Bonjour Enegoid,
je reprends (faut pas être trop pressé quand c'est compliqué...).
d'abord une petite question : qu'est-ce que tu attends d'une confrontation de Spinoza aux théories physiques contemporaines ?
Peut-être que je me trompe mais j'ai l'impression que pour toi les sciences actuelles donnent la Vérité Vraie et que tout ce qui a précédé est faux si c'est différent. Newton s'est trompé parce qu'Einstein a donné une théorie qui englobe la sienne ? Spinoza s'est trompé parce que la physique actuelle englobe sa physique élémentaire ? Le concept d'"atome" de Démocrite ou celui d'Etendue de Spinoza sont faux parce que la physique actuelle ne part pas d'eux ?
Enegoid a écrit :(...)
1 La philosophie de Spinoza est entièrement fondée sur la notion de causalité. Or la notion de causalité est, semble-t-il, remise en cause par la physique quantique. Conséquences ?
J'avais écrit tout un pavé explicatif (je le garde si nécessaire) sur causalité et quantique mais comme je ne voudrais pas t'étouffer par des développements excessifs, je me contenterais de la conclusion : seule la causalité de la bille de billard en déplaçant une autre est remise en cause en quantique, et elle ne l'est que dans une certaine gamme d'expériences. On peut continuer à jouer au billard, quantique ou pas. La physique quantique n'a pas plus de conséquence pour la philosophie de Spinoza qu'elle n'en a pour l'usage habituel de la mécanique newtonienne : on envoie les sondes sur Mars en utilisant la mécanique newtonienne, elle n'est pas devenue fausse parce que dans des domaines particuliers elle ne fonctionne plus.
Pour ce que j'en ai vu, en général les scientifiques qui s'intéressent à l'histoire de leur science ne lisent pas les auteurs passés pour constater que ceux-ci ne fonctionnent pas avec les idées actuelles mais plutôt pour voir comment sont nées ces idées, le lien qu'elles ont encore avec leur origine et, parfois, pour retrouver de l'inspiration en revenant au point où une idée n'était pas encore commune, où il n'était pas acquis que l'une dominerait l'autre. Les newtoniens ont "vaincu" les cartésiens pendant 2 siècles et puis Einstein félicite l'intuition de Descartes (cf plus bas). Ou encore, dans les années 2000, B. d'Espagnat, physicien et épistémologue, écrit un paragraphe titré "de la déférence due à Spinoza" dans son "Traité de physique et de philosophie". Pourquoi ? Parce que Spinoza a opté pour une seule Substance contre les substances de Descartes d'où serait issu le "mécanisme", parce que cette Substance unique est plus dans l'esprit holiste de la quantique.
Au demeurant, même en quantique on peut toujours invoquer une causalité déterministe. Bricmont, que je qualifierais de "positiviste naïf", serait favorable à ce qu'on enseigne les théories à variables cachées de Bohm qui pourtant n'apportent rien au niveau pratique, et ceci pour conserver une représentation classique, ontologiquement déterministe même si les causalités y sont "bizarres".
Enegoid a écrit :2Spinoza récuse la notion de vide. Comment articuler celà avec le vide quantique ?
Le "vide" quantique est plutôt un plein...
Il correspond au niveau zéro du champ d'énergie à partir duquel s'effectuent les mesures. Les physiciens considèrent qu'une particule peut naître du "vide" avec une énergie inversement proportionnelle à son temps de vie. Ce sont les fluctuations du "vide". Le "vide" est un peu comme l'altitude de l'océan et nous qui ne mesurons que la hauteur des vagues. Le "plein" est d'ailleurs une idée générale de toute théorie de champ.
Et encore une fois, toutes ces notions évoluent et parfois on présentera les choses comme un vide et parfois comme un plein. La Relativité Restreinte se passait de l'éther, et quelques années plus tard, Einstein écrivait sur la Relativité Générale : "
un espace vide, c'est-à-dire un espace sans champ n'existe pas. Descartes n'avait donc pas tellement tort quand il se croyait obligé de nier l'existence d'un espace vide. Cette opinion paraît absurde tant que les corps pondérables seuls sont considérés comme réalité physique. C'est seulement l'idée du champ comme représentant de la réalité, conjointement avec le principe de relativité générale, qui révèle le sens véritable de l'idée de Descartes : un espace "libre de champ" n'existe pas"
On peut apprécier son style personnel plein de convictions : "le sens véritable de l'idée de Descartes"...
Enegoid a écrit :3 Qu'est-ce qu'une étendue qui devient un espace-temps éventuellement courbe ?
Spinoza a eu la bonne idée de définir les corps par la vitesse, c'est-à-dire une variable de dimension espace-temps, et le mode infini de l'Etendue comme Mouvement. Pourquoi cela plutôt qu'un "géométrisme" plus cartésien (largeur, hauteur, profondeur) ?
Sans doute parce qu'il avait besoin d'une dynamique interne à l'Etendue, sans doute parce qu'il ne voulait pas de "moteur immobile" aristotélicien, une sorte de Dieu statique impulsant le mouvement. Le mouvement est intrinsèque à l'Etendue, il ne vient pas du dehors.
Pour ce qui concerne la courbure, qui n'est pas vraiment "éventuelle" puisqu'elle doit être prise en compte par nos GPS, elle ne change pas grand chose (rien ?) au niveau philosophique.
Enegoid a écrit :4 Que devient le "faciès totus etc." ? Une corde ?
Pourquoi une corde ?
Ce serait plutôt un mouvement conditionnant les figures, conditionnant ce qui nous apparaît.
Enegoid a écrit :5 Que se passe-t-il pour Spinoza si Einstein se trompe et si "Dieu joue aux dés" ?
Si Dieu joue aux dés, soit il est soumis à un
fatum, c'est-à-dire que quelque chose d'autre que lui conditionne le monde tel qu'il nous apparaît (causalité placée dans une instance qui n'est pas appelée Dieu), soit il fait comme chez Leibniz, il lance les dés, voit l'infinité de résultats possibles et par un coup de baguette magique fait tomber le dé sur la face qui lui convient, soit par on ne sait quel mystère logique le chaos est aussi l'ordre. On entend parfois dire que de l'ordre "émerge" du chaos mais il faudrait peut-être se demander si on n'appellera pas "chaos" tout ce qui échappe à notre connaissance, si tout ceci ne se traduit pas par "l'ignorance est chaotique, la connaissance est un ordre de cause-effet".
Il se pourrait qu'à chaque fois qu'on comprend quelque chose le chaos recule, que ce soit toute l'histoire des sciences, et que préférer un chaos de principe, un chaos ontologique, ce soit préférer le mystère à la connaissance.
Enegoid a écrit :Peut-être auriez-vous des références de "philosophes des sciences" qui se sont préoccupés des impacts philosophiques de la physique quantique (à part Popper, que je connais un peu) ?
En général, je recommande "Physique quantique, une introduction philosophique" par M. Bitbol. Ca date d'une dizaine d'années, on n'y trouve pas les développements assez récents de l'informatique quantique, mais c'est la meilleure synthèse que j'ai trouvé sur les problèmes philosophiques liés à la quantique.
Sinon, un ouvrage qui à mon sens devrait être obligatoire à l'école :
"Aux contraires" de J.-M. Lévy-Leblond.
Il est physicien de profession mais se définit parfois comme philosophe tombé dans la physique, et là, il joue avec les "évidences" pour montrer que les sciences sont plus subtiles que le oui/non.
Petit extrait : "
En tout état de cause, à la question : "Le Soleil tourne-t-il autour de la Terre ?", pas de réponse possible dans la dichotomie vrai/faux ; avant que de répondre, la science posera une autre question : "De quel point de vue ?" et assujettira sa réponse, prudente, à toute une série de conditions annexes qui puissent en assurer la pertinence."
Le meilleur moyen d'avoir de l'indubitable c'est d'intégrer les conditions de production d'une idée.
Spinoza, EIIp35 scolie a écrit :De même, quand nous contemplons le soleil, nous nous imaginons qu'il est éloigné de nous d'environ deux cents pieds. Or, cette erreur ne consiste point dans le seul fait d'imaginer une pareille distance ; elle consiste en ce que, au moment où nous l'imaginons, nous ignorons la distance véritable et la cause de celle que nous imaginons. Plus tard, en effet, quoique nous sachions que le soleil est éloigné de nous de plus de six cents diamètres terrestres, nous n'en continuons pas moins à l'imaginer tout près de nous, parce que la cause qui nous fait imaginer cette proximité, ce n'est point que nous ignorions la véritable distance du soleil, mais c'est que l'affection de notre corps n'enveloppe l'essence du soleil qu'en tant que notre corps lui-même est affecté par le soleil.
Enegoid a écrit :le formalisme mathématique propre à la physique quantique est reconnu, apparemment, comme particulièrement contre intuitif
Par contre intuitif, on veut dire qu'il développe une représentation qui n'est pas celle du quotidien. C'est ce dont parle Bitbol dans l'article cité plus haut, la différence entre nos habitudes psycho-motrices qui déterminent notre représentation quotidienne et le monde abstrait du formalisme quantique.
Pour le reste, comme dit Spinoza,
rapportons-nous-en aux mathématiciens qui ne se sont jamais laissé arrêter par des arguments de cette qualité, quand ils avaient des perceptions claires et distinctes.Le formalisme est clair, ce n'est que les tentatives d'en faire quelque chose correspondant à notre quotidien qui échouent.
L'intuition intellectuelle de Spinoza n'est pas une capacité à s'imaginer les choses, c'est plutôt une capacité à penser les choses sans avoir besoin d'images, penser en "mathématicien". Poincaré est d'ailleurs intéressant sur ce rôle de l'intuition en mathématiques.
Au passage, même un jeu télévisé peut impliquer des choses particulièrement contre intuitives : cf
le problème de Monty HallEnegoid a écrit :3 En conséquence : la béatitude spinoziste est une illusion puisqu'elle ignorait ce problème.
Tu crois vraiment que la béatitude dépend de la connaissance de la physique quantique ?
Ou bien, peut-être penses-tu qu'il faut une connaissance sans condition, ou une connaissance qui se dirait vraie parce qu'elle prétendrait à un absolu, à l'arrivée à un terme de l'ordre de l'infini, que c'est ça connaître une vérité, et que les sciences donneraient une telle connaissance ?
Cf la citation plus haut de Lévy-Leblond pour mieux voir à quelle condition les sciences peuvent affirmer des choses.