis d'accord avec vous pour dire que visiblement, on peut rencontrer de tels types de lectures sur un forum comme celui-ci. Seulement, je ne vois pas encore très bien en quoi ce serait lié au
medium. A mon sens, c'est lié à l'attitude du lecteur: ou bien il a été initié à la dialectique, ou bien non.
Phiphilo a écrit :Finalement, contrairement aux craintes de Platon, l'écriture, non seulement n'empêche pas, mais favorise même, l'exercice de la pensée philosophique :
Descartes a écrit :
La lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées. (Descartes, Discours de la Méthode, i, 7)
Comme j'essaie de l'enseigner à mes élèves et étudiants, disserter n'est rien si ce n'est dialoguer (au sens dialectique restreint) avec les philosophes.
tout à fait d'accord.
Phiphilo a écrit :Mais alors, si comprendre un auteur, si auctorem intelligere, c'est assumer une pensée vivante, encore faut-il pouvoir la faire sienne, c'est-à-dire l'intégrer à sa propre identité pour la faire vivre. Et c'est là que j'ai recours à ce que Ricoeur nomme "l'identité narrative". L'identité narrative, dit-il dans la sixième étude de Soi-même comme un Autre, c'est la synthèse dialectique, donc conflictuelle, de l'identité-idem ou identité objective et de l'identité-ipse ou identité subjective. Conflictuelle parce que ce que je suis pour autrui ne correspond pas nécessairement à ce que je me sens être pour moi-même (tout le monde sait, par exemple, que les anorexiques se perçoivent subjectivement comme gros et gras alors qu'ils sont perçus objectivement comme minces et maigres). D'où le problème de l'identité narrative : lorsque je dis "Je", je suis obligé de faire la synthèse entre mon idem-tité et mon ipse-ité. Or, comment réaliser cette synthèse lorsque ces deux composantes de mon identité sont inconciliables (e.g. l'anorexique objectivement mince et subjectivement gros ne se "racontera" pas comme étant de corpulence moyenne) ? C'est impossible et on est confronté à ce que les psychanalystes appellent die Ichspaltung, littéralement "la décomposition du Moi", laquelle peut dégénérer en psychose schizophrénique. Quelle conséquence cela a-t-il sur le fait de penser philosophiquement sur un forum Internet ? Eh bien je soutiens que celui qui se sent subjectivement spécialiste de Spinoza alors que, par exemple, il n'a jamais lu l'Ethique en latin, ou qu'il ne connaît pas les grandes thèses du cartésianisme desquelles Spinoza n'a de cesse de se démarquer, ou qu'il ne connaît pas le contexte politico-religieux de la Hollande de la fin du XVII°, celui-là, n'est pas perçu objectivement comme un spécialiste de Spinoza, et, par conséquent, n'a pas d'identité narrative cohérente lorsqu'il se prétend tel.
oui, là-dessus nous sommes d'accord. Mais pour moi, ce qui explique ce problème, ce qui en est la "cause", c'est l'absence d'une lecture et donc d'une pensée proprement dialectique, c'est l'absence de l'hypothèse d'une réfutation toujours possible. Autrement dit, la cause me semble être plus "pragmatique" que "psychologique": plutôt qu'une
Ichspaltung, je parlerais d'un manque d'apprentissage de la méthode proprement dialectique, bref d'un manque de formation proprement philosophique.
Phiphilo a écrit :Et avec celui-là, on pourra discuter de tas de choses, mais certainement pas de la philosophie de Spinoza, puisque toute objection à l'une quelconque de ses affirmations au sujet de la philosophie de Spinoza entrera en opposition indépassable avec l'idée qu'il se fait de lui-même-comme-spécialiste-de-Spinoza. Cet individu se sentira injustement persécuté par les arguments ad hominem selon lesquels sa maîtrise de Spinoza est sujette à caution (précisons au passage que l'argument ad hominem consiste à mettre en doute la justesse de l'affirmation de l'interlocuteur en prenant argument de son identité objective, comme lorsque Spinoza traite Blyenbergh de "théologien" dans la Lettre XXI, et non pas à l'insulter !) et il réagira de telle façon qu'il ne sera plus question de la pensée de Spinoza mais de l'individu en question. Je n'ai pas besoin de montrer les dégâts que cela occasionne : il suffit pour cela de cliquer au hasard sur n'importe quel fil de discussion de ce forum, pour avoir une probabibilité significative de tomber sur un argument ab homine, si vous me permettez cette assonance tout à la fois avec ad hominem et avec "abominable" ! C'est-à-dire un argument dont la fonction est de tenter de donner à celui qui dit "Je" une identité narrative qu'il n'a pas par des contorsions diverses et variées qui n'ont que peu de rapport avec le sujet traité et qui, en tout état de cause, ne font progresser la pensée philosophique de personne.
ok, je crois qu'on peut être d'accord là-dessus. Je dirais juste que pour moi dire cela c'est peut-être désigner la "cause prochaine", mais pas encore la cause ultime, qui me semble résider, comme déjà dit, dans un simple manque de formation proprement philosophique. On pense, mais on ne pense pas encore de manière philosophique.
Phiphilo a écrit : Voilà pourquoi vous faites fausse route lorsque vous dites :
Louisa a écrit :ou bien un forum de discussion n'a que des propos désincarnés, et alors on ne devrait avoir aucun propos réellement ad hominem, ou bien les propos n'y sont pas désincarnés, et alors on peut se sentir personnellement attaqué ou insulté, mais dans ce cas il faut reconnaître qu'il y a bel et bien des propos incarnés et donc de la pensée.
Les propos insultants, délirants, schizomorphes sont désincarnés non pas dans le sens, trivial, qu'ils ne seraient prononcés par personne, mais dans le sens où ils ne contribuent pas à faire vivre une pensée philosophique en n'étant pas incarnés dans une identité narrative cohérente.
ok, à partir de ce moment-là nous sommes d'accord.
Phiphilo a écrit :Et je prétends en effet que, contrairement à l'écriture physique, l'écriture sur l'Internet encourage cette Ichspaltung inconciliable avec le fait d'assumer une pensée philosophique. La raison en est fort simple : à moins de vous répandre en propos antisémites ou de promouvoir la pédophilie, l'irresponsabilité de tout intervenant sur un forum Internet est a peu près assurée. Or, comme le fait remarquer Paul Ricoeur qui reprend là une idée chère à Hannah Arendt, on ne peut pas avoir d'identité narrative sans être responsable de ses propos devant le monde commun, c'est-à-dire sans risquer de se faire sanctionner, fût-ce de manière extrêmement symbolique (par exemple par le blâme de ses pairs), pour la teneur de ses propos. Or, sur Internet, il n'y a pas de monde commun, il n'y a que du monde virtuel, donc pas de sanction, jamais de condamnation. Et quand même y en aurait-il (ce qui, comme je l'ai dit, ne serait pas commercialement très pertinent, remarque qui ne vise pas Spinozaetnous, mais les sites à visée commerciale qui sont, de facto majoritaires), il existerait toujours une échappatoire pour le Moi décomposé : le blâme viserait non pas l'être réel, mais l'être fictif désigné par le pseudo. Sur ce point, je réaffirme avec force :
PhiPhilo a écrit :
Chacun est invité à prendre un "pseudo". Or faut-il rappeler, premièrement que ho pseudos, en grec, signifie, "le mensonge", et deuxièmement que le nom est une marque objective qui, dans toutes les civilisations, est attribuée à l'individu par la société pour qu'elle puisse le reconnaître. Il suit que le fait de choisir un pseudonyme, un "faux-nom", manifeste l'intention de rompre avec ce que Ricoeur appelle la mêmeté, c'est-à-dire la traçabilité sociale que mon nom m'imposait. En choisissant un pseudo, je ne suis, objectivement, plus le même : je me donne une contenance, des connotations, voire une apparence (via mon avatar) que je n'ai pas forcément dans la réalité.
Le Moi décomposé est, sur l'Internet, une tentation. Et comme we can resist anything, but temptation, comme le disait Oscar Wilde, la probabilité pour que l'on ait un véritable et durable échange philosophique entre contributeurs qui assument leur identité narrative sur l'Internet tend asymptotiquement vers zéro. Bref, on ne peut penser philosophiquement sur l'Internet. Quod erat demonstrandum
je crois que si je partage votre "diagnose", l'explication causale que vous en donnez me semble éventuellement être sujette aux mêmes objections que celles que Dixsaut formule par rapport aux anciens commentateurs de Platon. Le problème n'est pas le
medium, le problème est la méthode, donc l'attitude de base que l'on adopte en discutant (par écrit ou non, de manière virtuelle ou réelle).
Rien ne garantit que l'interlocuteur que l'on aura sur internet n'ait déjà été initié en matière de "dialectique". Du coup, on risque de tomber sur du n'importe quoi. Ce risque est réel, et je ne veux absolument pas le nier. Mais pour l'instant, je n'arrive pas encore à comprendre en quoi il serait plus aigue sur un forum électronique où règne l'anonymat. Pourtant, quelque part je sens bien que peut-être vous touchez à quelque chose d'important. Mais je ne parviens pas encore à mettre le doigt dessus. J'ai l'impression que peut-être vous ne fait que "psychologiser" ce qui au fond n'est qu'un problème purement "pragmatique"/"technique", ou du moins peut être pensé ainsi (et peut être plus efficacement résolu en le pensant ainsi ... à vérifier).
L.