En voici le sommaire :
60 Spinoza dossier coordonné par Maxime Rovere
62 Chronologie
65 Une Éthique et une esthétique, par Piet Steenbakkers
68 La joie, mode d’emploi, par Maxime Rovere
70 Une philosophie de l’affi rmation, par Toni Negri
72 Comment traduire L’Éthique, par Pierre-François Moreau
74 Je varie, donc je suis, par Françoise Barbaras
76 Dieu tout-pensant, par Filippo Mignini
78 Leibniz, séduit puis circonspect, par Mogens Lærke
80 Jacobi, un apôtre paradoxal, par Ives Radrizzani
82 Une sociologie en puissance, par Françoise Barbaras
84 Gare aux abus de tranquillisants, par Nicolas Israël
86 « Une source de radicalité », entretien avec Jonathan Israel
88 Bibliographie
L'éditorial du magazine s'inspire comme il se doit de Spinoza :
Par ouï-dire
De l’avenir faisons table rase. Il est curieux de voir combien, désormais, toute idée d’universalisme est refoulée au titre d’un abus de pouvoir. C’est la conviction que notre histoire a épuisé les possibles et que la seule issue consiste à rejouer ce qui a eu lieu, en le recombinant à l’infini. Cet exténuement généralisé chemine en compagnie de l’idée que les hommes s’exposent au pire danger dès qu’ils souhaitent prendre leur destin en main. Il faudra bien un jour expliquer comment on peut à la fois s’apitoyer sur ces nouvelles générations dépourvues, dit-on, de sujets d’admiration et s’inquiéter de tout idéalisme.
Comme Platon nous l’a enseigné d’emblée, l’utopie est le feu avec lequel il nous faut jouer, car c’est le seul moyen dont nous disposions pour sortir de ce que nous sommes. Il est indispensable de critiquer les fausses interprétations de l’utopie, mais son rejet sans appel finit par déboucher sur une peur panique de l’avenir. La conscience des profondeurs est une absolue nécessité, mais celle des sommets ne peut faire défaut sans prendre le risque de nous enlever la gravité.
À force de répéter que l’essentiel est que chacun se sente bien dans sa peau sans devoir supporter des comparaisons désagréables, à force de souligner que notre vieux monde vulgaire ne peut pas répondre à notre exigence de perfection, on finit par oublier que l’homme est un être qui doit fixer son orientation en prenant comme idéal sa propre fin, en visant la perfectibilité de la perfection. Essayer d’éliminer cette tendance, la plus naturelle de toutes, par crainte d’abus éventuels, c’est, pour reprendre l’expression de Nietzsche, «naître avec des cheveux gris».
Avez-vous remarqué qu’il existe une sentence de Nietzsche pour chaque démonstration ? Il ne vous a certainement pas échappé que l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra truffait de ses fulgurances le moindre éditorial (à commencer par celui-ci), voire la moindre allocution politique. Il y a désormais un Nietzsche pour chaque chose. Et cela, nous le devons malheureusement en grande partie à tous ceux qui, depuis deux ou trois décennies, s’attachent à mettre le marteau de ce penseur à la portée de toutes les mains, plus «humain».
Voilà qui renvoie encore à cette phrase de Schopenhauer que je rappelais le mois dernier : «Je peux supporter l’idée que bientôt les vers rongeront mon corps, mais je frémis en imaginant ma philosophie rongée par des professeurs de philosophie.» Et pourtant, ce dernier a été préservé de ce danger. Le breuvage était, cette fois, trop amer.
Spinoza court ce risque. Pour le moment, les rongeurs hésitent : va-t-on le présenter comme un «insoumis», un «maître de la liberté», un «penseur du bonheur» ou, plus trivialement, s’en servir comme d’un couteau suisse philosophique ? C’est précisément là que doit intervenir l’action modeste du Magazine Littéraire : rendre un écrivain, un philosophe, accessible sans jamais omettre la complexité de son oeuvre. Une oeuvre non pas monocolore mais qui doit se déployer, se dérouler, se déplier comme ces soieries indiennes chatoyantes. Il faut se garder de ce que Spinoza appelle la «connaissance par ouï-dire» qui n’est, pour lui, qu’une des approches de la perception la plus incertaine.
Bonne lecture...