Phiphilo a écrit :Je ne commenterai pas le propos de François Jullien tant il me semble être limpide. Mais que l'on se demande simplement si l'art moderne, dans ses différentes composantes, sous ses différents aspects, ne se signale précisément pas par le fait qu'il assume, voire qu'il revendique désormais explicitement son inachèvement : que l'on songe par exemple au mouvement impressionniste influencé par Hokusai, spécialiste de l'ukiyo-e ("image du monde flottant" en japonais), ou au théâtre de Beckett que Deleuze qualifie de "théâtre de l'épuisé" qui a renoncé à tout but, besoin, préférence ou signification.
je ne suis pas tout à fait certaine que pour Deleuze l'art (ou l'art moderne) se caractérise par un certain "inachèvement", inachèvement qui à son tour se caractériserait par une absence de tout but.
Lorsque dans son commentaire de la pièce
Squad de Beckett, Deleuze introduit la distinction entre le fatigué et l'épuisé, n'est-ce pas pour dire que justement, l'épuisé a effectué toutes les possibilités, au point où il ne lui reste plus aucun "possible", alors que le "fatigué" sait bien qu'il pourrait encore essayé ceci ou cela, mais que pour l'instant il n'a pas la force requise pour parcourir de tels trajets? Si oui, on pourrait croire qu'on ait là l'achèvement en ce qu'il a d'absolu, d'indépassable, non?
Dans ce cas, la pièce en tant que telle ne serait pas du tout dépourvue de toute signification, au contraire même: son "sens" résiderait précisément dans le fait de faire ressentir cette figure même de l'épuisé, de rendre palpable cette situation proprement humaine où l'on a l'impression d'avoir fait le tour de tout ce qui est possible, pour constater que non, plus aucune autre possibilité ne nous est accessible (tout en assumant cette situation ... on pourrait penser aussi à la pièce
Oh les beaux jours de Beckett, où l'on retrouve la même idée d'assumer pleinement le fait d'être totalement emprisonné dans un monde sans issu, sans autre "devenir" possible que celui qui consiste à assumer cet "achèvement").
Phiphilo a écrit :Je voudrais néanmoins tenter d'en tirer une conséquence concernant la réception de l'oeuvre d'art : si l'oeuvre d'art est l'objet essentiellement (et non accidentellement) inachevé, alors nous ne pouvons que l'admirer. En même temps, cela me permet de répondre à Louisa lorsqu'elle écrit :
Louisa a écrit :
je ne suis pas certaine que le mot "admiration" soit le terme le plus approprié lorsqu'on essaie de penser l'art en des termes spinozistes. Spinoza ne dit-il pas que ce qu'il décide d'appeler "Admiration" n'est pas un Affect à proprement parler?
Or, que dit Spinoza ?
Spinoza a écrit :
Nous avons montré par quelle cause l’Esprit va de la pensée d’un certain objet à la pensée d’un autre objet, savoir, parce que les images de ces objets sont ainsi enchaînées l’une à l’autre et dans un tel ordre que celle-ci suit celle-là. Or cela ne peut arriver quand l’Esprit considère une image qui lui est nouvelle. Elle doit donc y rester attachée jusqu’à ce que d’autres causes la déterminent à de nouvelles pensées. On voit par là que la représentation d’une chose qui nous est nouvelle n'est pas de la même nature, quand on la considère en elle-même, que toutes les autres représentations ; et c’est pourquoi je ne compte pas l’admiration au nombre des passions, ne voyant aucune raison de l’y comprendre, puisque cette surprise de l’Esprit ne vient d’aucune cause positive, mais seulement de l’absence d’une cause qui détermine l’imagination à passer d’un objet à un autre. Je ne reconnais donc que trois passions primitives ou principales, qui sont la joie, la tristesse et le désir ; et si j’ai parlé de l’admiration, c’est que l’usage a donné à certaines passions qui dérivent des trois passions primitives des noms particuliers quand elles ont rapport aux objets que nous admirons. (Spinoza, Ethique, III, 59, déf.4)
L'ordre et la connexion des représentations sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses représentées. Donc, une représentation nouvelle sera, par définition, non connectée aux autres représentations, et parallèlement, la chose représentée ne le sera pas non plus avec les autres choses. Donc la représentation (la chose) nouvelle est inachevée en ce sens : elle ne possède pas de connexion avec les autres représentations (ou choses).
qu'est-ce qui vous fait penser que ce serait le cas?
En ce qui me concerne, l'idée de ne pas pouvoir lier une expérience esthétique aux idées que l'on possède déjà me fait plutôt penser à des critiques d'art tels que Clement Greenberg ou en France Yves Michaud ou Jean Clair, qui chacun à leur manière refusent d'appeler "art" tout ce qui est art contemporain. Ils le font parce qu'ils ne parviennent plus à voir le lien entre l'art occidental du Moyen Âge jusqu'aux années 1960 et l'art dit contemporain.
De même, on constate qu'aujourd'hui toujours, malgré le fait que le public soit venu en foule à de grandes expositions comme celle de Picasso à Paris, la majorité des citoyens ne se rendent jamais de leur vie au musée, et cela précisément, me semble-t-il, parce qu'ils n'arrivent pas à connecter ce qu'ils peuvent y voir à leur vie quotidienne à eux.
Dès lors, j'aurais tendance à identifier la "nouveauté" qu'accompagne toute grande oeuvre d'art non pas à un certain "inachèvement" au sens où l'on ne serait plus capable de lier cette perception à d'autres perceptions plus anciennes, mais plutôt à l'idée que l'oeuvre d'art ouvre l'horizon de nos perceptions, l'étend, y ajoute une nouvelle perception et un nouvel affect (en créant un lien avec ce qui pré-existait déjà), et ainsi nous donne une nouvelle compréhension du monde et de nous-même, ce qui expliquerait le sentiment de Joie active.
Mais peut-être n'ai-je pas tout à fait compris ce que vous vouliez dire par "inachèvement" ... ?
Phiphilo a écrit : Certes, l'oeuvre d'art n'est pas le seul objet qui réponde à cette qualification, mais, avons-nous dit, l'oeuvre d'art est inachevée par essence, et non par accident. Et c'est précisément cet inachèvement des connexions qui suscite une sorte de fluctuatio animi que Sinoza appelle "admiration" (d'autres l'ont appelée "perplexité" comme Wittgenstein, ou "ravissement" comme Schopenhauer) et qui, précise-t-il, ne détermine ni renforcement, ni affaiblissement de notre puissance d'être, par conséquent qui n'affecte nullement notre désir, c'est-à-dire notre conatus.
ne faudrait-il pas dire que chez Spinoza la
fluctuatio animi consiste plutôt en le fait d'osciller sans cesse entre un état de Joie passive et de Tristesse? Si oui, elle désignerait un affaiblissement "net" de notre puissance d'être, et cela par le fait même qu'il y ait instabilité, et non pas augmentation durable de notre puissance (tandis que la Joie passive et la Tristesse sont toutes les deux des affections de notre puissance, alors qu'effectivement, l'admiration n'est pas un affect).
Puis diriez-vous que la Passion de Matthieu de Bach, par exemple, est "inachevée"? Si oui: en quoi?
Phiphilo a écrit : En ce sens, ce que Spinoza nomme "admiration", c'est ce qui suspend momentanément notre enchaînement causal au monde qui nous entoure : nous sommes en face d'un objet inachevé qui n'a aucune utilité (aucune connexion, c'est-à-dire aucun rapport de moyen à fin, avec les autres objets), qui ne suscite aucun désir.
je crois qu'on risque ainsi de confondre le niveau ontologique avec le niveau épistémologique. L'admiration désigne certes un état où l'esprit ne voit aucune cause concernant ce qui l'affecte. Mais il s'agit là avant tout d'un manque de compréhension "épistémologique". Je ne crois pas que cela signifie qu'il y aurait réellement un manque dans l'objet contemplé (l'un n'a rien à voir avec l'autre), surtout que dans le spinozisme rien n'est sans cause. Si être inachevé voulait dire être sans cause, je dirais donc que rien n'est inachevé. Mais encore une fois, il se peut que je ne vous ai pas bien compris?
Phiphilo a écrit :C'est donc, me semble-t-il, justement parce que nous "admirons" (au sens de Spinoza) l'oeuvre d'art comme essentiellement inachevée, que celle-ci, d'une part n'est pas destinée à nous faire éprouver des émotions, d'autre part n'est pas vouée à être belle.
oui, on pourrait le dire, seulement cela signifie qu'on renonce à ce qui me semble précisément être essentiel en matière d'art: le fait qu'une oeuvre d'art par définition est capable de nous émouvoir très intensément, et que beaucoup d'oeuvres d'art sont incroyablement belles.
Cordialement,
L.