Sescho a écrit :Je dois avouer que je ne "flashe" nullement sur le "conatus" : une chose résiste à la déformation par le principe d'inertie (que Spinoza extrapole en "volonté de puissance", mais là je n'admets pas la pureté de la démonstration.) C'est une loi comme d'autres.
serait-il possible de préciser de quelle démonstration (proposition) il s'agit?
C'est qu'il me semble qu'il n'y a pas de volonté de puissance chez Spinoza. Comme il le dit dans le scolie de l'E1P11: "
pouvoir exister est puissance". Une essence ne se caractérise pas par une volonté générale de puissance, elle EST une puissance, en tant qu'elle existe (qu'il s'agisse de Dieu ou d'une chose singulière; pour la chose singulière, voir la définition du conatus, E3P7). C'est également ce qui permet à Spinoza d'identifier la volition (comme tu le sais, il n'y a pas de volonté en général (LA volonté) chez lui, là où une chose singulière se définit bel et bien par LE conatus singulier qui le caractérise) à l'affirmation (ou la puissance, le pouvoir) que contient une idée.
Si tu référais par le terme "volonté de puissance" au fait que toute chose cherche à augmenter sa puissance (car cela lui garantit davantage de pouvoir persévérer dans l'existence): à mon sens c'est précisément ce qui montre que le
conatus spinoziste a peu à voir avec le principe d'inertie de la physique. Je m'explique.
Le conatus spinoziste est avant tout un principe ACTIF, et non pas REACTIF, comme tu sembles l'interpréter. Qui plus est, étant Actif au sens proprement spinoziste du mot, chaque
conatus produit nécessairement parmi tous les effets qu'il est déterminé de produire, des Actions, des effets qui augmentent sa propre puissance, et par là son désir d'exister, son désir de comprendre soi-même, le monde et Dieu, son Amour pour soi-même, pour les choses et pour Dieu, son bonheur. Le conatus est essentiellement cela.
Le réduire à une capacité de résister à ce qui le détruit (ce qu'il est bien sûr aussi), comme c'est le cas pour un corps qui se meut de façon inerte selon la première loi de Newton, c'est lui ôter tout ce qu'il a de proprement spinoziste, il me semble, c'est ne pas tenir compte du caractère proprement dynamique du conatus spinoziste. Si pour un corps newtonien le seul moyen d'augmenter sa puissance d'affecter d'autres corps (en accélérant sa propre vitesse) vient de l'extérieur (un autre corps doit lui donner davantage de vitesse), dans le spinozisme un conatus peut s'auto-affecter lui-même, et être lui-même seul la cause prochaine d'une augmentation de sa puissance. C'est pourquoi un corps et donc un conatus spinoziste a accès à la béatitude et la liberté, contrairement au corps newtonien.
C'est d'ailleurs aussi l'une des raisons pour lesquelles on ne peut pas évacuer l'autonomie modale du
se ipse du spinozisme. On pourrait par exemple penser à l'E4Ch.I et II:
Spinoza a écrit :CH.I.
Tous nos efforts, ou Désirs, suivent de la nécessité de notre nature de telle sorte qu'ils peuvent se comprendre, SOIT PAR ELLE SEULE ( per ipsam solam), comme par leur cause prochaine, soit en tant que nous sommes une partie de la nature, qui ne peut se concevoir adéquatement par soi sans les autres individus.
CH.II.
Les Désirs qui suivent de notre nature de telle sorte qu'ils peuvent se comprendre par elle seule, sont ceux qui se rapportent à l'Esprit en tant qu'on le conçoit composé d'idées adéquates (...) ceux-là indiquent toujours notre puissance (...).
Comment comprendre ces chapitres si, comme tu viens de le dire, "la chose n'a pas d'"elle-même"?
Notre nature (au sens de ce qui nous caractérise) est inévitablement d'une AUTRE nature que celle de Dieu (= La Nature au sens de la totalité de l'univers; donc La Nature (Substance) a une autre nature que la nature d'un mode), puisque nous sommes finis et lui infini. C'est pourquoi comprendre quelque chose par notre nature seule ne nécessite pas d'en passer par la nature de Dieu.
Sescho a écrit :Le problème là, c'est le "moi." Il n'y a pas de moi qui reste avec Spinoza : il y a des phénomènes, et dans ces phénomènes des passions.
comme je viens de le dire, il me semble qu'en effet il faut réduire les choses singulières à leurs passions pour évacuer ce que tu appelles le "moi" (et que j'appelerais l'essence d'une chose singulière) chez Spinoza. Or justement, l'essence d'une chose, sa partie éternelle, c'est l'ensemble de ses idées adéquates ou Actions. Le moi c'est le conatus, le principe "dynamique des Actions posées par la chose singulière.
Sescho a écrit :Les actions c'est connaître l'essence de Dieu. Ce que je suis dans ce second cas, c'est Dieu lui-même en tant qu'il s'explique par mon esprit seul. Il n'y a plus de "moi", c'est le "soi" divin.
le "soi" divin est en soi et se conçoit par soi. Ce n'est pas le cas pour une chose singulière, qui par définition reçoit son essence et existence d'autre chose. Ou comme le dit Spinoza: "
A l'essence de l'homme n'appartient pas l'être de la substance". C'est pourquoi cela me semble être un contre-sens absolu que de faire de "mon esprit seul" le "soi divin". Le "seul" ici signifie : abstraction faite des autres choses singulières extérieures à moi. Or Dieu, justement, n'est rien d'autre que l'ENSEMBLE de moi-même seul et des autres choses singulières.
On peut donc saisir OU BIEN le "soi" divin, mais alors on conçoit l'essence de la Substance (constituée par les attributs, et ayant les propriétés d'infinité, existence nécessaire, etc), OU BIEN ce qui s'en suit nécessairement, c'est-à-dire ce qui n'appartient plus à l'essence de Dieu, mais qui n'est qu'une affection ou un mode de cette essence.
C'est précisément ce qui distingue "mon Esprit seul" du "soi spirituel divin". Les affections sont certes EN Dieu, mais elles n'en constituent pas l'essence. Les choses singulières ou affections de Dieu ne font qu'exprimer le soi divin, elles ne SONT PAS ce soi divin (même si elles sont elles aussi divines).
Sescho a écrit :La précision méritait d'être faite, donc. Je ne fais pas de différence entre "être en soi" et "être cause de soi."
je crois qu'effectivement les deux sont synonymes (ou plutôt: cette identification d'une substance et d'une cause de soi est ce qu'effectivement démontre le début de l'Ethique). Or Bardamu parlait d'un "être soi", et là comme lui je ne vois pas comment ne pas le distinguer d'être en soi (même si l'expression "être soi" a comme désavantage de ne pas être utilisé par Spinoza, peut-être parce qu'elle suggère qu'on pourrait également ne pas être soi, ce qui est absurde dans le spinozisme).
En tout cas, je ne vois pas comment nier que le spinozisme réserve un "soi" proprement singulier, qui caractérise les modes ou choses dites singulières. Si ce "soi" n'est jamais "en soi" mais toujours en autre chose (en Dieu), il peut néanmoins se comprendre PAR soi.
Il faut donc à mon sens distinguer très nettement l'idée d'être en soi (= l'idée d'être cause de soi) et l'idée de pouvoir se comprendre par soi ce qui nécessite un "être soi", si l'on veut). La suite de mon message essayera de mieux préciser cette distinction.
D'abord, cette compréhension PAR SOI est exactement ce qui caractérise toute idée adéquate (voir ci-dessus, E4ch.I et II, par exemple), puisque cette idée a comme cause prochaine le "soi" de la chose singulière ou de l'Esprit singulier qui l'a. Certes, cette idée adéquate est également "en Dieu", mais cela non pas en tant qu'elle constituerait le "soi divin", car toute idée est un mode, et les modes ne constituent pas l'essence divine, ils ne font que l'exprimer. Il y a donc bel et bien deux genres de "soi" qui parcourent l'Ethique: le soi de la Substance, et le soi de chaque mode. Car tout mode est certes en Dieu, mais certains modes n'expriment Dieu qu'en tant que celui-ci est également exprimé par d'autres modes, tandis que d'autres modes expriment Dieu tout à fait seuls, "par soi". C'est ce type de "solitude" qui le rend possible que certains sont des sages et d'autres des ignorants: l'Esprit, pris "en soi", du sage est différent de l'Esprit, pris en soi, de l'ignorant, car l'un est constitué d'une majorité d'idées adéquates ou Affects actifs, l'un d'une majorité d'idées inadéquates et de passions.
Sescho a écrit :Il faudrait définir clairement ce qui est entendu par "essence d'une chose singulière." Pour moi, avant examen spécifique, Spinoza entend par-là sa nature totale - outre qu'elle ne peut être vue clairement en elle-même, mais seulement comme étant en Dieu -, et celle-ci ne saurait être connue adéquatement.
Définir clairement ce qui est entendu par "essence d'une chose singulière", Spinoza l'a fait. E3P7: "
L'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien à part l'essence actuelle de cette chose.". Comme il le dit dans la démonstration: cette essence actuelle de la chose n'est rien d'autre que la puissance d'une chose. C'est cette puissance qui permet à la chose,
autant qu'il est EN ELLE,
quantum in se est, de s'efforcer de persévérer dans son être (et non pas dans l'être de la Substance, dans le "soi divin", ni dans l'être d'un autre mode, ce qui serait absurd).
Quand cette chose est Joyeuse, sa puissance augmente, et quand elle ressent la Béatitude, elle a accès à la sagesse, ce qui fait qu'à partir de ce moment-là, il est beaucoup plus EN ELLE de pouvoir exister que ce qui est dans l'ignorant, vu
in se. Ici, ce "en soi" ne signifie pas un "être en soi" au sens d'être cause de soi. Il signifie simplement que l'on peut comprendre la chose par soi, c'est-à-dire sans tenir compte des autres choses singulières, en ne regardant que ce qu'elle est "en elle-même".
Je dirais donc qu'il faut distinguer le "concevoir une chose comme étant en soi" de "comprendre une chose par soi". Car à mon sens c'est précisément à ce niveau-ci que se situe la distinction entre une Substance et un mode de la Substance: la Substance non seulement se conçoit par soi, mais également comme ce qui est en soi (= être cause de soi), tandis qu'un mode ne peut JAMAIS être conçus en soi, mais il peut bel et bien:
1) se comprendre par soi: c'est ce qui se passe quand nous concevons son essence singulière, ou l'ensemble des idées adéquates qui en font CE mode singulier et non pas un autre, qui constituent donc sa singularité à lui, ou quand nous considérons sa puissance à lui (qui est certes divine, mais qui n'est pas la puissance divine "en soi", puisque celle-ci est infinie, tandis que la puissance singulière d'une chose toujours finie
2) se concevoir par autre chose: c'est ce qui se passe quand nous concevons ses idées inadéquates ou passions, qui ne s'expliquent qu'en comparant sa puissance singulière avec une puissance d'une autre chose singulière, différente de lui.
On pourrait objecter que la définition même du mode dit qu'il s'agit de ce qui est en autre chose et se conçoit par cette autre chose. Le problème c'est que notamment les chapitres I et II de E4 (tout comme de nombreux autres endroits) introduisent la possibilité de comprendre une chose singulière ou un mode " par soi". C'est ce qui me fait penser qu'il faut distinguer l'expression "concevoir par soi" de l'expression "comprendre par soi", tel que je l'ai fait ci-dessus. Là où Spinoza semble réserver le "concevoir par soi" uniquement pour ces choses qui existent en soi, il utilise sans cesse le "comprendre par soi" quand il désigne la connaissance par rapport aux choses singulières, la connaissance proprement humaine (qui n'en est pas moins divine pour autant, puisque tout est en Dieu).
Bref, à mon sens dire que la chose n'a pas d'"elle-même sur base de l'idée que quand elle connaît adéquatement, elle n'aurait plus de moi, elle serait devenue elle-même le "soi divin", c'est confondre le fait que toute chose singulière se conçoit par Dieu avec le fait que quand une chose singulière connaît quelque chose adéquatement, cette idée adéquate se comprend par elle seule, par son "soi" à elle. Que ce "soi" singulier est divin n'en fait pas encore un "soi divin". La chose singulière, quand elle connaît adéquatement, reste une chose singulière, son essence ne se confond pas avec l'essence divine. Son essence reste un simple degré de puissance, et ne devient pas par là une puissance infinie (qui ne caractérise que le "soi divin"). Ce qu'il y a, et c'est précisément en cela que consiste tout l'intérêt de l'Ethique, c'est que quand cette chose singulière comprend quelque chose adéquatement, elle acquiert non pas une puissance infinie mais néanmoins tout de même une puissance plus grande qu'avant d'avoir compris cette chose. Quand elle est elle-même seule la cause prochaine d'une telle compréhension, elle est Joyeux, elle peut même accéder à la liberté et à la Béatitude.
Sans ce niveau proprement "modal" d'un soi, sans la distinction entre "comprendre quelque chose par soi" et "se concevoir par soi", sans distinguer les deux usages spinozistes d'un "soi", c'est la possibilité de la béatitude même qui se perd, puisque la Béatitude ne caractérise PAS Dieu "en soi", elle ne caractérise pas le "soi divin" (dans son essence), elle ne caractérise que l'état de telle ou telle chose singulière, considérée "en soi".
Amicalement,
L.