Messagepar aldo » 01 janv. 2016, 19:36
Je voudrais rajouter quelque chose à ce fil, qui n’a me semble-t-il pas du tout été mis en exergue (même si je l’ai souvent survolé). D’abord et pour situer les choses, je ne suis pas loin d’être totalement d’accord avec Sescho quant à son constat et ses prises de positions (sauf en ce qui concerne Mélenchon lui-même que je n’associe pas avec la même virulence au diable, mais peu importe).
Ce que je voudrais ajouter, c’est qu’on a là ni plus ni moins affaire un génocide, mais culturel voire civilisationnel, et c'est en pesant mes mots que j'emploie à dessein le terme de "genocide ".
C’est l’humanité qu’on assassine (non, c'est pas un slogan). Non seulement l’humanité en tant que ce qu’il y a d’humain dans l’homme (telle que moi en tous cas que je l’ai trouvé au contact de ce peuple magnifique), mais aussi l’humanité au sens de la mémoire des hommes. Il est ni plus ni moins question de rayer de la carte du globe toute façon de penser autre que celle issue de la mondialisation (occidentale et capitaliste), ce qui aura pour conséquence directe de ne plus nous amener à vivre et à penser que les conséquences d'un monde devenu uniforme.
Pourquoi passer de la Chine et du Tibet au capitalisme ? Parce que le processus de mondialisation aura sur l’homme les mêmes effets que celui de l'assassinat du Tibet, car ne croyez pas que le Tibet soit encore une civilisation, il n’en est rien : le Tibet est mort ! En restera quelques reliques sous forme d'enclaves indiennes ou népalaises, voire au Bouthan et autres minuscules territoires où les gens ont pu perpétuer leur facon de vivre. Il n’est question ici que de mémoire, de cette mémoire qui disparaît forcément quand on n'est plus qu'occupé à tenter de défendre un mode de vie face au cancer colonial, chinois en l’occurence. Tout comme les esclaves africains ont étés déculturés aux États-Unis et ailleurs, les tibétains ne résisteront pas à l'envahissement chinois qui comme partout les relègue déjà à un statut de fantômes aguichant le touriste en mal de folklore culturel.
Certes quelque chose en restera. Mais qu’entend-on ailleurs, par exemple concernant une mémoire africaine au sein du continent américain ? Rien ou presque. Si, une nouvelle mémoire, tronquée, dont la genèse semble commencer dans un moment de rébellion (Martin Luther King), au son de complaintes bluesy et autres tubes de Bob Marley. Pas grand chose d'autre à se mettre sous la dent en guise de positionnement ou résistance identitaire. De plus, les noirs sont très nombreux en Amérique. Mais du Tibet, j'ai peur que rien ne reste. Rien qu'un cirque sinistre a la manière de ces vielles expositions universelles où l’on exposait des corps nus et noirs. Ici on photographiera des autochtones parés de masques cérémoniels, dansant et jouant à faire semblant de perpétrer une mémoire éteinte.
Génocide ?
Parce que la mémoire est une chose vivante, et dès qu’on l'a tuée, il ne reste plus rien de l'identité.
Et quand bien même on se foutrait des identités, on ne peut pas faire de même des façons de penser et modes de vie des hommes, du collectif d'une civilisation. Alors Mélenchon peut bien agiter le spectre de la théocratie, il ne sait tout simplement pas de quoi il parle. Certes on peut ricaner de la théocratie, la déplorer, mais ce n’est pas de ça dont il est question. Argumenter sur l'anachronisme d'une théocratie, ça équivaut à dire que sans la démocratie, les français perdraient toute identité, c’est absurde : ce n’est pas l’État ou même l’Histoire qui modèle la pensée des hommes, mais le contraire. Enfin, disons que l’un ne va pas sans l’autre. La théocratie a forcément modelé des façons de vivre et de penser, mais ces modes de vie nous renseignent aussi sur la façon dont l’homme a cheminé à travers elle, à travers telle et telle expérience d’organisation sociale, de croyances etc. Comment il a résisté et comment il s'est adapté. La mémoire nous dit que l’homme est tibétain et que le tibétain est un homme qui, dans un environnement lambda, en était arrivé à ce qu’il était avant que les chinois ne génocident leur civilisation.
En ces temps de doute et de quête dramatique de sens derrière lequel l’occident court dans la plus totale anarchie, c’est peu dire que penser la pensée tibétaine serait un luxe qu’on pourrait balayer d’un revers de main, et surtout pas au nom d’un soi-disant universalisme qui fait rire tout occidental un tant soit peu réveillé. Penser la pensée tibétaine, mais aussi la pensée africaine, indienne, comme celle des tribus amazoniennes. Penser et laisser vivre. Free Tibet. Toutes les pensées, tous les modes de vie, tout ce qui fait la diversité et la richesse de l’humanité.
Tout cela sera détruit.
Et le Tibet agonisant n’est rien d’autre ou guère plus que la réalité qu’il nous faudra affronter dans une centaine d’années voire moins, quand toutes les civilisations autres auront disparues à leur tour. Alors, on ne saura plus forcément répondre à mille questions que l’inconséquence du capitalisme et de son sytème nous livrera et nous livre déjà. La seule chose qui restera du Tibet sera sans doute une sorte de mythe (et rendons grâce au dalaï-lama pour son intelligence en cela), et quelques symboles et autre philosophie issus de l'histoire des tibétains.
Et théocratie ou pas, pour m’être promené dans le secteur, je ne peux que témoigner que les tibétains sont/étaient le peuple le plus convivial et désintéressé que j’ai jamais croisé (mais un certain désintéressement fait aussi tradition ailleurs, loin des nouveaux modèles héroïques de traders occidentaux), celui aussi où peut-être les gens m'ont le plus impressionné par leur présence : une présence puissante, toujours amicale, porteuse de quelque chose "d’intact". Du vrai à profusion à vous donner le vertige... et encore ne puis-je m’empêcher d’ajouter, quelque chose de joyeux : une joie et une sérénité... et encore un peuple où les femmes savaient vous regarder de face, avec du rire et de la malice dans les yeux. Bref, des types biens, des gens adorables. Qu'on assassine.
Les idéologues et autres bonimenteurs politiques en auront bientôt fini avec tout cette clique insupportable de gentillesse superflue : les népalais, peuple doux et pacifique à l'extrême, transformés en apôtres de la guérilla ; les malgaches, tout en charme, évoluant aujourd'hui au cœur de massacres quotidiens (des gens brûlés vifs dans des pneus)... le train-train de la mondialisation suit son cours.
Un monde qui devient de plus en plus violent chaque jour. Pas difficile d’en faire le constat, il suffit de s'y être promené avant.
Et à un moment on tombe toujours sur les mêmes : des types qui savent tout viennent nous expliquer, chiffres en main, que ça va mieux ! Que la scolarisation ne peut forcément qu'enrichir les esprits et donc arranger le monde... et de ressortir leurs chiffres ; que l’égalité hommes/femmes ne peut forcément qu’être un progrès... et de ressortir leurs chiffres ; que le droit des enfants forcément et etc. Et pendant ce temps la violence se démultiplie. Les gens deviennent agressifs, malheureux, perdus.
Quelle violence nous disent-ils, trois statistiques foireuses en main ? Ces gens sont en train de sortir de leur moyen-âge psycho-sociologique, il faut bien quelques pots cassés. Et patatra, nous y revoilà ! Nous revoilà dans la plus misérable antienne du colonialisme (sans le côté racial sans doute mais guère plus) ; nous revoilà dans les chères certitudes occidentales comme quoi si la cause est juste (les femmes, les enfants), le combat mérite, que dis-je : dois être poursuivi, mené à terme, quel qu’en soit le prix, les moyens... puisqu'à la fin on vit comme nous, c'est-à-dire mieux !
Et moi je dis non. Pas quel qu’en soit le prix.
... et pas du tout mieux non plus : jamais !
Non, pas au prix de la mémoire, de la mémoire d’un peuple et finalement de la mémoire de l’humanité.
Non, on ne voir sûrement pas mieux en Occident.
Oui c’est un génocide !
Mémoire ?
Parce que chaque mémoire est une histoire. Chaque histoire est le produit millénaire des puissances de paix et de guerre, de résistance et d'acceptation. Parce que chaque histoire est individuelle à tous niveaux : chaque homme, chaque tribu, chaque pays, chaque culture, chaque religion etc... autant de singularités qui reflètent ce que nous sommes.
Et à la fin, c’est de civilisation dont on parle : de la mémoire du monde même !
Parce qu’importer notre belle civilisation universelle qui sait tout à d’autres modes de vie multiséculaires, c’est rompre le cheminement, l’évolution, l’individuation propre à ces modes de vie, c'est briser chaque mémoire comme briser le sens que les millénaires ont pu forger génération après génération, vie après vie, et qui imprègne chaque être humain, là-bas comme partout ailleurs.
C'est briser l'individuation, le devenir de l'Histoire et la mémoire de l'homme.
Partout les civilisations autres meurent ou mourront. Ne restera que la plus désorientée d’entre toutes, la nôtre. Celle qui déjà est incapable de maîtriser ce qu’il adviendra de notre monde voire de notre planète pour la génération future.
Adieu donc, amis tibétains.
Je suis agnostique mais croyez bien que je ferai une entorse à mes croyances pour aller prier pour vous.
Vous ne méritez pas ça.
Paix au Tibet