TRE - § 9 à 13

Lecture pas à pas du Traité de la Réforme de l'Entendement. Utilisez s.v.p. la numérotation caillois pour indiquer le paragraphe que vous souhaitez discuter.
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pierreimparfaite
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TRE - § 9 à 13

Messagepar pierreimparfaite » 23 août 2009, 15:13

Bonjour à tous :D

Je me lance dans la lecture de Spinoza en utilisant le cours en ligne de P.-F. Moreau sur le TRE.

La lecture des premiers paragraphes avec les commentaires judicieux que j'ai pu lire ici, m'incite à penser que j'ai sous les yeux un texte "qui me parle" : comme beaucoup - peut-être plus ici en ces lieux qu'ailleurs - l'expérience m'a appris que tout ce qui arrive fréquemment dans la vie commune est vain et futile ...

J'aimerais avoir cependant quelques éclaicissements sur les § 9 et 12.

Le § 9 ( et 10 ) est celui où Spinoza aborde la question de l'amour des hommes pour les biens : amour des choses périssables, cause de tristesse, amour d'une chose éternelle et infinie, cause d'une joie pure et sans tristesse. Je saisis bien le lien conceptuel que l'on peut faire entre les "qualités" d'infinitude et d'éternité d'un bien et la joie qu'il peut nous procurer ( non rivalité entre ses "consommateurs" ). Toutefois, j'ai le pressentiment que l'amour dont il est question est davantage chargé de signification que les notions d'utilité ou de satisfaction qui me viennent spontanément à l'esprit ...

Les § 12 et 13 me sont encore plus obscurs ... la relativité du bien et du mal, celle du parfait et de l'imparfait expliquées par l'affirmation d'un déterminisme absolu ( "tout ce qui arrive, se produit selon un ordre éternel et des lois déterminés par la Nature") me laissent un peu déçu. Est-ce là un procédé d'exposition ? ("surtout ne manquez pas "spinoza le retour" i.e. l'Ethique) ou y a-t-il ici un sens à saisir sans lequel la poursuite de la lecture du TRE risque de ne plus être féconde ? Et surtout quel lien y a-t-il avec la recherche de la connaissance de l'union qu'a l'esprit avec toute la nature ?

Sans doute sur ces points cruciaux, des contributions éclairantes ont-elles été formulées ici, mais je ne les ai pas trouvées. Dans ce cas, merci de bien vouloir me les signaler.

Bien à vous tous.

Pierreimparfaite :wink:

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Re: TRE - § 9 à 13

Messagepar sescho » 23 août 2009, 19:27

Bonjour et bienvenue !

pierreimparfaite a écrit :Le § 9 ( et 10 ) est celui où Spinoza aborde la question de l'amour des hommes pour les biens : amour des choses périssables, cause de tristesse, amour d'une chose éternelle et infinie, cause d'une joie pure et sans tristesse. Je saisis bien le lien conceptuel que l'on peut faire entre les "qualités" d'infinitude et d'éternité d'un bien et la joie qu'il peut nous procurer ( non rivalité entre ses "consommateurs" ). Toutefois, j'ai le pressentiment que l'amour dont il est question est davantage chargé de signification que les notions d'utilité ou de satisfaction qui me viennent spontanément à l'esprit ...

Certes... L'amour pour Dieu Nature (la "chose" éternelle et infinie) est uniquement de l'ordre de l'être et pas de celui de l'avoir. Il est "partagé" mais entier et sans aucun esprit de concurrence, même calmé par l'"abondance" (ce qui n'a pas de sens pour l'être.) Amour, joie, utilité, satisfaction,... peuvent être utilisés dans les deux cas mais ce qu'ils recouvrent alors est très différent : un amour passionnel a pour pendant ambivalent la haine ; l'Amour calme de Dieu et de sa manifestation n'a pas de contraire (d'opposé ambivalent). Une joie passionnelle a pour pendant ambivalent la tristesse (plus généralement qui s'attache à ce qui est périssable est forcément condamné de ce simple fait à la tristesse, à ce qui est étranger à sa nature propre nécessairement aussi) ; la Béatitude est sans limite, sans effort et n'a pas de contraire. Le désir passionnel - qui cherche en quelque sorte à s'anéantir - a pour prix la tension et le plus souvent la déception ; le désir sans hésitation de poursuivre sa vie suivant l'ordre de la Raison, c'est à dire en premier lieu en pleine conscience de Dieu Nature, est constant, sans tension et ne peut engendrer de déception. Etc.

pierreimparfaite a écrit :Les § 12 et 13 me sont encore plus obscurs ... la relativité du bien et du mal, celle du parfait et de l'imparfait expliquées par l'affirmation d'un déterminisme absolu ( "tout ce qui arrive, se produit selon un ordre éternel et des lois déterminés par la Nature") me laissent un peu déçu. Est-ce là un procédé d'exposition ? ("surtout ne manquez pas "spinoza le retour" i.e. l'Ethique) ou y a-t-il ici un sens à saisir sans lequel la poursuite de la lecture du TRE risque de ne plus être féconde ? Et surtout quel lien y a-t-il avec la recherche de la connaissance de l'union qu'a l'esprit avec toute la nature ?

Spinoza utilise "bien" et "mal" suivant différentes acceptions qu'il est mortel à la compréhension de confondre.

Au plan fondamental (qui est le plus fort s'il faut établir une hiérarchie), soit dans le §12, tout est l'œuvre de Dieu Nature, qui s'impose (en toute perfection si l'on veut l'ajouter) en tout par lui-même, en lui-même, sans pouvoir être comparé à rien (et même : comparaison n'est pas raison.) De ce point de vue fondamental, le Bien et le Mal n'existent pas. Ceci recouvre évidemment tous les faits que nous percevons : c'est ce qui est, point. Si on n'a pas compris cela, on ne connaît pas Dieu.

Au plan relatif (de l'ordre de la Raison, mais néanmoins traduction d'une réalité, savoir une loi de la Nature : celle de la puissance et de la béatitude humaine), soit dans le §13, il appert que chaque homme peut être considéré "avoir", avec sa nature propre, un potentiel de puissance maximale. Son histoire personnelle - idées confuses, émotions, désirs impulsifs ou compulsifs - le tient plus ou moins à distance de ce potentiel dans la réalité (ceci ne remet pas en cause la perfection par Dieu de cette réalité, mais traduit simplement une certaine loi dans une forme utilisable avec profit par la Raison.) Dans ce cadre, on peut appeler "Bien" ce qui rapproche de ce potentiel, et "Mal" ce qui en éloigne. C'est aussi ce que fait Spinoza.

Le "souverain bien" c'est le maximum de puissance précédent réalisé, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière.


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Messagepar pierreimparfaite » 23 août 2009, 23:46

Merci pour cette réponse ... qui mérite réflexion ... Je me permettrai donc de vous répondre plus longuement un peu plus tard. Bien cordialement !

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Messagepar Louisa » 24 août 2009, 01:41

Sescho a écrit :Au plan relatif (de l'ordre de la Raison, mais néanmoins traduction d'une réalité, savoir une loi de la Nature : celle de la puissance et de la béatitude humaine), soit dans le §13, il appert que chaque homme peut être considéré "avoir", avec sa nature propre, un potentiel de puissance maximale. Son histoire personnelle - idées confuses, émotions, désirs impulsifs ou compulsifs - le tient plus ou moins à distance de ce potentiel dans la réalité (ceci ne remet pas en cause la perfection par Dieu de cette réalité, mais traduit simplement une certaine loi dans une forme utilisable avec profit par la Raison.) Dans ce cadre, on peut appeler "Bien" ce qui rapproche de ce potentiel, et "Mal" ce qui en éloigne. C'est aussi ce que fait Spinoza.


Bonjour Pierreimparfait et bienvenue sur ce forum!

juste une petite remarque concernant la citation ci-dessus, si je peux me le permettre, et en tout respect de l'opinion de Sescho. Il se peut que je me trompe, mais je ne crois pas que parmi les commentateurs actuels de Spinoza, il y en a encore qui défendent l'idée qu'il y aurait chez Spinoza une quelconque "potentialité". A mon avis, il est même très important de comprendre qu'il n'y en a pas (qu'il n'y a pas de potentialité chez lui), notamment pour pouvoir comprendre le début du TRE. Je m'explique.

D'abord, jamais Spinoza ne parle de potentialité, ni de réalisation ou actualisation. Dans le spinozisme, tout est toujours déjà actuel, il n'y a ni potentiel ni virtuel. Une chose peut exister dans le temps ou ne plus exister dans le temps, mais c'est tout. Pourtant, à l'époque ces mots étaient connus, bien sûr. Si on ne les retrouve nullement dans l'oeuvre de Spinoza, ce n'est donc pas par hasard.

On trouve les notions de "potentiel" dans l'aristotélisme, et puis surtout aussi dans le christianisme. En effet, c'est dans de telles perspectives qu'il y a comme une "distance" entre notre essence et notre existence. Notre existence, dans ces philosophies, nous éloigne nécessairement de notre essence, de qui nous sommes "vraiment". Un comportement "vertueux" consiste alors à essayer de mener sa vie d'une telle façon que l'on puisse s'approcher toujours davantage de cette essence, dans l'espoir de pouvoir un jour la "réaliser" ici sur terre, dans notre (sinon misérable) existence. On pourra dire qu'on demeure "imparfait" aussi longtemps qu'on n'a pas pu actualiser tout notre potentiel, alors qu'on obtient la perfection maximale lorsque nous arrivons à nous réaliser pleinement. Aujourd'hui, ce genre de raisonnement est tout à fait rentré dans les moeurs. On a tous l'impression qu'il faut "devenir soi-même", pour beaucoup de gens cela est même une simple évidence.

Or, Spinoza a fortement critiqué cette idée, pour proposer une perspective tout à fait nouvelle et intéressante. C'est déjà ce qu'il annonce au début du TRE. Pour lui, les notions de parfait et imparfait, de bon et de mauvais, ne sont que "relatifs", comme le dit P-F Moreau. Est-ce que cela veut dire qu'ils sont arbitraires, genre "à chacun son point de vue"? Non, explique-t-il, cela signifie que le bon ou le parfait ne le sont jamais dans l'absolu, on ne peut le dire d'une chose que lorsqu'on la compare à un "modèle" ou un "idéal" (Spinoza revient là-dessus dans la préface de la 4e partie de l'Ethique). On va par exemple dire qu'une maison n'est pas encore "parfaite", et alors on veut dire qu'elle n'est pas encore "achevée", qu'elle n'a pas encore atteint le stade qu'on trouve qu'elle devrait atteindre. Or, dit Spinoza, ce que moi je trouve que cette maison devrait atteindre, cela peut être différent de ce que toi tu trouves qu'elle devrait atteindre. Il suffit qu'on a un autre modèle ou idéal en tête pour que ce soit le cas. Considérée en elle-même, en revanche, c'est-à-dire dans sa "nature", comme Spinoza le dit au début du TRE, la maison n'est ni parfaite ni imparfaite, elle est, tout simplement!

Il faut bien s'attarder un instant à cette idée pour pouvoir en saisir la portée "révolutionnaire". Cela signifie qu'il n'y a plus aucune distance réelle entre la maison telle qu'elle existe, et la maison telle qu'elle est "en soi". La maison, à chaque moment de sa construction, est ce qu'elle est, jamais elle n'a qu'une "existence" qui serait encore éloignée de ce qu'en essence elle serait.

Comparons cela à Aristote. Chez lui, une table qui n'existe pas encore, existe tout de même déjà dans un certain sens: dans la tête du menuisier. En effet, il a une "idée" de la table qu'il veut faire, une "forme", dit Aristote, de la table. Cette forme sera ensuite la "cause formelle" de la vraie table, car c'est en fonction d'elle que le menuisier transformera le bois en table. A chaque stade de cette transformation, il mesure la distance entre le résultat de son travail et la forme ou l'idée de la table dans sa tête. Aussi longtemps que la table réelle ne correspond pas exactement à l'idée qu'il s'en est fait, on peut dire que la table n'existe qu'en "puissance", que le bois a le "potentiel" de devenir une table, mais ne l'est pas encore, que la table n'est pas encore achevée, n'est pas encore "parfaite" (du latin perficere, achever). Si on regarde la nature du résultat intermédiaire, on pourra dire qu'elle n'est ni bois non travaillé, ni table. La nature du résultat intermédiaire peut donc à raison être dite "imparfaite".

Or, pour le spinozisme, dire que quelque chose est imparfaite, c'est dire qu'elle manque de quelque chose. Et, comme il le dit explicitement dans l'Ethique, le manque n'a rien de "positif". C'est-à-dire: le manque n'existe jamais véritablement, il n'existe que dans l'esprit de celui qui trouve qu'une chose pourrait être meilleure si elle avait encore ceci et ceci. Il n'a pas de consistance propre (en effet, si l'on dit que ce verre manque de vin, on dit simplement qu'il est vide, on ne pourra pas "saisir" le manque).

Cela a des conséquences éthiques assez considérables. Car cela signifie, comme le dit Spinoza dans le début du TRE, qu'en fait, rien n'est parfait ou imparfait "en soi", considérée dans sa nature. Pourtant, y ajoute-t-il immédiatement, les hommes aspirent toujours à devenir meilleur. Une théorie qui dit que c'est normal parce que notre "existence" nous éloigne de notre "essence" ou de notre "potentiel", pourra dire que ce désir de devenir meilleur est lié au fait que nous n'actualisons pas entièrement notre essence, que nous ne sommes pas encore parfaite, que nous n'avons pas encore entièrement réalisé notre nature. Or s'il faut laisser carrément tomber l'idée qu'atteindre la perfection c'est atteindre sa propre nature (considérée comme le point où nous devrions "achever" l'actualisation de notre potentiel), comment Spinoza pourrait-il encore expliquer ce désir de devenir meilleur, que nous sentons pourtant tous?

D'abord, toujours dans le même passage du TRE, il va attribuer ce désir à la "faiblesse" humaine. Il dit que même si on sait qu'il n'y a pas quelque chose comme un point d'aboutissement de la vie humaine, qu'on ne peut pas devenir moins imparfait puisque notre "nature" est toujours déjà actualisée, cela ne nous aide pas, on ne pourra pas s'empêcher de le vouloir. Mais alors Spinoza est obligé de concevoir ce désir autrement (puisqu'il vient de laisser tomber l'idée traditionnelle de perfection). Comment va-t-il le faire?

Au lieu de dire que ce désir doit être conçu comme une tentative de "réaliser" notre "potentiel", il va dire qu'en fait nous désirons carrément changer de nature. En effet, si notre essence est toujours déjà actuelle, on ne pourra pas l'actualiser davantage, on ne peut que changer d'essence, adopter une essence plus puissante, au sens de plus forte (dans la conception traditionnelle (au sens où Aristote a influencé toute une tradition de pensée, et aussi ce que croit aujourd'hui le sens commun)) de la puissance comme un "potentiel", cela reviendrait à se dire qu'on ne peut que désirer d'augmenter notre potentiel lui-même, au lieu d'essayer d'actualiser celui que nous sommes censés avoir).

Concrètement, cela signifie que dans le spinozisme il ne s'agit pas vraiment de trouver un moyen pour "rendre existant" ce qu'en théorie, en essence, on serait déjà, il s'agit de trouver un moyen pour toujours devenir plus puissant qu'on ne l'est.

Cela signifie aussi abandonner toute idée d'imperfection. Dire que quelque chose est imparfait, dans le spinozisme c'est avoir une idée inadéquate donc fausse de la chose en question. Et cela vaut même pour une pierre .. :) ! Il s'agit donc d'apprendre à concevoir toute chose comme ayant déjà entièrement réalisée son potentiel, comme étant déjà entièrement "soi-même", mais aussi comme aspirant toujours à devenir mieux encore. Seulement, devenir mieux cela veut désormais dire: devenir autre qu'on n'est, devenir plus puissant encore.

On voit bien que c'est fort différent. Dans le spinozisme pour devenir heureux il s'agit non pas de remplir un manque, il s'agit plutôt de comprendre que lorsqu'on pense en termes de manque, on s'y prend mal, on conçoit la situation d'une manière inadéquate. Il faut donc désapprendre de penser en ces termes-là, pour apprendre à se dire que de toute façon, on est en un certain sens toujours déjà "parfait", et si l'on veut devenir plus heureux, il va falloir essayer devenir plus puissant encore.

Le grand avantage d'une telle pensée, c'est qu'il s'agit, comme le dit bien l'intitulé de ce site, d'une "philosophie de l'affirmation". Au lieu de nier quelque chose de quelque chose (lorsque je dis qu'une chose manque de x, je lui nie la propriété x), il s'agit d'apprendre à affirmer. Affirmer quoi? D'abord il faut apprendre à affirmer ce qu'on est réellement (Spinoza dit: ce qu'on est réellement, notre essence actuelle, c'est l'ensemble de nos idées adéquates, ou encore, c'est notre désir même d'exister et de devenir plus heureux, c'est ça qui nous sommes "au fond", aujourd'hui). Puis il faut apprendre à penser de manière "affirmative" comment acquérir davantage de puissance. Autrement dit, il faut se demander non pas ce qui te manque pour être heureux (là on se base sur l'idée d'imperfection), mais ce que tu aimerais ajouter à qui tu es pour devenir plus heureux encore. La question éthique par excellence devient: qu'est-ce que je vais faire pour augmenter ma puissance, mon bonheur, mon désir de vivre, mon désir de faire du bien à un maximum d'autres gens (tout cela revient au même, pour Spinoza)? De quels moyens ai-je besoin, et comment les acquérir?

Enfin, j'espère avoir pu faire sentir, ne fût-ce qu'un petit peu, en quoi consiste la différence entre une pensée qui se base sur une puissance comprise comme un potentiel à réaliser, et une pensée qui se base sur l'idée qu'il n'y a pas de potentiel, que tout est toujours déjà réel, qu'on ne peut qu'augmenter la puissance que l'on a déjà.

Pour une discussion plus "théorique" de la différence entre les deux formes de penser et une argumentation rigoureuse permettant de comprendre en quoi dans le spinozisme il n'y a pas de potentialité (ou pas de "coupure de soi avec soi", comme le dit l'auteur), on peut consulter l'excellent livre de Pascal Sévérac, qui s'intitule Le devenir actif chez Spinoza (Paris, Editions Honoré Champion, 2005).

Sinon, on peut aussi se reporter à n'importe quel dictionnaire ou vocabulaire spinoziste. A titre d'exemple: le Dictionnaire Spinoza de Charles Ramond (Paris, Editions ellipses, 2007). On y trouve à l'entrée "puissance":

Charles Ramond a écrit :On oppose, depuis Aristote comme dans la conversation courante, ce qui est "en puissance" à ce qui est "réalisé", ou "en acte", comme le "virtuel" au "réel". La notion de "puissance" enveloppe donc le plus souvent, explicitement ou implicitement, une certaine négativité, ce qui est "en puissance" étant conçu comme incomplet, inachevé, ou à réaliser. Chez Spinoza au contraire, la puissance est positivité, être affirmation. C'est une position originale et difficile.


On peut aussi tout simplement lire la définition de l'Affect, au début de la troisième partie de l'Ethique, qui dit précisément que la Joie n'est pas une augmentation de son "existence", d'une telle façon qu'on s'approcherait de son "essence" (que Spinoza appelle aussi "puissance"). La Joie spinoziste n'est rien moins qu'une augmentation de cette puissance elle-même (et la Tristesse, en revanche, une diminution de cette puissance ou essence).

La distinction entre un véritable bien et les biens plus "traditionnels" que Spinoza opère dans le début du TRE se base sur une distinction qu'il fera plus explicitement dans l'Ethique, et qui a à voir avec la "durée" de l'augmentation de la puissance. Un véritable bien augmente notre puissance durablement, un bien passager ne l'augmentera que provisoirement, pas très longtemps. En effet, si "avoir plus d'argent" est un bien passager, c'est parce que lorsqu'on en a réellement plus, ce n'est pas suffisant, il faut en avoir de nouveau plus. Idem pour l'honneur: lorsqu'on l'a, on risque de le perdre pour des raisons qui n'ont rien à voir avec nous, donc ce n'est pas vraiment un bien sur lequel on peut compter non plus. Ce ne sera donc que l'amour d'un objet "stable" (Spinoza dira: éternel) qui pourra nous garantir que le bien qu'on aime restera pour toujours avec nous. Ce bien, Spinoza l'appelle le "bien suprême" ou souverain, et dans l'Ethique il l'identifiera à Dieu, ou à ce qu'il appelle "l'amour intellectuel de Dieu". Mais il l'identifiera aussi à ... la satisfaction suprême de soi. De nouveau, il s'agit donc d'apprendre à être pleinement satisfait de soi-même, au lieu de se dire qu'on manque encore de ceci et de cela etc. (ce qui n'empêche en rien d'essayer d'être encore plus satisfait de soi-même qu'on ne l'est à un moment x, seulement il faut apprendre à penser en des termes de "plus", et non pas de "moins").

Bien sûr, comme il le dit aussi au début du TRE, cela ne signifie pas qu'il faut fuir l'argent et l'honneur et d'autres bien passagers. Au contraire, il admet volontiers qu'on en a besoin! Il faut juste comprendre (là-dessus il est donc d'accord avec Aristote) que ces biens ne sont que des "moyens", et qu'on n'en a besoin qu'en tant qu'ils nous aident à acquérir le bien suprême, ce ne seront jamais des biens "en soi".

Enfin, si quelque chose n'était pas clair dans ce que je viens de dire, n'hésite pas à poser des questions ou à nous faire part de tes objections (on sait que les questions stupides, cela n'existe pas)!

Quant au TRE: les numérotations des paragraphes sont hélas différentes selon les éditions. Si tu veux discuter de l'un ou l'autre paragraphe, le mieux c'est de dire quelle édition tu utilises (celle d'Appuhn, de Rousset, ...), et d'indiquer la première et la dernière phrase du paragraphe dont tu veux parler, comme ça on sait tous de quoi il s'agit.

Bonne lecture,
et au plaisir de te lire!
L.

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Messagepar sescho » 24 août 2009, 21:32

Louisa m’oblige à nouveau à préciser (outre que, même si je peux tout-à-fait prendre en compte leurs assertions, je ne commente pas les commentateurs mais Spinoza lui-même, argument d’autorité ou pas) :

Il vaut mieux ne pas confondre les mots avec le sens et inversement. Ni le plan divin (fondamental) avec le plan humain (relatif). Ni (c’est une occurrence du précédent) opposer le fait que les êtres de Raison ne sont pas des êtres réels à cet autre fait que cette même Raison est ce qu’il y a de meilleur en l’Homme. Etc.

Une éthique implique un Bien et un Mal en un certain sens (relatif.) Et si le fait est le fait, point, comme je l’ai expliqué plus haut, la Raison n’en est pas moins dans sa puissance réelle en faisant du Souverain bien un « potentiel » inhérent à la nature humaine (ce qui est une chosification pratique d’une Loi de la Nature, comme je l’ai dit.) Lorsque je vais chez le médecin pour soigner une maladie, c’est que je considère que j’ai le potentiel de guérir. Et j’ai raison de le faire, généralement. C’est aussi simple que cela. Un but atteignable (et donc un potentiel convenant avec sa nature), des moyens, un résultat. Et il suffit de lire Spinoza quant au sens, qu’il emploie le mot ou pas (entre autres très nombreux exemples, et encore toutes les formules du type « mauvaises passions », etc. voir http://www.spinozaetnous.org/document-d71.html) :

Spinoza a écrit :TRE 13. … l'homme conçoit une nature humaine de beaucoup supérieure à la sienne, où rien, à ce qu'il lui semble, ne l'empêche de s'élever ; il recherche tous les moyens qui peuvent le conduire à cette perfection nouvelle ; tout ce qui lui semble un moyen d'y parvenir, il l'appelle le vrai bien ; et ce qui serait le souverain bien, ce serait d'entrer en possession, avec d'autres êtres, s'il était possible, de cette nature supérieure. Or, quelle est cette nature? nous montrerons, quand il en sera temps que ce qui la constitue, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière.

14. Voilà donc la fin à laquelle je dois tendre : acquérir cette nature humaine supérieure, et faire tous mes efforts pour que beaucoup d'autres l'acquièrent avec moi …

CT2Ch4 : DES EFFETS DE LA CROYANCE, ET DU BIEN ET DU MAL DE L'HOMME.

(4) Le troisième effet est qu’elle nous donne la connaissance du bien et du mal et nous fait connaître les passions que nous devons réprimer. ...

(5) Nous avons déjà dit que toutes choses sont nécessaires, et que dans la nature il n'y a ni bien ni mal ; aussi, lorsque nous parlons de l’homme, nous entendons parler de l'idée générale de l'homme, laquelle n'est autre chose qu’un être de raison (Ens rationis). L'idée d'un homme parfait, conçue par notre esprit, nous est un motif, quand nous nous observons nous-mêmes, de chercher si nous avons quelque moyen d'atteindre à cette perfection.

(6) C'est pourquoi tout ce qui peut nous conduire à ce but, nous l'appelons bien ; tout ce qui nous en éloigne ou n'y conduit pas, mal.

(7) Il faut donc, pour traiter du bien et du mal dans l'homme, connaître d'abord l'homme parfait ; car, si je traitais du bien et du mal dans un homme particulier, par exemple Adam, je confondrais l’être réel avec l’être de raison, ce que le philosophe doit soigneusement éviter, pour des raisons que nous dirons plus loin.

(8) En outre, comme la fin d’Adam ou de toute autre créature particulière ne peut nous être connue que par l’événement, il s'ensuit que tout ce que nous disons de la fin de l'homme doit être fondé sur la conception de l’homme parfait : or, comme il s'agit ici d’un pur être de raison (ens rationis), nous pouvons en connaître la fin, comme aussi ce qui est bien ou mal pour lui, puisque ce ne sont là que des modes de la pensée.

CT2Ch14 : (2) Je crois donc avoir assez montré et démontré que c'est seulement la foi vraie et la raison qui nous conduisent à la connaissance du bien et du mal. …

(4) … le fondement de tout bien et de tout mal est l'amour, suivant qu'il tombe sur tel ou tel objet : car si nous n'aimons pas l'objet qui, avons nous dit, est le seul digne d'être aimé, à savoir Dieu, si nous aimons au contraire les choses qui par leur nature propre sont périssables, il s'ensuit nécessairement (ces objets étant exposés à tant d'accidents et même à l'anéantissement) que nous éprouvons la haine et la tristesse après le changement de l'objet aimé, la haine lorsque quelqu'un nous l'enlève, la tristesse lorsque nous le perdons. Si au contraire l'homme arrive à aimer Dieu, qui est et demeure éternellement inaltérable, il lui devient alors impossible de tomber dans cette fange des passions : car nous avons établi comme une règle fixe et inébranlable que Dieu est la première et unique cause de tout notre bien et le libérateur de tous nos maux.

CT2Ch16 : (1) Sachant maintenant ce que c'est que le bien et le mal, le vrai et le faux, et en quoi consiste le bonheur de l'homme parfait, il est temps de venir à la connaissance de nous-mêmes et de voir si pour arriver à ce bonheur nous sommes libres ou nécessités. …

CT2Ch26 : (6) Enfin, nous voyons encore que la connaissance par raisonnement n'est pas en nous ce qu'il y a de meilleur, mais seulement un degré par lequel nous nous élevons au terme désiré, ou une sorte d'esprit bienfaisant qui, en dehors de toute erreur et de toute fraude, nous apporte la nouvelle du souverain bien et nous invite à le chercher et à nous unir à lui, laquelle union est notre salut véritable et notre béatitude.

Lettre 19 à Blyenbergh : …comme les bons ont incomparablement plus de perfection que les méchants, leur vertu ne peut être comparée à celle des méchants ; d’autant plus que les méchants sont privés de l’amour divin qui découle de la connaissance de Dieu, et par lequel seul nous pouvons, dans la mesure de notre intelligence humaine, être appelés les enfants de Dieu. Il y a plus encore : ne connaissant pas Dieu, les méchants ne sont, dans la main de l’ouvrier, qu’un instrument qui sert sans le savoir et qui périt par l’usage ; les bons, au contraire, servent Dieu en sachant qu’ils le servent, et c’est ainsi qu’ils croissent sans cesse en perfection.

Lettre 21 à Blyenbergh : … La privation, selon moi, n’est pas l’acte de priver, mais purement et simplement le défaut ou le manque de quelque chose, lequel défaut en soi n’est rien. Ce n’est qu’un être de raison ou un mode de la pensée qui se forme par la comparaison des choses. … quand nous considérons la nature d’un homme emporté par le libertinage, et que nous comparons l’état actuel de son désir avec son état passé, ou avec le désir qui anime l’homme de bien, nous affirmons que le débauché est privé d’un désir meilleur que celui qui l’entraîne, parce que nous pensons qu’un désir vertueux convient actuellement à sa nature. Mais il faudra bien écarter cette pensée, si l’on considère la nature des décrets et de l’intelligence de Dieu ; car à ce point de vue, un désir vertueux ne convient pas plus à la nature de l’homme débauché qu’à celle du diable ou d’une pierre. Par où l’on voit que ce meilleur désir qu’on a supposé n’est point une privation réelle, mais seulement une négation. Et de cette façon, la privation consiste donc à nier d’un objet quelque chose que nous croyons appartenir à sa nature ; et la négation, à nier d’un objet quelque chose qui n’appartient pas à sa nature.

Lettre 73 à Oldenburg : … je dis qu’il n’est pas absolument nécessaire pour le salut de connaître le Christ selon la chair ; mais il en est tout autrement si on parle de ce Fils de Dieu, c’est-à-dire de cette éternelle Sagesse de Dieu qui s’est manifestée en toutes choses, et principalement dans l’âme humaine, et plus encore que partout ailleurs dans Jésus-Christ. Sans cette Sagesse, nul ne peut parvenir à l’état de béatitude, puisque c’est elle seule qui nous enseigne ce que c’est que le vrai et le faux, le bien et le mal. …

E4Pré : … Le bien et le mal ne marquent non plus rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des façons de penser, ou des notions que nous formons par la comparaison des choses. Une seule et même chose en effet peut en même temps être bonne ou mauvaise ou même indifférente. La musique, par exemple, est bonne pour un mélancolique qui se lamente sur ses maux ; pour un sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise.

Mais, bien qu’il en soit ainsi, ces mots de bien et de mal, nous devons les conserver. Désirant en effet nous former de l’homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler, nous conserverons à ces mots le sens que nous venons de dire. J’entendrai donc par bien, dans la suite de ce traité, tout ce qui est pour nous un moyen certain d’approcher de plus en plus du modèle que nous nous formons de la nature humaine ; par mal, au contraire, ce qui nous empêche de l’atteindre. Et nous dirons que les hommes sont plus ou moins parfaits, plus ou moins imparfaits suivant qu’ils se rapprochent ou s’éloignent plus ou moins de ce même modèle. …

E5P42S : J’ai épuisé tout ce que je m’étais proposé d’expliquer touchant la puissance de l’âme sur ses passions et la liberté de l’homme. Les principes que j’ai établis font voir clairement l’excellence du sage et sa supériorité sur l’ignorant que l’aveugle passion conduit. Celui-ci, outre qu’il est agité en mille sens divers par les causes extérieures, et ne possède jamais la véritable paix de l’âme, vit dans l’oubli de soi-même, et de Dieu, et de toutes choses ; et pour lui, cesser de pâtir, c’est cesser d’être. Au contraire, l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être ; et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. La voie que j’ai montrée pour atteindre jusque-là paraîtra pénible sans doute, mais il suffit qu’il ne soit pas impossible de la trouver. Et certes, j’avoue qu’un but si rarement atteint doit être bien difficile à poursuivre ; car autrement, comment se pourrait-il faire, si le salut était si près de nous, s’il pouvait être atteint sans un grand labeur, qu’il fût ainsi négligé de tout le monde ? Mais tout ce qui est beau est aussi difficile que rare.

TTP4 : … tous les moyens nécessaires pour atteindre la fin suprême des action humaines, je veux dire Dieu, en tant que nous en avons l’idée, peuvent très-bien s’appeler des commandements de Dieu, puisque l’emploi de ces moyens nous est en quelque sorte prescrit par Dieu même, en tant qu’il existe dans notre âme ; et par conséquent la règle de conduite qui se rapporte à cette fin peut aussi très-bien recevoir le nom de loi divine. Maintenant, quels sont ces moyens ? quelle est la règle de conduite qui nous est imposée pour atteindre à cette fin ? ...



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Messagepar Amstel » 25 août 2009, 05:36

Bonjour Louisa et Sescho,

Louisa a écrit :…jamais Spinoza ne parle de potentialité, ni de réalisation ou actualisation.


Il est vrai que Spinoza n’utilise pas ce vocabulaire, mais au sujet de l’actualisation de l’essence je voudrais rappeler ce que disait Deleuze dans son cours du 17 mars 1981 :


Deleuze a écrit :J’expérimente que je suis éternel. Mais encore une fois, à une condition, à condition que je me sois élevé à des idées et à des affects qui donnent à cette partie intensive une actualité. C’est en ce sens que j’expérimente que je suis éternel. Donc c’est une expérimentation qui signifie une éternité, mais de "coexistence". Ce n’est pas une "immortalité" de succession. C’est dès maintenant dans mon existence que j’expérimente l’irréductibilité de la partie intensive que je suis de toute éternité, que je suis éternellement avec les parties extensives que je possède sous la forme de la durée.

Mais, si je n’ai pas actualisé mon essence, ni même mes rapports, si j’en suis resté à la loi des parties extensives qui se rencontrent du dehors, à ce moment-là je n’ai même pas l’idée d’expérimenter que je suis éternel. À ce moment-là quand je meurs, oui, je perds la plus grande partie de moi-même. Au contraire, si j’ai rendu ma partie intensive proportionnellement la plus grande.

Mais cette essence éternelle, encore une fois, tel qu’on lit Spinoza, ce n’est pas simplement une essence comme une figure mathématique. C’est une essence qui n’existe qu’en essence que dans la mesure où elle est passée par l’existence, c’est-à-dire, où elle a actualisé son degré. Où elle a actualisé pour lui-même son degré, c’est-à-dire la partie intensive qu’elle était.


La discussion qui fait suite au cours est très intéressante et fort concrète, on y parle de l’essence de Mozart, de Rimbaud, on de celle d’un bébé écrasé. Mais prenons un exemple cher à Spinoza, celui de Pythagore.

Pythagore est un monsieur qui a vécu dans la durée et qui a découvert, entre autres, le théorème selon lequel : « La somme des mesures des angles d'un triangle est égale à deux droits ».

Cette vérité est éternelle en Dieu.

En découvrant son théorème Pythagore s’est élevé à des idées qui donnent à sa partie intensive une actualité. L’essence de Pythagore est donc plus puissante après la découverte de cette vérité qu’avant. C’est donc uniquement en passant par l’existence que Pythagore a actualisé son degré de puissance, a intensifié la présence de Dieu dans l’homme, et a fait l’expérience de son éternité.

Le théorème de Pythagore est éternel. Et ayant actualisé son essence à l’éternité de Dieu, nul doute que monsieur Pythagore n’avait plus peur de la mort.

Mais la question que je me pose est la suivante : Spinoza serait-il d’accord avec Deleuze dans son usage qu’il fit de l’actualisation des essences?

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Messagepar Durtal » 25 août 2009, 15:08

Louisa a écrit :Bonjour Pierreimparfait et bienvenue sur ce forum!


D'abord, jamais Spinoza ne parle de potentialité, ni de réalisation ou actualisation. Dans le spinozisme, tout est toujours déjà actuel, il n'y a ni potentiel ni virtuel. Une chose peut exister dans le temps ou ne plus exister dans le temps, mais c'est tout. Pourtant, à l'époque ces mots étaient connus, bien sûr. Si on ne les retrouve nullement dans l'oeuvre de Spinoza, ce n'est donc pas par hasard.


?

Il utilise pourtant des notions dont je serais curieux de connaître comment on les explique sans en passer par là.

scolie E5P34 a écrit : Les Corps humains ayant un très grand nombre d'aptitudes, ils peuvent, cela n'est pas douteux être d'une nature telle qu'ils se rapportent à des Ames ayant d'elles mêmes et de Dieu une grande connaissance".


Je lis: Ils "peuvent être" et non "ils sont" (d'une nature telle etc...) car à considérer ne serait-ce que la condition native d'un être humain ( cf même scolie) ils "sont" justement très loin d'être d'une nature telle que leurs corps se rapportent à des âmes qui ont d'elles mêmes et de Dieu "une très grande connaissance " ce qui n'empêche apparement pas Spinoza de déclarer "qu'ils le peuvent".

Il est question dans le même scolie de faire que le corps du petit d'homme change "autant que sa nature le souffre", c'est à dire dans des limites qui sont déterminées de sorte qu'il acquiert les propriétés énoncées: il est donc bien question de faire en sorte que certaines aptitudes du corps soient "développées" de telle façon qu'il finisse par présenter des caractéristiques qu'il n'a pas au départ ou qu'il ne possède que sous formes "d'aptitudes", "de capacités".

Spinoza refuse le possible au sens où il n'y a que la modalité du nécessaire, il n'y a pas d'évènement contingent, mais par ailleurs, comme son monde est un monde de lois il est absurde de prétendre que tout chez lui est "actuel", s'il y a des lois alors il y a des contrefactuels vrais. ( nous pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes).

Et ce qui est "potentiel" ou "virtuel" n'est pas forcément "contingent"

Enfin le seul être en toute rigueur, qui n'est jamais séparé de sa puissance, ou dont toute la puissance est en acte c'est Dieu ce qui est bien le moins pour un être dont la puissance d'agir et d'exister est infinie, mais pour une chose, (comme un être humain) dont la puissance d'agir et d'exister est finie, variable, je vois mal comment exactement on peut dire d'elle qu'elle "diminue" ou qu'elle "augmente" sans que cette augmentation ou cette diminution, ne représentent des états potentiels eu égard à l'état de référence qui va dans chaque cas vers l'augmentation ou vers la diminution.



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Messagepar Louisa » 26 août 2009, 14:02

Durtal a écrit :
louisa a écrit :D'abord, jamais Spinoza ne parle de potentialité, ni de réalisation ou actualisation. Dans le spinozisme, tout est toujours déjà actuel, il n'y a ni potentiel ni virtuel. Une chose peut exister dans le temps ou ne plus exister dans le temps, mais c'est tout. Pourtant, à l'époque ces mots étaient connus, bien sûr. Si on ne les retrouve nullement dans l'oeuvre de Spinoza, ce n'est donc pas par hasard.


?

Il utilise pourtant des notions dont je serais curieux de connaître comment on les explique sans en passer par là.

scolie E5P34 a écrit :
Les Corps humains ayant un très grand nombre d'aptitudes, ils peuvent, cela n'est pas douteux être d'une nature telle qu'ils se rapportent à des Ames ayant d'elles mêmes et de Dieu une grande connaissance".


Je lis: Ils "peuvent être" et non "ils sont" (d'une nature telle etc...) car à considérer ne serait-ce que la condition native d'un être humain ( cf même scolie) ils "sont" justement très loin d'être d'une nature telle que leurs corps se rapportent à des âmes qui ont d'elles mêmes et de Dieu "une très grande connaissance " ce qui n'empêche apparement pas Spinoza de déclarer "qu'ils le peuvent".


En effet, s'il n'y a dans le spinozisme aucun potentiel qui s'actualise ou se réalise, il faut retraduire les passages que l'on aurait éventuellement, de prime abord, pu lire ainsi autrement, et l'E5P39 que tu cites en est un. Par "retraduire" je ne veux pas dire ici "traduire par d'autres mots" mais "repenser" à nouveaux frais.

Pour ce faire, prenons d'abord la traduction de Pautrat (qui ici est plus proche de la lettre même du texte):

Scolie E5P39
Parce que les Corps humains sont aptes à un très grand nombre de choses, il ne fait pas de doute qu'ils peuvent être de nature telle qu'ils se rapportent à des Esprits ayant d'eux-mêmes ainsi que de Dieu une grande connaissance (...).

"Sont aptes" traduit apta sunt. Je ne crois pas (à vérifier) que Spinoza utilise le mot aptitudo. Or même si c'était le cas, cela ne me semble pas être difficile de le comprendre en un autre sens que celui de "potentialité". Exemple. Supposons que je suis "apte" à chanter. Cela signifie que dans certaines circonstances, je chante. J'ai un Corps qui dans certaines situations va commencer à chanter. Autrement dit, cela ne désigne qu'une propriété de mon Corps. Si en revanche j'avais le "potentiel" de chanter, cela signifierait qu'en théorie, je pourrais devenir quelqu'un qui chante, mais je ne le peux pas encore, même si on me mettais sur un podium devant mille personnes en me promettant une grande somme d'argent si je chantais. Si j'ai le potentiel de chanter, il faudra encore tout un chemin (toute une série de causes) avant que je peux dire que je peux réellement chanter. Si en revanche je suis apte à chanter, je peux chanter quand je le veux, ou quand la situation s'y prête, car c'est une de mes propriétés actuelles à moi.

Enfin, je ne sais pas si l'exemple était suffisamment clair pour faire ressentir la différence?

En ce qui concerne le "peuvent être" dans ce scolie: s'il n'y a pas de potentiel non actualisé, il faut dire qu'ici Spinoza parle des Corps humains en général. Il y a des Corps qui ont une grande connaissance d'eux-mêmes, et d'autres non, fait qui s'explique sur base de la proposition précédente.

Durtal a écrit :Il est question dans le même scolie de faire que le corps du petit d'homme change "autant que sa nature le souffre", c'est à dire dans des limites qui sont déterminées de sorte qu'il acquiert les propriétés énoncées: il est donc bien question de faire en sorte que certaines aptitudes du corps soient "développées" de telle façon qu'il finisse par présenter des caractéristiques qu'il n'a pas au départ ou qu'il ne possède que sous formes "d'aptitudes", "de capacités".


je ne crois pas qu'il s'agit de "développer" des aptitudes, chez Spinoza, au sens où le bébé serait déjà capable de faire en tant que bébé ce qu'il fera en tant qu'adulte, qu'il faut juste un peu développer ce qui est déjà là. Spinoza dit qu'il s'agit plutôt de changer son Corps, tel qu'il acquiert un autre Corps, qui lui est capable de faire des choses que le Corps du bébé ne pouvait pas faire, n'avait pas la capacité ou le pouvoir (au sens de "force") de faire. Je comprends alors le "autant que le pâtit sa nature" ainsi: autant que la nature d'un corps peut être d'une telle manière qu'il va passer de l'effectuation d'une essence singulière (celel du bébé) à l'effectuation d'une tout autre essence singulière (celle de l'adulte). En effet, comme il le dit dans l'E4P39 scolie, un Corps peut maintenir plus ou moins ce qu'il faut pour que nous on croit qu'il est toujours le même, mais en réalité, parfois la seule chose qui reste c'est qu'il y a toujours une circulation du sang etc., alors qu'on ne peut pas nier, dit-il, que ce Corps a entre-temps échangé sa nature contre une autre tout à fait différente, ce qui est exactement ce qui arrive dans le passage du bébé à l'adulte. Là aussi, il parle de la nature du corps qui "pâtit" un changement. A mon sens, cela signifie qu'il y a certaines choses que l'on sait faire avec un corps et qui auront comme effet que ce n'est plus un Corps humain (lui couper la tête, par exemple), et dans ce cas on a fait subir à ce corps des changements qu'il ne sait plus "pâtir", c'est-à-dire qui l'affectent d'une telle manière qu'il n'y a plus rien à affecter ou à être affecté. Alors que dans d'autres cas (celui du passage bébé - adulte), on transforme le Corps du bébé d'une manière qui l'affecte, que la nature du corps en question sait subir/pâtir sans être détruite, mais d'une telle façon qu'après certaines années, le corps ainsi affecté n'effectue plus du tout l'essence singulière du bébé (qui se caractérise par un degré de puissance très petit), mais effectue un tout autre degré de puissance (beaucoup plus grand), celui de l'adulte.

L'alternative serait de dire que le bébé est l'adulte "en puissance", or dire cela dans le spinozisme est absurde, puisque toute puissance désigne l'essence même d'une chose, alors que Spinoza dit que la puissance du bébé est infiniment petite comparée à celle de l'adulte. La puissance du bébé ne peut pas être identique, dans le spinozisme, à ce que ce bébé est "potentiellement", puisqu'en tant qu'adulte il n'a plus du tout la même puissance, c'est sa puissance même qui a changé. Raison pour laquelle j'ai dit ci-dessus à Sescho que lorsqu'on voulait identifier puissance et potentialité, chez Spinoza cela signifierait que la potentialité elle-même a énormément augmenté, du bébé à l'adulte. Il faudrait dire alors que l'adulte a un potentiel beaucoup plus grand que le bébé. Mais alors on voit bien que même dans ce cas, ce qui se passe du bébé à l'adulte, ce n'est pas que le bébé a réussi à réaliser tout ce qui était potentiellement en lui, il a plutôt réussi a changer carrément de "potentiel".

Durtal a écrit :Spinoza refuse le possible au sens où il n'y a que la modalité du nécessaire, il n'y a pas d'évènement contingent, mais par ailleurs, comme son monde est un monde de lois il est absurde de prétendre que tout chez lui est "actuel", s'il y a des lois alors il y a des contrefactuels vrais. ( nous pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes).

Et ce qui est "potentiel" ou "virtuel" n'est pas forcément "contingent"


En effet, traditionnellement on distingue le potentiel et le possible. Une énergie potentielle n'est pas une énergie "possible", c'est une énergie qui est déjà tout à fait réelle, seulement elle n'est réelle que sous une forme précise, forme "stockée" pourrait-on dire, alors que lorsque cette quantité potentielle se transforme en du mouvement, la même énergie s'actualise en énergie cinétique.

Ou comme le dit Lalande, ce qui est potentiel est ce qui existe en puissance, et non en acte. C'est pourquoi le potentiel s'oppose non pas au nécessaire (qui est le contraire du possible), mais à l'actuel, à ce qui est en acte, à ce qui agit. Or à mon sens le fait même qu'il faut distinguer le potentiel et le possible constitue précisément un argument pro l'idée qu'il n'y a pas de potentiel chez Spinoza. Car justement, si Spinoza recuse tout "possible" ontologique, il ne parle jamais non plus d'une chose qui serait en puissance. Dans le spinozisme, tout ce qui existe agit (est toujours actuel, car il n'y a pas de potentiel) et agit nécessairement (car il n'y a pas de possible). C'est la même chose que de dire que tout ce qui existe produit nécessairement un effet. Tandis que le possible est ce qui n'existe pas encore mais dont rien n'exclut a priori la possibilité, le potentiel est quelque chose qui d'office existe réellement, seulement, cela n'existe pas en acte.

Il faut donc distinguer une existence en puissance d'une existence en acte (sachant que toutes les deux sont parfaitement réelles), d'une existence possible, qui par définition n'est pas encore réelle). Le Corps du bébé n'a pas quelque chose comme une énergie potentielle qu'il faudrait juste transformer en énergie cinétique pour qu'il commence à courir un marathon. Il ne suffit pas de "développer" ce que ce Corps est réellement au sens où il suffirait de déployer ce qui est déjà réellement plié en lui. Il faut l'affecter pendant des années d'un tas de manières différentes pour qu'il commence à effectuer une toute autre essence.

Quant aux idées vraies de modifications non existantes: en quoi est-ce que cela prouverait la possibilité d'un potentiel? Si je pense à une licorne, faudrait-il dire que la licorne existe potentiellement?

Durtal a écrit :Enfin le seul être en toute rigueur, qui n'est jamais séparé de sa puissance, ou dont toute la puissance est en acte c'est Dieu ce qui est bien le moins pour un être dont la puissance d'agir et d'exister est infinie, mais pour une chose, (comme un être humain) dont la puissance d'agir et d'exister est finie, variable, je vois mal comment exactement on peut dire d'elle qu'elle "diminue" ou qu'elle "augmente" sans que cette augmentation ou cette diminution, ne représentent des états potentiels eu égard à l'état de référence qui va dans chaque cas vers l'augmentation ou vers la diminution.


pour autant que je sache, jamais Spinoza ne parle de la possibilité d'être "séparé" de sa puissance, en tant qu'être humain. Jamais chez lui on n'est séparé de son essence. Rappelons que son essence ce n'est rien d'autre que ses idées adéquates. Qui aurait mon idée adéquate si je pouvais en être séparé?

Traditionnellement (depuis Aristote, inventeur du couple conceptuel "en puissance - en acte"), le présupposé c'est qu'être "pleinement" en acte c'est être plus parfait que ce qui ne l'est pas. Et ce qui ne l'est pas est alors du moins en partie "en puissance". Dieu doit donc être pleinement en acte, tout ce qui est en lui est pleinement réalisé. Les Chrétiens ont intégré cette idée aristotélicienne de Dieu dans leur doctrine officielle.

Or justement, si la puissance divine spinoziste était une "potentialité", Dieu ne peut pas être pleinement en acte et en puissance à la fois! C'est toujours l'un ou l'autre. On ne peut pas à la fois avoir une puissance infinie d'agir (au sens de "potentialité"), et en même temps être pleinement actif ou en acte. Or chez Spinoza, Dieu est bel et bien les deux: il est puissance infinie, et il est toujours pleinement en acte. Ce qui est impensable dans une philosophie qui comprend par "puissance" "potentialité". Seulement, il suffit de tenir compte du fait que, déjà pour Dieu, Spinoza ne dit pas qu'il est en puissance, il dit qu'il est puissance. C'est la puissance elle-même qui est actuelle dans le spinozisme, et non pas la chose qui passe d'un état où elle est "en puissance" à un état où elle est "en acte". C'est parce que la chose (que ce soit Dieu ou autre, ou plutôt, qu'il s'agisse de l'essence de la substance ou de l'essence d'un mode) est puissance, qu'elle n'est jamais en puissance. Si donc Spinoza dit que Dieu a une puissance infinie, il ne veut pas dire par là que Dieu a une "potentialité" infinie, il veut dire ce qu'on a toujours dit de Dieu, qu'il est "omnipotent", c'est-à-dire à un pouvoir potestas infinie, au sens de force infinie. Non seulement il peut tout (au sens où potentiellement il pourrait tout faire, mais il sait aussi ne pas le faire), il fait tout, tout ce qui est logiquement possible. L'homme en revanche n'a pas une puissance illimitée, ce qui ne veut pas dire que potentiellement il ne sait pas tout faire, mais que sa force d'exister sera toujours, de fait, limitée.

A mon sens, l'une des raisons pour lesquelles on n'a jamais dit de Dieu qu'il est "en puissance", c'est parce que ce qu'on est en puissance, c'est par définition une chose que l'on n'est pas encore, et qui doit nous advenir du dehors, alors que rien n'affecte Dieu du dehors. Le bois, par exemple, est en puissance la table qu'il va devenir (on ne dit pas de la table qu'elle est "en puissance" aussi longtemps qu'elle n'existe pas encore!), mais il faut le menuisier (cause efficiente) et l'essence ou forme ou idée de la table dans la tête du menuisier (cause formelle) pour que le bois puisse être transformé en table. C'est donc la matière qui est en puissance d'une forme, mais justement, aussi longtemps qu'elle n' est pas "informée", elle ne dispose pas de cette forme ou essence, elle en est effectivement séparée, puisque cette forme n'existe que dans la tête de l'ouvrier. De même, une fois que le bois est devenu table, le bois n'a pas atteint "son" essence, on a plutôt un composé fait d'une part de l'essence du bois, en tant que matière, et d'autre part de l'essence de la table.

Tout ceci est implicitement présent lorsqu'on veut traiter de la puissance comme quelque chose qui n'est pas en acte. Or il me semble que c'est difficilement conciliable avec le spinozisme. L'âme chez Spinoza n'est pas une forme qui vient "informer" le corps. L'Esprit est tout simplement l'idée du Corps actuel. Si ce Corps existe dans le temps, le Corps actuel est celui qui est sans cesse affecté et qui affecte sans cesse, et si le Corps n'existe pas dans le temps mais uniquement "en Dieu", alors il n'est pas moins actuel, seulement dans ce cas l'Esprit est l'idée de l'essence éternelle (mais tout aussi actuelle, voir notamment le scolie d'E5P29). Chez Spinoza il n'y a pas d'Esprit sans Corps. Ou si l'on veut comprendre par "Esprit" "forme" (ce qui n'est pas conforme à l'usage spinoziste du mot forme), il n'y a pas de forme qui existe sans sa contrepartie, sans ce qu'elle informe. C'est en ce sens aussi que tout est toujours déjà actuel, et qu'il n'y a pas de "séparation" entre "forme" et "informé", que rien n'est en puissance autre chose qu'elle n'est. Autrement dit: le spinozisme n'est pas un thomisme.

Enfin, dire que toute puissance est toujours actuelle, qu'elle soit finie ou infinie, signifie effectivement que lorsque la puissance d'une chose augmente ou diminue, le résultat est une chose ayant une autre essence, plutôt que d'avoir une chose dont la "distance" entre son essence et son existence aurait diminuée. A mon avis, c'est exactement ainsi qu'il faut lire ce fameux scolie de l'E4P39. Ou en tout cas est-ce ainsi que j'essaie de le comprendre pour l'instant.
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Messagepar Louisa » 27 août 2009, 00:39

Amstel a écrit :
Louisa a écrit :
…jamais Spinoza ne parle de potentialité, ni de réalisation ou actualisation.


Il est vrai que Spinoza n’utilise pas ce vocabulaire, mais au sujet de l’actualisation de l’essence je voudrais rappeler ce que disait Deleuze dans son cours du 17 mars 1981 :

Deleuze a écrit :J’expérimente que je suis éternel. Mais encore une fois, à une condition, à condition que je me sois élevé à des idées et à des affects qui donnent à cette partie intensive une actualité. C’est en ce sens que j’expérimente que je suis éternel. Donc c’est une expérimentation qui signifie une éternité, mais de "coexistence". Ce n’est pas une "immortalité" de succession. C’est dès maintenant dans mon existence que j’expérimente l’irréductibilité de la partie intensive que je suis de toute éternité, que je suis éternellement avec les parties extensives que je possède sous la forme de la durée.

Mais, si je n’ai pas actualisé mon essence, ni même mes rapports, si j’en suis resté à la loi des parties extensives qui se rencontrent du dehors, à ce moment-là je n’ai même pas l’idée d’expérimenter que je suis éternel. À ce moment-là quand je meurs, oui, je perds la plus grande partie de moi-même. Au contraire, si j’ai rendu ma partie intensive proportionnellement la plus grande.

Mais cette essence éternelle, encore une fois, tel qu’on lit Spinoza, ce n’est pas simplement une essence comme une figure mathématique. C’est une essence qui n’existe qu’en essence que dans la mesure où elle est passée par l’existence, c’est-à-dire, où elle a actualisé son degré. Où elle a actualisé pour lui-même son degré, c’est-à-dire la partie intensive qu’elle était.


La discussion qui fait suite au cours est très intéressante et fort concrète, on y parle de l’essence de Mozart, de Rimbaud, on de celle d’un bébé écrasé. Mais prenons un exemple cher à Spinoza, celui de Pythagore.

Pythagore est un monsieur qui a vécu dans la durée et qui a découvert, entre autres, le théorème selon lequel : « La somme des mesures des angles d'un triangle est égale à deux droits ».

Cette vérité est éternelle en Dieu.

En découvrant son théorème Pythagore s’est élevé à des idées qui donnent à sa partie intensive une actualité. L’essence de Pythagore est donc plus puissante après la découverte de cette vérité qu’avant. C’est donc uniquement en passant par l’existence que Pythagore a actualisé son degré de puissance, a intensifié la présence de Dieu dans l’homme, et a fait l’expérience de son éternité.

Le théorème de Pythagore est éternel. Et ayant actualisé son essence à l’éternité de Dieu, nul doute que monsieur Pythagore n’avait plus peur de la mort.

Mais la question que je me pose est la suivante : Spinoza serait-il d’accord avec Deleuze dans son usage qu’il fit de l’actualisation des essences?


Bonjour Amstel,

merci de cette citation, que je ne connaissais pas!

En fait, il me semble que le vocabulaire de Deleuze est assez flottant, à ce sujet. Il reconnaît qu'une essence n'est une essence que dans la mesure où elle est actuelle, or justement, Spinoza a l'air de dire exactement l'inverse: toute essence est toujours actuelle, et cela de deux manières (ou bien en tant qu'elle existe en Dieu, donc en tant qu'elle est nécessairement formelle, ou bien en tant qu'elle existe dans un temps et un lieu, donc en tant qu'elle existe au sens ordinaire du terme) - voir notamment l'E5P29.

Deleuze ici reconnaît donc qu'une essence ne peut être appelée ainsi que lorsqu'elle est actuelle, mais introduit ensuite néanmoins la notion d'actualisation, qui est absente chez Spinoza. Il n'empêche que dans le cours du 21 décembre 1980, il souligne déjà le fait qu'il n'y a aucune "potentialité" chez Spinoza (tandis que si je ne m'abuse, c'est dans son livre sur l'expression chez Spinoza qu'il dit qu'il n'y a pas de "puissance de la puissance" (à vérifier)). Mon hypothèse: il y a quarante ans, Deleuze avait déjà compris qu'il faut abandonner toute identification entre la puissance spinoziste et une quelconque potentialité, mais il n'en avait pas encore tiré toutes les conséquences, raison pour laquelle il continue par après de parler en des termes d'"actualisation", alors que jamais Spinoza ne nous dit qu'il faudrait "actualiser" quelque chose.

Quelques extraits du cours en question (cours assez intéressant en ce qui concerne la distinction entre une morale et une éthique):

Deleuze a écrit :(...) Et si je me demande quel est le sens le plus immédiat du mot éthique, en quoi c'est déjà autre chose que de la morale, et bien l'éthique nous est plus connue aujourd'hui sous un autre nom, c'est le mot éthologie.

Lorsqu'on parle d'une éthologie à propos des animaux, ou à propos de l'homme, il s'agit de quoi ? L'éthologie au sens le plus rudimentaire c'est une science pratique, de quoi ? Une science pratique des manières d'être. La manière d'être c'est précisément le statut des étants, des existants, du point de vue d'une ontologie pure.
En quoi c'est déjà différent d'une morale ? On essaie de composer unes espèce de paysage qui serait le paysage de l'ontologie. On est des manières d'être dans l'être, c'est ça l'objet d'une éthique, c'est à dire d'une éthologie. Dans une morale, au contraire, il s'agit de quoi ? Il s'agit de deux choses qui sont fondamentalement soudées. Il s'agit de l'essence et des valeurs. Une morale nous rappelle à l'essence, c'est à dire à notre essence, et qui nous y rappelle par les valeurs. Ce n'est pas le point de vue de l'être. Je ne crois pas qu'une morale puisse se faire du point de vue d'une ontologie. Pourquoi ? Parce que la morale ça implique toujours quelque chose de supérieur à l'être; ce qu'il y a de supérieur à l'être c'est quelque chose qui joue le rôle de l'un, du bien, c'est l'un supérieur à l'être. En effet, la morale c'est l'entreprise de juger non seulement tout ce qui est, mais l'être lui-même. Or on ne peut juger de l'être que au nom d'une instance supérieure à l'être.
En quoi est-ce que, dans une morale, il s'agit de l'essence et des valeurs ? Ce qui est en question dans une morale c'est notre essence. Qu'est-ce que c'est notre essence ? Dans une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. Ca implique que l'essence est dans un état où elle n'est pas nécessairement réalisée, ça implique que nous ayons une essence. Ce n'est pas évident qu'il y ait une essence de l'homme. Mais c'est très nécessaire à la morale de parler et de nous donner des ordres au nom d'une essence. Si on nous donne des ordres eu nom d'une essence, c'est que cette essence n'est pas réalisée par elle-même. On dira qu'elle est en puissance dans l'homme cette essence. Qu'est-ce que c'est que l'essence de l'homme en puissance dans l'homme, du point de vue d'une morale ? C'est bien connu, l'essence de l'homme c'est d'être animal raisonnable. Aristote : L'homme est un animal raisonnable. L'essence, c'est ce que la chose est, animal raisonnable c'est l'essence de l'homme. Mais l'homme a beau avoir pour essence animal raisonnable, il ne cesse pas de se conduire de manière déraisonnable. Comment ça se fait ? C'est que l'essence de l'homme, en tant que telle, n'est pas nécessairement réalisée. Pourquoi ? Parce que l'homme n'est pas raison pure, alors il y a des accidents, il ne cesse pas d'être détourné. Toute le conception classique de l'homme consiste à le convier à rejoindre son essence parce que cette essence est comme une potentialité, qui n'est pas nécessairement réalisée, et la morale c'est le processus de la réalisation de l'essence humaine.
Or, comment peut-elle se réaliser cette essence qui n'est qu'en puissance ? Par la morale. Dire qu'elle est à réaliser par la morale c'est dire qu'elle doit être prise pour fin. L'essence de l'homme doit être prise pour fin par l'homme existant. Donc, se conduire de manière raisonnable, c'est à dire faire passer l'essence à l'acte, c'est ça la tâche de la morale. Or l'essence prise comme fin, c'est ça la valeur. Voyez que la vision morale du monde est faite d'essence. L'essence n'est qu'en puissance, il faut réaliser l'essence, cela se fera dans la mesure où l'essence est prise pour fin, et les valeurs assurent la réalisation de l'essence. C'est cet ensemble que je dirais moral.
Dans un monde éthique, essayons de convertir, il n'y a plus rien de tout cela. Qu'est-ce qu'ils nous diront dans une Ethique ? On ne va rien retrouver. C'est un autre paysage. Spinoza parle très souvent de l'essence, mais pour lui, l'essence c'est jamais l'essence de l'homme. L'essence c'est toujours une détermination singulière. Il y a l'essence de celui-ci, de celui-là, il n'y a pas d'essence de l'homme. Il dira lui-même que les essences générales ou les essences abstraites du type l'essence de l'homme, c'est des idées confuses. Il n'y a pas d'idée générale dans une Ethique. Il y a vous, celui-ci, celui-là, il y a des singularités. Le mot essence risque fort de changer de sens. Lorsqu'il parle d'essence, ce qui l'intéresse ce n'est pas l'essence, ce qui l'intéresse c'est l'existence et l'existant.
(...) L'achèvement du monde moral, on peut dire que c'est Kant, c'est là en effet qu'une essence humaine supposée se prend pour fin, dans une espèce d'acte pur.
L'Ethique, ce n'est pas ça du tout, c'est comme deux mondes absolument différents. Qu'est-ce que Spinoza peut avoir à dire aux autres. Rien.
Il s'agirait de montrer tout ça concrètement. Dans une morale, vous avez toujours l'opération suivante : vous faites quelque chose, vous dites quelque chose, vous le jugez vous-même. C'est le système du jugement. La morale, c'est le système du jugement. Du double jugement, vous vous jugez vous-même et vous êtes jugé. Ceux qui ont le goût de la morale, c'est eux qui ont le goût du jugement. (...) Dans une éthique, c'est complètement différent, vous ne jugez pas. (...)
Le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable, qu'est-ce que tu peux ? D'où, retour à cette espèce de cri de Spinoza : qu'est-ce que peut un corps ? On ne sait jamais d'avance ce que peut un corps. On ne sait jamais comment s'organisent et comment les modes d'existence sont enveloppés dans quelqu'un.
Spinoza explique très bien tel ou tel corps, ce n'est jamais un corps quelconque, c'est qu'est-ce que tu peux, toi.
(...) Les gens, les choses, les animaux se distinguent par ce qu'ils peuvent, c'est à dire qu'ils ne peuvent pas la même chose. Qu'est-ce que c'est ce que je peux ? Jamais un moraliste ne définirait l'homme par ce qu'il peut, un moraliste définit l'homme par ce qu'il est, par ce qu'il est en droit. Donc, un moraliste définit l'homme par animal raisonnable. C'est l'essence. Spinoza ne définit jamais l'homme comme un animal raisonnable, il définit l'homme par ce qu'il peut, corps et âme. Si je dis que "raisonnable" ce n'est pas l'essence de l'homme, mais c'est quelque chose que l'homme peut, ça change tellement que déraisonnable aussi c'est quelque chose que l'homme peut. Etre fou aussi ça fait partie du pouvoir de l'homme. Au niveau d'un animal, on voit bien le problème. Si vous prenez ce qu'on appelle l'histoire naturelle, elle a sa fondation dans Aristote. Elle définit l'animal par ce que l'animal est. Dans son ambition fondamentale, il s'agit de dire qu'est-ce que l'animal est. Qu'est-ce qu'un vertébré, qu'est-ce qu'un poisson, et l'histoire naturelle d'Aristote est pleine de cette recherche de l'essence. Dans ce qu'on appelle les classifications animales, on définira l'animal avant tout, chaque fois que c'est possible, par son essence, c'est à dire par ce qu'il est. Imaginez ces types qui arrivent et qui procèdent tout à fait autrement : ils s'intéressent à ce que la chose ou ce que l'animal peut. Ils vont faire une espèce de registre des pouvoirs de l'animal. Celui-là peut voler, celui-ci mange de l'herbe, tel autre mange de la viande. Le régime alimentaire, vous sentez qu'il s'agit des modes d'existence. Une chose inanimée aussi, qu'est-ce qu'elle peut, le diamant qu'est-ce qu'il peut? C'est à dire de quelles épreuves est-il capable ? Qu'est-ce qu'il supporte ? Qu'est-ce qu'il fait ? Un chameau ça peut ne pas boire pendant longtemps. C'est une passion du chameau. On définit les choses par ce qu'elles peuvent, ça ouvre des expérimentations. C'est toute une exploration des choses, ça n'a rien à voir avec l'essence. Il faut voir les gens comme des petits paquets de pouvoir. Je fais comme une espèce de description de ce que peuvent les gens.
(...) Spinoza dit très souvent que l'essence c'est la puissance. Comprenez le coup philosophique qu'il est en train de faire.
Modifié en dernier par Louisa le 27 août 2009, 01:23, modifié 1 fois.

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Louisa
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Messagepar Louisa » 27 août 2009, 01:22

Sescho a écrit :Louisa m’oblige à nouveau à préciser (outre que, même si je peux tout-à-fait prendre en compte leurs assertions, je ne commente pas les commentateurs mais Spinoza lui-même, argument d’autorité ou pas) :


On peut utiliser les commentateurs de trois manières:
1. en disant qu'un tel a dit X et en demandant à un interlocuteur au forum d'accepter la vérité de X pour la raison même qu'un tel l'a dit
2. en se disant qu'un tel a dit X et en en concluant que parce qu'un tel l'a dit, X doit être vrai
3. en constatant que l'analyse du commentateur en question atteint une profondeur tout à fait intéressante et apporte de nouveaux arguments, si bien qu'essayer de la comprendre permet d'acquérir soi-même une connaissance plus approfondie du spinozisme, soit en étant convaincu par l'argumentation du commentateur en question, soit en ayant été obligé de préciser son désaccord et par là même de fonder et d'affiner davantage sa propre interprétation et donc compréhension du spinozisme.

Dans le premier cas, on utilise la référence à un commentateur afin de solliciter sur ce forum l'assentiment d'un interlocuteur. Dans le deuxième cas, on se base sur sa propre confiance en tel ou tel commentateur pour accepter ce qu'il dit comme étant vrai, autrement dit pour y "croire", sans vraiment avoir mis à l'épreuve l'idée qu'il avance ou l'argumentation par laquelle il la défend. Dans les deux cas, il s'agit d'un argument d'autorité (c'est-à-dire, comme l'a précisé déjà Cicéron, un argument "externe" au sujet qu'il est censé démontrer, externe à la pensée que l'on essaie de comprendre davantage; c'est parce que l'argument d'autorité est externe à la thèse qu'il veut défendre qu'il s'agit de l'argument le plus "faible", dit (à mon sens à juste titre) Cicéron).

Dans le troisième cas en revanche, mentionner un commentateur n'a rien à voir avec un quelconque argument d'autorité. Au contraire, c'est une invitation à aller voir soi-même, à rentrer dans le "corps à corps" avec l'interprétation du commentateur pour en tirer quelque chose qui permet d'approfondir sa propre interprétation. Je crois qu'à un certain moment, celui qui veut réellement comprendre Spinoza est obligé de se livrer à un tel exercice, simplement pour 1) éviter un certain nombre d'erreurs que l'on a tendance à faire lorsqu'on ne confronte pas sa propre interprétation à d'autres interprétations, et 2) pouvoir acquérir soi-même aussi une certaine profondeur de compréhension, qui permet d'aller au-delà d'une compréhension purement personnelle (aussi satisfaisante que celle-ci peut paraître).

Lorsque je parle moi-même sur ce forum de commentateurs, c'est dans le cadre de ce troisième type d'usage qu'il faut le comprendre, et surtout pas comme s'il s'agirait d'un argument d'autorité. Au lieu de "commenter" un commentateur, je dirais qu'il s'agit avant tout d'essayer de "penser" ce qu'il propose, de l'utiliser pour enrichir sa propre réflexion, que celle-ci se construit dans le même sens ou dans le sens inverse de ce qu'avance tel ou tel commentateur.

Sescho a écrit :Il vaut mieux ne pas confondre les mots avec le sens et inversement.


en effet. Cela signifie à mes yeux qu'on ne lit un texte de manière proprement philosophique que si l'on accepte que chaque philosophe a donné son sens à lui aux mots, sens qu'il faut aller découvrir en comparant les différents usages qu'il en fait dans les différents contextes où il apparaît. Et c'est là qu'on constate que Spinoza ne parle jamais d'une chose qui serait "en" puissance, précisément en faisant très bien attention aux mots qu'il utilise. C'est là qu'on peut voir qu'on ne peut pas confondre le mot "puissance" tel que l'utilise Spinoza avec le sens qu'il a acquis aujourd'hui "sur l'espace public", ou par exemple chez Aristote.

Sescho a écrit : Ni le plan divin (fondamental) avec le plan humain (relatif). Ni (c’est une occurrence du précédent) opposer le fait que les êtres de Raison ne sont pas des êtres réels à cet autre fait que cette même Raison est ce qu’il y a de meilleur en l’Homme. Etc.


oui, tout à fait d'accord.

Sescho a écrit :Une éthique implique un Bien et un Mal en un certain sens (relatif.) Et si le fait est le fait, point, comme je l’ai expliqué plus haut, la Raison n’en est pas moins dans sa puissance réelle en faisant du Souverain bien un « potentiel » inhérent à la nature humaine (ce qui est une chosification pratique d’une Loi de la Nature, comme je l’ai dit.) Lorsque je vais chez le médecin pour soigner une maladie, c’est que je considère que j’ai le potentiel de guérir. Et j’ai raison de le faire, généralement. C’est aussi simple que cela.


là on utilise le mot "puissance" au sens ordinaire, donc au sens de potentiel. Il va de soi qu'on peut le faire, puisqu'on le fait chaque jour. Donc on peut certainement concevoir une visite chez le médecin en pensant à la notion de potentialité. Ce qu'il s'agirait de faire, en revanche, c'est de montrer que cette notion a un sens au sein même du spinozisme. Il faudrait donc remplacer le terme "puissance" chez Spinoza par "potentialité", et ensuite montrer que ça marche. Si les commentateurs actuels sont intéressants à lire, à ce sujet, c'est précisément parce que, du moins à mon sens, ils donnent un tas d'arguments qui montrent que ça ne marche pas.

Sescho a écrit :Un but atteignable (et donc un potentiel convenant avec sa nature), des moyens, un résultat. Et il suffit de lire Spinoza quant au sens, qu’il emploie le mot ou pas (entre autres très nombreux exemples, et encore toutes les formules du type « mauvaises passions », etc. voir http://www.spinozaetnous.org/document-d71.html) :

Spinoza a écrit :
TRE 13. … l'homme conçoit une nature humaine de beaucoup supérieure à la sienne, où rien, à ce qu'il lui semble, ne l'empêche de s'élever ; il recherche tous les moyens qui peuvent le conduire à cette perfection nouvelle ; tout ce qui lui semble un moyen d'y parvenir, il l'appelle le vrai bien ; et ce qui serait le souverain bien, ce serait d'entrer en possession, avec d'autres êtres, s'il était possible, de cette nature supérieure. Or, quelle est cette nature? nous montrerons, quand il en sera temps que ce qui la constitue, c'est la connaissance de l'union de l'âme humaine avec la nature tout entière.


Je comprends qu'on parvient à lire ce passage en y voyant une potentialité. Mais je crois que lorsqu'on l'analyse davantage, cela ne tient pas la route. Il faut surtout ne pas couper ce passage de la phrase qui lui précède, et qui dit:

"Mais, comme la faiblesse humaine n'arrive pas à suivre dans sa pensée cet ordre et que l'homme, pendant ce temps, conçoit une certaine nature humaine beaucoup plus forte que la sienne, et qu'il ne voit en même temps rien qui fasse obstacle à ce qu'il acquière une telle nature, il est incité à chercher des moyens qui le conduisent lui-même à une telle perfection (...)."

On voit que cette nature qui serait plus parfaite que la véritable, réelle nature que l'homme a, en réalité n'existe pas. C'est la faiblesse humaine de ne pas pouvoir y croire. Pour moi ce passage est donc une raison de plus pour abandonner l'idée d'une potentialité dans le spinozisme: Spinoza dit explicitement que nous ne sommes pas des êtres qui ont une nature humaine qui serait ainsi qu'elle disposerait "en puissance" d'une nature beaucoup plus forte. La nature humaine n'est en puissance de rien, elle est puissance, tout court, elle est même une puissance limitée, qui ne s'identifie qu'à ce que tel homme à tel moment sait réellement faire, et non pas à ce que la faiblesse humaine espère qu'un jour elle va pouvoir faire. C'est pourquoi aussi il peut dire par après que l'essence de l'homme, c'est un effort non pas pour changer de nature, mais pour "persévérer dans son être".
L.


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