Sescho a écrit :Au plan relatif (de l'ordre de la Raison, mais néanmoins traduction d'une réalité, savoir une loi de la Nature : celle de la puissance et de la béatitude humaine), soit dans le §13, il appert que chaque homme peut être considéré "avoir", avec sa nature propre, un potentiel de puissance maximale. Son histoire personnelle - idées confuses, émotions, désirs impulsifs ou compulsifs - le tient plus ou moins à distance de ce potentiel dans la réalité (ceci ne remet pas en cause la perfection par Dieu de cette réalité, mais traduit simplement une certaine loi dans une forme utilisable avec profit par la Raison.) Dans ce cadre, on peut appeler "Bien" ce qui rapproche de ce potentiel, et "Mal" ce qui en éloigne. C'est aussi ce que fait Spinoza.
Bonjour Pierreimparfait et bienvenue sur ce forum!
juste une petite remarque concernant la citation ci-dessus, si je peux me le permettre, et en tout respect de l'opinion de Sescho. Il se peut que je me trompe, mais je ne crois pas que parmi les commentateurs actuels de Spinoza, il y en a encore qui défendent l'idée qu'il y aurait chez Spinoza une quelconque "potentialité". A mon avis, il est même très important de comprendre qu'il n'y en a pas (qu'il n'y a pas de potentialité chez lui), notamment pour pouvoir comprendre le début du TRE. Je m'explique.
D'abord, jamais Spinoza ne parle de potentialité, ni de réalisation ou actualisation. Dans le spinozisme, tout est toujours déjà actuel, il n'y a ni potentiel ni virtuel. Une chose peut exister dans le temps ou ne plus exister dans le temps, mais c'est tout. Pourtant, à l'époque ces mots étaient connus, bien sûr. Si on ne les retrouve nullement dans l'oeuvre de Spinoza, ce n'est donc pas par hasard.
On trouve les notions de "potentiel" dans l'aristotélisme, et puis surtout aussi dans le christianisme. En effet, c'est dans de telles perspectives qu'il y a comme une "distance" entre notre essence et notre existence. Notre existence, dans ces philosophies, nous éloigne nécessairement de notre essence, de qui nous sommes "vraiment". Un comportement "vertueux" consiste alors à essayer de mener sa vie d'une telle façon que l'on puisse s'approcher toujours davantage de cette essence, dans l'espoir de pouvoir un jour la "réaliser" ici sur terre, dans notre (sinon misérable) existence. On pourra dire qu'on demeure "imparfait" aussi longtemps qu'on n'a pas pu actualiser tout notre potentiel, alors qu'on obtient la perfection maximale lorsque nous arrivons à nous réaliser pleinement. Aujourd'hui, ce genre de raisonnement est tout à fait rentré dans les moeurs. On a tous l'impression qu'il faut "devenir soi-même", pour beaucoup de gens cela est même une simple évidence.
Or, Spinoza a fortement critiqué cette idée, pour proposer une perspective tout à fait nouvelle et intéressante. C'est déjà ce qu'il annonce au début du
TRE. Pour lui, les notions de parfait et imparfait, de bon et de mauvais, ne sont que "relatifs", comme le dit P-F Moreau. Est-ce que cela veut dire qu'ils sont arbitraires, genre "à chacun son point de vue"? Non, explique-t-il, cela signifie que le bon ou le parfait ne le sont jamais dans l'absolu, on ne peut le dire d'une chose que lorsqu'on la compare à un "modèle" ou un "idéal" (Spinoza revient là-dessus dans la préface de la 4e partie de l'
Ethique). On va par exemple dire qu'une maison n'est pas encore "parfaite", et alors on veut dire qu'elle n'est pas encore "achevée", qu'elle n'a pas encore atteint le stade qu'on trouve qu'elle devrait atteindre. Or, dit Spinoza, ce que moi je trouve que cette maison devrait atteindre, cela peut être différent de ce que toi tu trouves qu'elle devrait atteindre. Il suffit qu'on a un autre modèle ou idéal en tête pour que ce soit le cas. Considérée en elle-même, en revanche, c'est-à-dire dans sa "nature", comme Spinoza le dit au début du
TRE, la maison n'est ni parfaite ni imparfaite, elle est, tout simplement!
Il faut bien s'attarder un instant à cette idée pour pouvoir en saisir la portée "révolutionnaire". Cela signifie qu'il n'y a plus aucune distance réelle entre la maison telle qu'elle existe, et la maison telle qu'elle est "en soi". La maison, à chaque moment de sa construction, est ce qu'elle est, jamais elle n'a qu'une "existence" qui serait encore éloignée de ce qu'en essence elle serait.
Comparons cela à Aristote. Chez lui, une table qui n'existe pas encore, existe tout de même déjà dans un certain sens: dans la tête du menuisier. En effet, il a une "idée" de la table qu'il veut faire, une "forme", dit Aristote, de la table. Cette forme sera ensuite la "cause formelle" de la vraie table, car c'est en fonction d'elle que le menuisier transformera le bois en table. A chaque stade de cette transformation, il mesure la distance entre le résultat de son travail et la forme ou l'idée de la table dans sa tête. Aussi longtemps que la table réelle ne correspond pas exactement à l'idée qu'il s'en est fait, on peut dire que la table n'existe qu'en "puissance", que le bois a le "potentiel" de devenir une table, mais ne l'est pas encore, que la table n'est pas encore achevée, n'est pas encore "parfaite" (du latin
perficere, achever). Si on regarde la nature du résultat intermédiaire, on pourra dire qu'elle n'est ni bois non travaillé, ni table. La nature du résultat intermédiaire peut donc à raison être dite "imparfaite".
Or, pour le spinozisme, dire que quelque chose est imparfaite, c'est dire qu'elle manque de quelque chose. Et, comme il le dit explicitement dans l'
Ethique, le manque n'a rien de "positif". C'est-à-dire: le manque n'existe jamais véritablement, il n'existe que dans l'esprit de celui qui trouve qu'une chose pourrait être meilleure si elle avait encore ceci et ceci. Il n'a pas de consistance propre (en effet, si l'on dit que ce verre manque de vin, on dit simplement qu'il est vide, on ne pourra pas "saisir" le manque).
Cela a des conséquences éthiques assez considérables. Car cela signifie, comme le dit Spinoza dans le début du
TRE, qu'en fait, rien n'est parfait ou imparfait "en soi", considérée dans sa nature. Pourtant, y ajoute-t-il immédiatement, les hommes aspirent toujours à devenir meilleur. Une théorie qui dit que c'est normal parce que notre "existence" nous éloigne de notre "essence" ou de notre "potentiel", pourra dire que ce désir de devenir meilleur est lié au fait que nous n'actualisons pas entièrement notre essence, que nous ne sommes pas encore parfaite, que nous n'avons pas encore entièrement réalisé notre nature. Or s'il faut laisser carrément tomber l'idée qu'atteindre la perfection c'est atteindre sa propre nature (considérée comme le point où nous devrions "achever" l'actualisation de notre potentiel), comment Spinoza pourrait-il encore expliquer ce désir de devenir meilleur, que nous sentons pourtant tous?
D'abord, toujours dans le même passage du TRE, il va attribuer ce désir à la "faiblesse" humaine. Il dit que même si on sait qu'il n'y a pas quelque chose comme un point d'aboutissement de la vie humaine, qu'on ne peut pas devenir moins imparfait puisque notre "nature" est toujours déjà actualisée, cela ne nous aide pas, on ne pourra pas s'empêcher de le vouloir. Mais alors Spinoza est obligé de concevoir ce désir autrement (puisqu'il vient de laisser tomber l'idée traditionnelle de perfection). Comment va-t-il le faire?
Au lieu de dire que ce désir doit être conçu comme une tentative de "réaliser" notre "potentiel", il va dire qu'en fait nous désirons carrément
changer de nature. En effet, si notre essence est toujours déjà actuelle, on ne pourra pas l'actualiser davantage, on ne peut que changer d'essence, adopter une essence plus puissante, au sens de plus forte (dans la conception traditionnelle (au sens où Aristote a influencé toute une tradition de pensée, et aussi ce que croit aujourd'hui le sens commun)) de la puissance comme un "potentiel", cela reviendrait à se dire qu'on ne peut que désirer d'augmenter notre potentiel
lui-même, au lieu d'essayer d'actualiser celui que nous sommes censés avoir).
Concrètement, cela signifie que dans le spinozisme il ne s'agit pas vraiment de trouver un moyen pour "rendre existant" ce qu'en théorie, en essence, on serait déjà, il s'agit de trouver un moyen pour toujours devenir plus puissant qu'on ne l'est.
Cela signifie aussi abandonner toute idée d'imperfection. Dire que quelque chose est imparfait, dans le spinozisme c'est avoir une idée inadéquate donc fausse de la chose en question. Et cela vaut même pour une pierre ..

! Il s'agit donc d'apprendre à concevoir toute chose comme ayant déjà entièrement réalisée son potentiel, comme étant déjà entièrement "soi-même", mais aussi comme aspirant toujours à devenir mieux encore. Seulement, devenir mieux cela veut désormais dire: devenir
autre qu'on n'est, devenir plus puissant encore.
On voit bien que c'est fort différent. Dans le spinozisme pour devenir heureux il s'agit non pas de remplir un manque, il s'agit plutôt de comprendre que lorsqu'on pense en termes de manque, on s'y prend mal, on conçoit la situation d'une manière inadéquate. Il faut donc désapprendre de penser en ces termes-là, pour apprendre à se dire que de toute façon, on est en un certain sens toujours déjà "parfait", et si l'on veut devenir plus heureux, il va falloir essayer devenir plus puissant encore.
Le grand avantage d'une telle pensée, c'est qu'il s'agit, comme le dit bien l'intitulé de ce site, d'une "philosophie de l'affirmation". Au lieu de nier quelque chose de quelque chose (lorsque je dis qu'une chose manque de x, je lui nie la propriété x), il s'agit d'apprendre à affirmer. Affirmer quoi? D'abord il faut apprendre à affirmer ce qu'on est réellement (Spinoza dit: ce qu'on est réellement, notre essence actuelle, c'est l'ensemble de nos idées adéquates, ou encore, c'est notre désir même d'exister et de devenir plus heureux, c'est ça qui nous sommes "au fond", aujourd'hui). Puis il faut apprendre à penser de manière "affirmative" comment acquérir davantage de puissance. Autrement dit, il faut se demander non pas ce qui te
manque pour être heureux (là on se base sur l'idée d'imperfection), mais ce que tu aimerais ajouter à qui tu es pour devenir plus heureux encore. La question éthique par excellence devient: qu'est-ce que je vais faire pour augmenter ma puissance, mon bonheur, mon désir de vivre, mon désir de faire du bien à un maximum d'autres gens (tout cela revient au même, pour Spinoza)? De quels moyens ai-je besoin, et comment les acquérir?
Enfin, j'espère avoir pu faire sentir, ne fût-ce qu'un petit peu, en quoi consiste la différence entre une pensée qui se base sur une puissance comprise comme un potentiel à réaliser, et une pensée qui se base sur l'idée qu'il n'y a pas de potentiel, que tout est toujours déjà réel, qu'on ne peut qu'augmenter la puissance que l'on a déjà.
Pour une discussion plus "théorique" de la différence entre les deux formes de penser et une argumentation rigoureuse permettant de comprendre en quoi dans le spinozisme il n'y a pas de potentialité (ou pas de "coupure de soi avec soi", comme le dit l'auteur), on peut consulter l'excellent livre de Pascal Sévérac, qui s'intitule
Le devenir actif chez Spinoza (Paris, Editions Honoré Champion, 2005).
Sinon, on peut aussi se reporter à n'importe quel dictionnaire ou vocabulaire spinoziste. A titre d'exemple: le
Dictionnaire Spinoza de Charles Ramond (Paris, Editions ellipses, 2007). On y trouve à l'entrée "puissance":
Charles Ramond a écrit :On oppose, depuis Aristote comme dans la conversation courante, ce qui est "en puissance" à ce qui est "réalisé", ou "en acte", comme le "virtuel" au "réel". La notion de "puissance" enveloppe donc le plus souvent, explicitement ou implicitement, une certaine négativité, ce qui est "en puissance" étant conçu comme incomplet, inachevé, ou à réaliser. Chez Spinoza au contraire, la puissance est positivité, être affirmation. C'est une position originale et difficile.
On peut aussi tout simplement lire la définition de l'Affect, au début de la troisième partie de l'
Ethique, qui dit précisément que la Joie n'est pas une augmentation de son "existence", d'une telle façon qu'on s'approcherait de son "essence" (que Spinoza appelle aussi "puissance"). La Joie spinoziste n'est rien moins qu'une augmentation de cette puissance elle-même (et la Tristesse, en revanche, une diminution de cette puissance ou essence).
La distinction entre un véritable bien et les biens plus "traditionnels" que Spinoza opère dans le début du
TRE se base sur une distinction qu'il fera plus explicitement dans l'
Ethique, et qui a à voir avec la "durée" de l'augmentation de la puissance. Un véritable bien augmente notre puissance durablement, un bien passager ne l'augmentera que provisoirement, pas très longtemps. En effet, si "avoir plus d'argent" est un bien passager, c'est parce que lorsqu'on en a réellement plus, ce n'est pas suffisant, il faut en avoir de nouveau plus. Idem pour l'honneur: lorsqu'on l'a, on risque de le perdre pour des raisons qui n'ont rien à voir avec nous, donc ce n'est pas vraiment un bien sur lequel on peut compter non plus. Ce ne sera donc que l'amour d'un objet "stable" (Spinoza dira: éternel) qui pourra nous garantir que le bien qu'on aime restera pour toujours avec nous. Ce bien, Spinoza l'appelle le "bien suprême" ou souverain, et dans l'
Ethique il l'identifiera à Dieu, ou à ce qu'il appelle "l'amour intellectuel de Dieu". Mais il l'identifiera aussi à ... la satisfaction suprême de soi. De nouveau, il s'agit donc d'apprendre à être pleinement satisfait de soi-même, au lieu de se dire qu'on manque encore de ceci et de cela etc. (ce qui n'empêche en rien d'essayer d'être encore
plus satisfait de soi-même qu'on ne l'est à un moment x, seulement il faut apprendre à penser en des termes de "plus", et non pas de "moins").
Bien sûr, comme il le dit aussi au début du
TRE, cela ne signifie pas qu'il faut fuir l'argent et l'honneur et d'autres bien passagers. Au contraire, il admet volontiers qu'on en a besoin! Il faut juste comprendre (là-dessus il est donc d'accord avec Aristote) que ces biens ne sont que des "moyens", et qu'on n'en a besoin qu'en tant qu'ils nous aident à acquérir le bien suprême, ce ne seront jamais des biens "en soi".
Enfin, si quelque chose n'était pas clair dans ce que je viens de dire, n'hésite pas à poser des questions ou à nous faire part de tes objections (on sait que les questions stupides, cela n'existe pas)!
Quant au
TRE: les numérotations des paragraphes sont hélas différentes selon les éditions. Si tu veux discuter de l'un ou l'autre paragraphe, le mieux c'est de dire quelle édition tu utilises (celle d'Appuhn, de Rousset, ...), et d'indiquer la première et la dernière phrase du paragraphe dont tu veux parler, comme ça on sait tous de quoi il s'agit.
Bonne lecture,
et au plaisir de te lire!
L.