Enegoid a écrit : L'idée que des hommes puissent être "libres" est effectivement une hypothèse fictive.
Je note que vous passez de l’expression « très libre » (qui était jusqu’ici la mienne comme la vôtre) à « libre » (tout court), ce qui n’aurait aucune espèce d’importance, n’était ce que vous dites ensuite. Il me semble en effet que vos positions entraînent que vous considérez que la liberté est ou bien totale ou bien nulle, donc qu’il n’y a pas vraiment de sens à dire d’un être humain qu’il est ou « très libre », ou « très peu libre », ce qui est gênant puisque ces termes « puissance », « liberté », « idées adéquates » et d’autres, sont toujours plus ou moins déterminés par Spinoza (ce qui se voit en particulier dans le livre V) de façon relative, par comparaison et que ceci est tout sauf anodin.
Enegoid a écrit : Pour ma part j'accorde (beaucoup plus, apparemment, que la plupart des intervenants sur ce forum) un poids important à E4 p 4 et scolies où l'on trouve notamment : "il est impossible que l'homme n'éprouve d'autres changements que ceux dont il est cause adéquate", ce que j'interprète en "il est impossible que l'homme n'éprouve que des idées adéquates", et en allant plus loin "il est impossible que l'homme éprouve une totale béatitude", ce qui me rend perplexe sur E5 et sur cette imagination qu'elle suscite qu'il existe une voie "difficule et rare" vers la sagesse "absolue" (en quelque sorte). La liberté n'est pas "chose rare et difficile", elle est impossible.
Si vous entendez par liberté l’indépendance absolue à l’égard de toute cause extérieure, alors bien sûr il est impossible qu’un être humain quelconque soit libre, puisque seul Dieu est libre en ce sens. Mais Spinoza n’a jamais prétendu que la liberté humaine exigeait cette condition d’indépendance à l’égard des causes extérieures. La liberté humaine n’est pas à comprendre comme un état (en toute rigueur c’est seul l’état de Dieu que d’être libre) mais comme un effort, et qui plus est comme un certain type d’effort (un effort de comprendre ce qu’est la vie, plutôt que par exemple d’amasser aveuglément la plus grande quantité possible d’argent, ou de femmes(-ou d’hommes- ça dépend des sexes et des goûts), ou de flatteurs, ou même de toutes ces choses à la fois si c’est possible) ce qui explique pourquoi c’est « rare et difficile », expression qui fait justement référence à ce contexte de l’effort.
Donc en ce sens le sage n’est pas celui qui est libre absolument parlant, (si libre absolument parlant signifie : « indépendant des causes extérieures ») mais celui qui l’est « le plus » par rapport aux autres hommes, toute choses étant égales par ailleurs. Le fait que l’homme soit nécessairement sujet aux passions n’est pas ce qui annule d’emblée la liberté, mais ce qui au contraire constitue le contexte de celle-ci, ce à partir de quoi elle a à s’affirmer. Et la liberté humaine ne passe pas par l’affranchissement à l’égard de l’action des causes extérieures mais par certaines façons de composer avec elles et donc de faire aller la cause que je suis et les causes extérieures dans le sens de la convenance mutuelle.
E4p4 affirme que les hommes, qui sont des puissances finies, ne peuvent pas être tels qu’ils soient les causes adéquates de toutes leurs actions. Il est donc nécessaire que ceux-ci subissent des passions. D’accord. Mais il n’est pas moins nécessaire que ceux-ci cherchent à supprimer les causes de ces passions, c'est-à-dire s’efforcent d’être les causes adéquates de leurs actions, précisément parce qu’ils les subissent et qu’ils ne peuvent pas affirmer d’eux mêmes ce qui tend à les détruire, à les entraver, à les diminuer en ce qu’ils peuvent. Donc par la même cause (savoir : qu’il est une partie de la nature) qui fait que l’homme est forcé de s’adapter aux autres parties il fera tout ce qu’il peut en retour pour faire que les autres parties s’adaptent à lui, c'est-à-dire fera tout ce qu’il peut pour affirmer des idées plus adéquates de lui-même, c'est-à-dire enfin fera tout ce qu’il peut pour être libre.
Chacun peut y laisser sa peau, échouer, être vaincu, ( en particulier et surtout parce qu’il « y a un piège », toutes les passions ne sont pas tristes, et les passions joyeuses sont plus difficiles à vaincre parce que celui qui les subit ne les reconnaît pas comme telles) mais il n’est pas nécessaire ou « écrit » qu’il le sera toujours et quoiqu’il fasse : au contraire les êtres humains sont des choses très puissantes (mais pas pour autant toutes puissantes), qui peuvent faire beaucoup de choses (mais pas toutes les choses), comprendre beaucoup de choses (mais pas non plus toutes), trouver beaucoup de façons d’arranger l’existence dans le sens de leur propre convenance etc.
D.