L'homme n'existe pas

Questions philosophiques diverses sans rapport direct avec Spinoza. (Note pour les élèves de terminale : on ne fait pas ici vos dissertations).

Enegoid
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Messagepar Enegoid » 25 juin 2008, 11:46

(Toutes les citations viennent de TRE 57 Appuhn.)

« Il nous est nécessaire de tirer toujours toutes nos idées de choses physiques »


Ah, m’étais-je dit, nous voilà dans les choses singulières ! Spi dit qu’il faut toujours passer par les choses singulières pour atteindre Dieu.

Pas du tout, dit Spi :

« Il est à noter que par la suite des choses réelles, je n’entends pas ici la succession des choses singulières soumises au changement , mais seulement la suite des choses fixes et éternelles. »


Choses fixes et éternelles = lois. Quoi d’autre ?

« Les essences des choses singulières ne doivent pas être tirées de la succession (des choses singulières) …mais au contraire (cette essence) doit être acquise des choses fixes et éternelles »


Je conclus que l’essence d’une chose singulière est une chose fixe et éternelle, ce qui est confirmé par l’expression suivante :

« Les choses singulières dépendent si étroitement des choses fixes qu’elles ne pourraient sans ces dernières ni être ni être conçues »


Cqfd, non ?

Mais alors, quid de l'essence de Pierre ?

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Faun
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Messagepar Faun » 25 juin 2008, 12:45

Enegoid a écrit :Choses fixes et éternelles = lois. Quoi d’autre ?


Par les choses fixes et éternelles, je pense qu'il faut entendre la substance et ses attributs, car les modes ne peuvent en effet se comprendre adéquatement qu'en tant qu'ils sont des modifications de la substance, et donc des expressions "précises et déterminées" de tel ou tel attribut.

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Louisa
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Messagepar Louisa » 25 juin 2008, 14:43

Enegoid a écrit :Spinoza:
« Il est à noter que par la suite des choses réelles, je n’entends pas ici la succession des choses singulières soumises au changement , mais seulement la suite des choses fixes et éternelles. »

Enegoid:
Choses fixes et éternelles = lois. Quoi d’autre ?

Spinoza:
« Les essences des choses singulières ne doivent pas être tirées de la succession (des choses singulières) …mais au contraire (cette essence) doit être acquise des choses fixes et éternelles »

Enegoid:
Je conclus que l’essence d’une chose singulière est une chose fixe et éternelle, ce qui est confirmé par l’expression suivante


de prime abord, j'aurais également tendance à voir dans ces "choses fixes et éternelles" les attributs (et les modes infinis, qui eux aussi sont éternels), terme que Spinoza ne va développer que dans l'Ethique, justement parce qu'il va y étudier ces choses fixes et éternelles, ce qui n'était pas le but du TRE.

On peut également conclure de ce passage que la succession des choses singulières, les changements qu'elles subissent, et, comme le dit Spinoza au même endroit, leur existence, tout cela ne nous donne aucune connaissance de l'essence des choses singulières. L'essence de ces choses singulières, on ne peut la tirer que de ces choses "fixes et éternelles".

Pour l'instant, je comprends cela ainsi: on ne peut rien déduire des lois communes de la nature quand il s'agit de comprendre l'essence d'une chose singulière, car ces lois ne nous donnent que des informations sur la façon dont CHANGENT les choses singulières, la façon dont elles se succèdent. Elles ne nous disent quelque chose QUE sur leurs relations avec d'autres choses singulières (par exemple: quand un corps se mouvant à x km/h se heurte à un deuxième corps se mouvant à y km/h et dans un autre sens, alors les deux corps poursuivront un autre trajet que la direction avant le choc, ce trajet se situant à un angle précis et déterminé par rapport à la direction initiale). Or ces relations, nous y dit Spinoza, sont des "dénominations extrinsèques" des choses singulières, bref elles ne nous disent rien de l'essence même de la chose. Elles ne concernent que les "circonstances" des choses, ou leur existence, pas leur essence.

Ceci étant dit, je crois que ce passage du TIE mérite une analyse très détaillée, où l'on essaie de confronter toutes les lectures divergeantes possibles, car étant écrit dans un langage qui n'est pas celui de l'Ethique, il reste partiellement obscur, Spinoza utilisant pas mal de termes qu'il n'y définit pas.

Ce serait particulièrement intéressant notamment parce que justement, je crois qu'il s'agit d'un passage qui oblige ceux qui ne peuvent identifier, dans le spinozisme, l'essence des choses aux lois communes de la nature (comme c'est mon cas) à expliquer en quoi pourraient alors consister les "lois inscrites dans ces choses" (fixes et éternelles), car Spinoza y ajoute bel et bien que ces lois sont les lois selon lesquelles "toutes les choses singulières se font et s'ordonnent" (B101-G37).

Si l'on suppose que les choses fixes et éternelles sont les attributs, et non pas les lois communes de la nature, à quoi pourrait correspondre alors l'expression "lois inscrites dans les choses fixes et éternelles"? Ces lois sont-elles ce que Spinoza prouve dans l'Ethique 1, sont-elles ce qui détermine les propriétés des attributs et de la Substance (si oui, il s'agit clairement de "lois" que seule la Philosophie peut nous faire connaître), au lieu d'être les lois communes, que nous donnent aujourd'hui la Physique, la Chimie, bref les sciences exactes?

Autrement dit, ce qu'il faudrait à mon sens pouvoir faire, c'est donner une réponse argumentée à la question suivante:

Les sciences exactes nous donnent-elles un accès à l'essence même des choses singulières, ou cette essence n'est-elle connaissable que par le biais de la Philosophie (par le travail rationnel des concepts, par l'intuition intellectuelle)?

La physique par exemple étant la science de la succession des causes et des effets, nous donne-t-elle une idée de l'essence des "choses fixes et éternelles", autrement dit ces choses qui ne changent pas?

Autre exemple: si la Substance est une cause de soi, une chose "incréée", comme Spinoza l'appelle encore dans le TIE, il s'agit d'une chose dont il ne faut pas connaître la cause avant de pouvoir la connaître, puisqu'elle est elle-même sa cause (TIE G35-B97). La science exacte jamais ne pourra donc nous donner une idée adéquate de l'essence de la Substance. La définition de cette essence qui est toujours déjà existence relève de la Philosophie.

Qu'en est-il pour les essences des choses singulières? L'Ethique va dire que toute essence existe éternellement en Dieu, aussi avant et après son "passage" dans la "durée". Or les choses singulières ne sont "muables" que sub specie durationis. Ce dernier point de vue n'est-il pas celui des sciences exactes? Les sciences exactes ne nous donnent-elles pas justement les régularités ou lois qui déterminent tout ce qui change, dans la nature? Si oui, de nouveau les lois communes de la nature ne sont pas les lois de ces choses fixes et éternelles dont parle Spinoza dans le TIE. Elles ne concernent les choses singulières que dans la mesure où elles sont dans la durée, dans la mesure où elles changent en permanence.
L.

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Messagepar Enegoid » 25 juin 2008, 18:32

réponse rapide à Faun :
Par les choses fixes et éternelles, je pense qu'il faut entendre la substance et ses attributs, car les modes ne peuvent en effet se comprendre adéquatement qu'en tant qu'ils sont des modifications de la substance, et donc des expressions "précises et déterminées" de tel ou tel attribut.


Pas forcément précises et déterminées : voir E1 21 qui introduit (selon Moreau cours ENS ) les "modes infinis". Mais une discussion précise là dessus est au delà de mes compétences !

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Messagepar hokousai » 25 juin 2008, 20:35

à faun

je pense que Spinoza croyait aux lois éternelles de la nature .(rex fixae aeternaeque)... question d'époque , peut être , ou/et de par son origine et formation /culture juive ou tout simplement de pas sa formation philosophique tout court .)

Ou encore parce qu' il y croyait . Le philosophe est quelqu’un qui ne peut pas ne pas croire à quelque chose d’éternel et d’immuable qui règle les choses . S’il n’y croit pas il tombe dans le plus profond scepticisme .Le voila réduit au mutisme , ce qu’il n’aime guère .

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Messagepar sescho » 25 juin 2008, 21:31

Cher Hokousai,

Je voudrais déjà redire ici combien j'apprécie la stimulation que vous apportez aux débats, par ce désir - très "jeune", au meilleur sens du terme, selon moi - de la compréhension intuitive des choses. C'est un antidote permanent à l'intellectualisme stérile.

hokousai a écrit :Pour parler librement je ne vois pas quelle béatitude on peut tirer de cette idée de lois éternelles de la nature .C’est une idée que je ne supporte guère et je ne suis pas près de me rendre.

La plus grande idée, c'est je pense que tout est dans la Nature et que celle-ci est éternelle, transcendant ses modes. Ensuite nous pouvons en percevoir l'éternité dans les lois, et seulement dans les lois (sinon il ne reste que la vision du changement permanent, qui n'autorise aucune idée claire. Tant l'interdépendance que l'impermanence interdisent une idée claire d'une chose singulière, et donc de la Nature naturée (sans vision de la Naturante.))

hokousai a écrit :Qu’est ce qu’une loi sinon une idée humaine trop humaine élevée sans mégardes au rang d’idée de l’essence de Dieu ? On obtient à l’arrivée un Dieu contradictoirement causa sui ET obligé par des lois , sinon pire créateur de lois .
Si vous ne voyez pas le pernicieux de l’affaire c’est bien que vous choisissez ce qu’il vous plait de lire dans Spinoza .

Spinoza me semble clair sur ce qu'il dit ; le ressenti personnel c'est autre chose. Encore une fois, Dieu n'est obligé par rien : il EST les lois, ou plutôt la Légalité. Je ne vois pas une collection de lois bien rangées en Dieu ; à Dieu ne convient que la Légalité en tout. Donc, j'admets que les Lois exprimées (par la Physique, par Spinoza dans chacun de ses axiomes et chacune de ses propositions) soient "seulement" des expressions accessibles à l'Homme de la Légalité universelle divine. Et ceci ne me semble pas s'opposer à ce que dit Spinoza. Les sorties sur le côté "humain" des lois ne me dérange donc pas. Et il reste que la Physique et la Psycho-logie n'ont pas besoin de cela pour faire des prédictions justes. Confondre "pas tout" avec "rien" est une escroquerie intellectuelle. Si les lois sont utiles en Physique et en Psychologie - si par ailleurs, aussi, la Logique est (librement) contraignante -, c'est qu'elles ont un fond de vérité (à défaut d'être toute la vérité.)

J'en profite pour rajouter un extrait à la liste :

Spinoza, Lettre XXXVII à Jean Bouwmeester, traduit par E. Saisset, a écrit :… Il me paraît que j’aurai satisfait à cette question si je fais voir qu’il doit nécessairement y avoir une méthode par laquelle nous pouvons conduire et enchaîner nos perceptions claires et distinctes, et que l’entendement n’est pas, comme le corps, sujet aux chances du hasard. Or c’est ce qui résulte de ce seul point, savoir : qu’une perception claire et distincte ou plusieurs ensemble peuvent être cause par elles seules d’une autre perception claire et distincte. Je dis plus : toutes nos perceptions claires et distinctes ne peuvent naître que de perceptions de même espèce, lesquelles sont primitivement en nous et n’ont aucune cause extérieure. D’où il suit que toutes ces perceptions ne dépendent que de notre seule nature et de ses lois invariables et déterminées ; en d’autres termes, c’est de notre seule puissance qu’elles dépendent et non point de la fortune, je veux dire des causes extérieures, qui sans doute agissent suivant des lois déterminées et invariables, mais nous demeurent inconnues, étrangères qu’elles sont à notre nature et à notre puissance propre. Quant aux autres perceptions, j’avoue qu’elles dépendent le plus souvent de la fortune. On peut voir par là quelle doit être la vraie méthode et en quoi elle consiste principalement, savoir, dans la seule connaissance de l’entendement pur, de sa nature et de ses lois ; et pour acquérir cette connaissance, il faut sur toutes choses distinguer entre l’entendement et l’imagination, en d’autres termes, entre les idées vraies et les autres idées, fictives, fausses, douteuses, toutes celles, en un mot, qui ne dépendent que de la mémoire. Remarquez que pour comprendre tout cela, du moins en ce qui touche à la question de la méthode, il n’est point nécessaire de connaître la nature de l’âme par sa cause première ; une petite histoire de l’âme ou de ses perceptions, à la façon de Bacon, suffit parfaitement.



Amicalement


Serge
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Messagepar hokousai » 25 juin 2008, 23:38

cher Serge

S'il y a une loi pour chaque chose alors ne parlons plus de lois . La loi c'est la règle ( et même au sens de scalaire permettant de mesurer )

une régle est ce qui est suivi dans un certain nombre de cas ( sinon tous les cas ) sauf exception à la règle .

On peut certes penser une règle applicable à un seul cas ,une seule et unique qui ne se reproduira pas . Là ici et maintenant vous devez faire ainsi . On ne parlera pas de règle mais du motif ou de la cause de l'action .
C'est ainsi que de mon point de vue Dieu agit .
Il agit selon une infinité de lois .

( à mon avis Spinoza ne pensait pas ainsi ..ou plutôt pas toujours ainsi )

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Messagepar bardamu » 26 juin 2008, 00:03

Louisa a écrit :(...)
Les sciences exactes nous donnent-elles un accès à l'essence même des choses singulières, ou cette essence n'est-elle connaissable que par le biais de la Philosophie (par le travail rationnel des concepts, par l'intuition intellectuelle)?
(...)

Bonjour Louisa,
mon point de vue :
Les sciences dites "exactes" nous donnent de quoi construire des données empiriques correctes à partir desquelles on peut construire des définitions rationnelles permettant à l'entendement d'atteindre à des essences particulières.

Exemple "pré-scientifique" :
j'appuie contre un mur, je note qu'il ne bouge pas de manière perceptible, je définis "scientifiquement" la chose particulière suivante (à lire comme un nom propre) "que-j'ai-poussé-et-qui-n'a-pas-bougé", je conçois une essence particulière plus ou moins ainsi "puissance d'exister de l'étendue s'affirmant comme résistance à ma poussée".

Quand je dis que je la conçois "plus ou moins ainsi", c'est qu'il ne s'agit pas d'une conception nominale mais bien d'une idée qui s'affirme dans une conscience directe d'un mode d'être, dans l'instant, en lien synthétique avec celle de l'essence de Dieu comme puissance d'exister et celle de l'attribut comme forme d'être. L'idée, l'essence, est éternelle par le fait qu'une fois établie elle peut être sortie des conditions fortuites de son établissement pour n'être ensuite qu'enveloppée dans l'idée de l'attribut ou de Dieu. Je sais que parmi l'infinité de choses infiniment modifiées découlant de l'idée de Dieu, il y a celle-là.

De manière générale, les sciences offrent ces occasions de perceptions vraies, plus ou moins générales selon l'étendue du domaine empirique qu'elles touchent. Leurs "lois" sont avant tout des généralisations de cas particuliers et permettent de diriger l'attention, sensorielle ou intellectuelle, vers certaines réalités.
A mon sens, ce qu'elles ne font pas, c'est passer par elles-mêmes à l'affirmation ontologique d'un être. Il n'y a pas d'affect particulier dans la connaissance scientifique pour autant qu'elle n'est pas reliée à une certaine idée de Dieu ou de la Nature.

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Messagepar hokousai » 26 juin 2008, 20:03

Louisa vous posez une question ( donc vous n'avez pas la réponse .. non ?)

Les sciences exactes nous donnent-elles un accès à l'essence même des choses singulières, ou cette essence n'est-elle connaissable que par le biais de la Philosophie (par le travail rationnel des concepts, par l'intuition intellectuelle)?
(...)

La seconde position me semble de tendance aristotélicienne en tout cas scolastique , le scientifique est analytique .( pas synthétique )Les bonnes définitions et les bons classements sont la fin de la connaissance scientifique .

Je vous cite ce qu'en dit Delaporte ( thomiste éminent ).

Tout le proces scientifique consiste précisément en cela : passer d’un jugement synthétique à un jugement analytique. Tant que l’attribution d’un prédicat à un sujet n’est pas évidente, c'est-à-dire tant qu’on ne voit pas en quoi le prédicat est contenu dans la définition du sujet, ou du moins en quoi le sujet est contenu dans la définition du prédicat, alors, le jugement demeure dialectique. Une fois que le travail de définition est accompli et que l’on voit clairement l’appartenance de l’un dans la définition de l’autre, alors, la science est acquise, et le jugement est analytique.

Tout jugement scientifique est analytique, tout jugement synthétique est dialectique.


..................................;;
bon , globalement je suis d'accord avec bardamu . Sauf que l'idée qui devient éternelle me chiffonne un peu .
Pour Spinoza il me semble que si éternelle ,elle ne peut devenir éternelle .

Pour en revenir au triangle ?est ce que les chiens voient des triangles et en dehors de ce qu'il pense l'esprit humain ,Dieu voit-il et pense-t-il des triangles ?

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Messagepar sescho » 26 juin 2008, 21:54

bardamu a écrit :1- tu refuses l'idée qu'on puisse connaître l'essence d'une chose particulière par le 3e genre de connaissance et tu veux en rester à un "rerum", les choses en général,

D'abord, j'essaye de comprendre Spinoza ; donc je me base sur son texte pour en percevoir le sens. Quand je me suis fait une idée consolidée de ce qu'il signifie en assemblant tous les passages afférant à un aspect particulier, je le dis. Bien sûr, cependant, si je ne me sentais pas en affinité avec Spinoza, j'emploierais mon temps à autre chose.

Ce que je dis c'est que Spinoza dit clairement et à de multiples reprises que ce que l'on peut connaître clairement et distinctement ne constitue l'essence d'aucune chose singulière : ce sont à la base les notions communes, ou axiomes, et ce qui en découle par la logique, les propositions, le tout étant des lois. Le couronnement de cela est au-delà : c'est la vision de ces lois, sans verbalisation, en action dans les choses singulières (réelles) que l'on a en face de soi : le troisième genre, la science intuitive. Les choses singulières sont changeantes, les lois sont éternelles, ce qui convient à Dieu. La reine des lois, qui a elle seule vaut plus que tout le reste est : tout ce qui est est en Dieu et ne peut être conçu sans Dieu, y compris moi-même, et Dieu est éternel (et l'éternel perceptible, outre les attributs et les modes infinis, ce sont les lois.)

Par ailleurs, il me semble évident qu'on ne peut avoir une connaissance du troisième genre d'une chose singulière, par quelque bout qu'on prenne le problème (sa forme n'est que très partiellement connue, elle change en permanence, elle est inconcevable sans la matière qui la compose, ni sans les autres choses singulières qui sont en interaction avec elle, etc.)

Si je fais une expérience, disons, de thermique, j'ai un "front de chaleur" qui se propage et se déforme continûment. Je peux le voir comme une chose singulière (comme toutes impermanente et interdépendante.) Mais si j'en reste strictement là, je suis comme une vache regardant passer un train. Mais si je perçois les lois, alors là c'est la racine éternelle du processus que je perçois.

bardamu a écrit :2- quand on dit "une chose en elle-même", tu vois contradiction selon le principe que ce sont des modes : tu identifies le "être soi" à "être cause de soi"

La seule chose qui est en elle-même, c'est Dieu-la Nature. C'est la reine sus-citée. Si tu la manque, c'est pauvre. Si tu en as conscience (vivante, intuitive), tout le reste est permis. C'est du moins comme cela que je le vois.

bardamu a écrit :3- un point que je subodore mais sans certitude aucune : est-ce que tu considèrerais qu'on ne peut pas connaître une autre chose que soi ou connaître autrement que par ce qu'on a de commun avec une autre chose, parce que tu identifierais la connaissance vraie au fait d'être l'idée d'un objet, d'être le mode d'une chose selon l'attribut Pensée ? Dit autrement : en nous, il ne pourrait y avoir d'autre mode de la Pensée que le nôtre donc nous ne pourrions connaître l'essence d'autre chose que nous ?

Le problème là, c'est le "moi." Il n'y a pas de moi qui reste avec Spinoza : il y a des phénomènes, et dans ces phénomènes des passions. Les actions c'est connaître l'essence de Dieu. Ce que je suis dans ce second cas, c'est Dieu lui-même en tant qu'il s'explique par mon esprit seul. Il n'y a plus de "moi", c'est le "soi" divin.

bardamu a écrit :Concernant le point 2 :
Tu auras sans doute compris que quand je dis "en elle-même", je n'identifie pas le "être soi" (essence) à "être cause de soi" (substance). Comprendre une chose comme elle est, en elle-même, à partir des attributs, c'est justement la comprendre comme mode (si c'est un mode). Toute chose déterminée a, par définition, un "elle-même" qui fait qu'elle est une chose déterminée, qu'elle fait "effort pour persévérer dans son être" et pas dans celui d'un autre, chose qu'on comprend chaque fois que l'esprit est déterminé à "comprendre les convenances, les différences et les oppositions" (E2p29scolie).

La précision méritait d'être faite, donc. Je ne fais pas de différence entre "être en soi" et "être cause de soi." Si pour toi, comprendre qu'une chose qu'on perçoit en acte sans la connaître exactement, loin s'en faut, est un mode, c'est à dire une manière d'être de Dieu, est connaître son essence, alors nous sommes d'accord. Simplement, je pense qu'il faut alors éviter "connaissance du troisième genre d'une chose singulière" - qui prête à confusion - c'est une connaissance du troisième genre au sujet d'une chose singulière, ou d'une autre (quelle qu'elle soit, que nous affirmons dépendre de Dieu : c'est l'esprit de E5P36S.)

La chose n'a pas vraiment d'"elle-même", comme le front de chaleur dans l'exemple précédent, mais elle est, c'est vrai, dans toute sa richesse, et en particulier selon la loi d'inertie (ou "conatus"), qui est une autre loi au sujet des choses singulières.

bardamu a écrit :Le scandale de Spinoza est le fait qu'au final Dieu et les choses se disent de la même manière. La connaissance du 3e genre ne fonctionne pas sur le mode indicatif, une chose ne sert pas de poteau indicateur montrant quelque chose au loin, elle fonctionne de manière expressive : le rougeoiement du ciel affirme une puissance d'exister "en rouge" qui n'est rien d'autre que le ciel.

Est-ce une connaissance adéquate ? Mais ceci est perçu en acte, et comme acte en Dieu. Elle exprime la richesse de la Nature, mais pour cela encore faut-il voir Dieu - la Nature en tout.

Spinoza dit que tout se fait suivant les décrets de Dieu, et rien n'est bien ou mal dans ces décrets et leurs conséquences. Le "scandale" c'est que Spinoza a mis, avec toute sa force tranquille, la superstition et la vanité, si universellement répandues, à nu. La haine et la vengeance, furoncles de la vanité blessée, ont été à la hauteur de l'"affront".

bardamu a écrit :Si l'essence de Dieu est puissance en acte, les attributs des manières d'être et leurs modes finis cette même puissance sous ces mêmes manières d'être, lorsqu'on comprend un mode, on comprend une réalité.

Encore faut-il savoir de quelle compréhension il s'agit. Premier genre, ou troisième ? Voir les modes comme étant en soi, c'est une erreur.

bardamu a écrit :Je ne sais pas si quand tu parles des modes comme des "phénomènes" tu veux sous-entendre qu'il y a derrière une nature supérieure, plus profonde, mais justement, la compréhension du 3e genre montre les modes comme des réalités vraies. Des limites certes, des puissances particulières, des directions spécifiques, mais pas d'arrière-monde, pas de substance cachée.

La connaissance du troisième genre a trait à la légalité divine en tout. Dans mon exemple du front de chaleur, qu'est-ce qui est le plus vrai, le plus connaissable : les lois ou de voir le front bouger ? Il n'y a pas d'arrière monde : les modes sont la conséquence perceptible de leur cause immanente : substance et ses lois, attributs, modes infinis.

C'est pourquoi je dis que dans la phrase "la chose singulière que j'ai en face de moi, elle existe", le mot qui pose problème n'est pas tant "existe" que "elle." Qu'est-ce qui existe vraiment ?

Maintenant ces causes immanentes, les choses singulières les expriment. Cela ne nie en rien la richesse qu'elles portent ; c'est pourquoi jusqu'à la fin plus nous connaîtrons (sans "adéquatement", ou alors sous un sens particulier qui ne vaut pas pour la chose prise en totalité) de choses singulières plus nous connaîtrons (adéquatement une partie de l'essence de) Dieu. Avec il y a aussi les plaisirs des sens associés, qui ne sont pas mauvais à prendre, etc.

bardamu a écrit :Il s'agit de percevoir une puissance en acte, un effort à persévérer, un processus, un être-là, un grand jeu de "forces en présence" d'où se détermine les propriétés observables.
Un vecteur force contré par un autre n'apparaîtra pas au premier coup d'oeil mais pourtant il est là, s'affirmant, n'attendant qu'une faiblesse de l'autre pour que sa direction s'impose. Comprendre l'essence d'une chose particulière, c'est voir ce qui pousse en elle, ce qui s'affirme de spécifique, c'est déterminer une direction à partir des convenances, des différences et des oppositions, le tout comme expression divine.

Je dois avouer que je ne "flashe" nullement sur le "conatus" : une chose résiste à la déformation par le principe d'inertie (que Spinoza extrapole en "volonté de puissance", mais là je n'admets pas la pureté de la démonstration.) C'est une loi comme d'autres.

Si j'ai bien compris, je suis assez d'accord. Mais ce que tu en dis s'étend à toutes les choses singulières (même si je le vois suivant le troisième genre dans la chose singulière précise que j'ai en face de moi) : ce n'est pas tant la singularité de la chose singulière que tu mets en valeur ici, mais la puissance divine qu'elle porte. C'est une "loi" (ou "vérité éternelle" dit Spinoza) vue au sujet d'une chose singulière, pas l'essence de la chose singulière même (sa forme), intégralement. Ceci rejoint les remarques que tu as faites antérieurement. Il faudrait définir clairement ce qui est entendu par "essence d'une chose singulière." Pour moi, avant examen spécifique, Spinoza entend par-là sa nature totale - outre qu'elle ne peut être vue clairement en elle-même, mais seulement comme étant en Dieu -, et celle-ci ne saurait être connue adéquatement.


Amicalement


Serge
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