Bardamu a écrit :Donc, si je ne me trompe pas sur le problème, je comprends son agacement dès lors que tu critiques sa présentation en te plaçant sur un autre registre que lui. C'est un peu comme si un peintre disait que le rouge est une couleur chaude et le bleu une couleur froide, et qu'un physicien venait dire que c'est l'inverse parce qu'un photon rouge est moins énergétique qu'un photon bleu.
Il y a toutes les chances que l'artiste prenne cela comme une manoeuvre pour avoir raison.
Bonjour Bardamu,
merci pour ces précisions, qui aident effectivement à davantage comprendre ce qui pour Sescho peut éventuellement être la source de son irritation (s'il se reconnaît dans cette analogie).
Je reviens bientôt plus en détail sur ce que tu dis, je voulais juste déjà dire ceci.
En effet, je me place très clairement sur un autre registre que celui dont semble souvent parler Sescho. Tu as appelé ci-dessus ce deuxième niveau celui du "langage commun". Je crois que ce qui est fondamental, en philosophie, c'est d'apprendre à quitter ce langage commun. Dès Platon, la philosophie a voulu instituer un langage à elle, et cela non pas pour pouvoir faire quelques jeux "techniques" seulement compréhensibles aux "initiés" qui ont le temps de s'amuser entre eux, mais précisément parce que ce dont elle parle ne fait
pas partie de ce dont le langage commun nous permet de parler. La philosophie nous oblige à revoir de fond en comble ce langage commun, et elle le fait d'une part en donnant de nouvelles définitions à des mots qui existent déjà (comme l'
Ethique le fait très souvent, mais on en trouve autant dans les philosophies qui ne sont pas exposées
more geometrico), et d'autre part en inventant de nouveaux mots ou expressions (tel que "Amour intellectuel de Dieu" pour désigner le "troisième genre de connaissance" ou la béatitude chez Spinoza etc.).
Ces redéfinitions et ces introductions de nouveaux mots correspondent à des véritables révolutions dans nos manières de penser et donc de percevoir et d'organiser le monde et notre vie. Le parti pris de la philosophie, dès sa naissance, a été que le langage commun n'est pas suffisant pour acquérir le "bien souverain", puisqu'il limite trop notre pensée, il contient trop de présupposés implicites, que l'on prend pour des évidences précisément parce qu'étant implicites, parce qu'on ne les questionne jamais, on n'en examine jamais la vérité. L'idée c'est qu'il faut un "autre" langage, "technique" si on veut (mais pas moins concret et ayant une portée fondamentalement existentielle et éthique, au contraire même), pour pouvoir dépasser toutes les limites du langage commun.
Dans ce cadre, laisser tomber toute notion de potentialité est un coup de génie gigantesque, ayant des conséquences palpables dans notre vie quotidienne lorsqu'on le prend au sérieux et essaie de l'appliquer dans notre vie (et, soit dit en passant, je crois qu'expliquer cela à un "débutant" est tout à fait faisable). Là il faut repenser un tas d'expériences que nous catégorisons
a priori sous l'étiquette du "potentiel", pour les aborder tout autrement. A mon avis, c'est donc un des apports fondamentaux du spinozisme.
Or je peux bien m'imaginer que lorsqu'on pense que le langage commun, puisqu'il nous est de prime abord le plus familier, doit forcément être dans le vrai, alors proposer de l'abandonner sur tel ou tel point peut être ressenti comme un acte violent, voire absurde. Mais à mon sens on ne commence à philosopher qu'à partir du moment où l'on accepte ne fût-ce que la possibilité que parfois le langage commun peut avoir tort, et être la source même de notre malheur.
C'est pour ça que je crois que n'importe quel philosophe insiste tellement sur les mots qu'il utilise. Etant le "fabricant de noms" (
onomatourgos, Platon,
Cratyle 389a) par excellence, il est obligé de reformuler le langage commun pour pouvoir nous faire percevoir les choses autrement. Les mots ne sont pas juste des conventions, ils structurent notre pensée, ils découpent notre façon d'être affecté par le monde et de l'affecter, ils sont donc tout sauf innocents. Ou comme le dit Spinoza, notamment dans le scolie de l'E2P18, suivant en cela le Cratyle: ce qu'on associe aux mots n'est que le résultat d'une habitude. Ce que nous "co-mettons" dans un seul et même mot, les idées qu'on associe à un mot, ne se trouvent rassemblées dans ce mot que "par la rencontre fortuite avec la nature". En soi, il n'y a aucune nécessité de parler ainsi, donc de respecter pieusement le langage commun. Au contraire même, puisque ce qu'on associe à un mot n'est
que le fruit de rencontres fortuites, ce que le langage commun nous fait penser et voir a toutes chances d'être faux. C'est pourquoi tout philosophe est un onomaturge: il est mû par un "terrible amour de la vérité", comme le dit Platon, et pour cette raison même doit faire violence au langage commun, doit briser des ensembles d'idées soujacents à tel ou tel mot pour parvenir coller à ce mot une toute nouvelle idée, ou pour inventer un tout nouveau mot (et cela demande tout un "art" à part entière).
Tout ceci implique que lire un philosophe comme il demande à être lu c'est avant tout accepter (et donc essayer de comprendre) le fait qu'il nous invite à quitter le langage commun, c'est accepter le fait qu'il va faire subir aux mots de ce langage commun les aventures les plus inédites et étranges, afin de nous faire voir des choses et des idées pas moins surprenantes.
Pour moi, c'est précisément toute cette démarche que Sescho semble refuser. C'est pourquoi il y a peut-être avant tout entre lui et moi un problème de
méthode. Dès qu'on rentre dans l'étude attentive des mots, il s'impatiente et croit que cela n'a aucun sens, alors que pour moi philosopher sans faire cela est absurde. C'est donc de la méthodologie qu'il nous faudrait discuter, je crois, s'il faut trouver une issue au problème que lui et moi on rencontre assez souvent dès qu'on essaie de discuter ensemble (mais il va de soi qu'une telle discussion dépasse le cadre du sujet abordé ici; il faudrait donc créer un nouveau fil).
Ou pour reprendre ton exemple du peintre. Pour moi c'est comme si on se trouve devant les
Demoiselles d'Avignon de Picasso et qu'on lui reproche d'avoir fait une peinture trop "technique", puisqu'elle n'est plus comme une "photo" du réel tel qu'on a l'habitude de le voir à l'oeil nu (ce qui est d'ailleurs ce qu'on lui a reproché, et c'est ce que beaucoup de gens non initiés en histoire de la peinture lui reprochent toujours aujourd'hui). On se dit alors que le sens commun (ici le langage commun dans son mode d'expression visuel et non pas linguistique) ne peut que déclarer une telle peinture absurde, et que cela suffit. Exit Picasso.
On pourrait alors se dire qu'on peut tout de même comprendre l'irritation des gens vis-à-vis d'un tel tableau, qui semble tellement déformer la "réalité". On comprend tout de même ce que les gens veulent dire, il suffit de se baser sur le sens commun pour comprendre qu'effectivement, Picasso déforme le "réel". Du coup, lorsque Picasso répond, indigné, que cela n'est pas le cas et va essayer de montrer pourquoi, on peut effectivement comprendre que certains gens vont se dire que là Picasso ne fait rien d'autre que de "vouloir avoir raison".
Donc tout cela est bien vrai. Or,
l'essentiel ici c'est que le but même de Picasso, et l'essence même de toute peinture au sens historique du terme, c'est de nous apprendre à voir autrement. De voir autre chose, qui n'est pas moins réel mais qui est entièrement caché par ce que le sens commun nous permet de voir. On suppose même que faire cela, donc faire en ce sens précis violence à la manière habituelle de voir, c'est un "bien". Tout comme apprendre à penser sur base de catégories tout à fait nouvelles est censé, en philosophie, être ce qui nous apporte un bien, bien très important, puisque il n'est rien d'autre que la spécificité même de la philosophie, ou son efficacité propre.
Ou comme le dit Picasso lui-même: "
Les motifs différents exigent inévitablement des modes d'expressions différents. (...) car nous avons introduits dans la peinture des objects et des formes qu'elle ignorait autrefois." (dans
Picasso. Propos sur l'art, Gallimard 1998).
C'est pourquoi on ne peut pas faire l'économie des mots (seul mode d'expression dont dispose le philosophe), lorsqu'on lit un philosophe. On ne peut pas se dire qu'on va remplacer le mot "puissance" par celui de "en puissance" c'est-à-dire de "potentialité". C'est comme dire que là, dans ce portrait de Picasso, on reconnaît la forme d'un oeil tel qu'on a l'habitude de le voir, donc ça va, on peut aimer Picasso, on va juste laisser de côté tout ce qui déforme par rapport au sens commun. Faire cela c'est passer à côté de l'essentiel même, aussi bien en peinture qu' en philosophie. On passe à côté du "motif" inventé par l'artiste ou le philosophe. Or ce motif c'est précisément l'essence même du message. Le reste, tout le monde le sait déjà, on le voit déjà chaque jour, on pense déjà chaque jour ainsi, c'est déjà "commun" à notre façon de parler, de penser, de voir.
Enfin, ceci donc pour ce qui concerne la méthode de lecture. Quant à ce que tu dis plus précisément concernant la potentialité chez Spinoza, j'y reviens bientôt.
L.