La libération Spinoziste: des règles pratiques?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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LeComedian
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La libération Spinoziste: des règles pratiques?

Messagepar LeComedian » 10 sept. 2012, 15:12

Bonjour à tous,

Tout d'abord, permettez-moi de vous remercier. J'ai découvert Spinoza il y a maintenant un an, je suis ravi d'avoir trouvé cette communauté afin d'échanger sur un sujet qui m’obsède: la mise en pratique des enseignements de Spinoza. Comment mettre en pratique la philosophie de Spinoza une bonne fois pour toute? Comment faire en sorte que l'hygiène de vie recommandée par Spinoza (suivre notre raison...) devienne une habitude durable? Comment faire pour que nos idées claires ne volent pas en éclats face à notre imagination?

Dans l'Ethique, Spinoza nous donne toutes les clefs pour nous libérer de nos passions. Beaucoup de commentateurs (Misrahi, Deleuze, Zaoui...) ont également fait un excellent travail pour clarifier les points les plus complexes de l'Ethique. Cependant, la tâche me semble extrêmement ardue... Cette hygiène de vie nous permettant de nous libérer de nos passions ne tient pas face aux mauvaises habitudes ou à la trivialité du quotidien. Les idées claires nous poussant à agir pour nous libérer de la servitude, volent en éclats et ne résistent pas aux assauts de notre imagination. C'est un éternel recommencement... J'entreprends le voyage spinoziste, retombe dans mes mauvaises habitudes sans même m'en apercevoir, je me replonge dans Spinoza et me rends compte de mes erreurs, puis je me relance dans le voyage spinoziste. Spinoza nous donne une réponse à se problème:

Spinoza (Prop 10, Scolie, Partie V) a écrit :Grâce à ce pouvoir d'ordonner et d'enchaîner correctement les affections du Corps, il nous est possible de faire en sorte que les affects mauvais ne nous affectent pas aisément. Car une plus grande force est requise pour réprimer des affects ordonnés et enchaînés selon un ordre vrai pour l'entendement que pour réprimer des affects imprécis et vagues. Aussi le mieux que nous puissions faire, tant que nous n'avons pas connaissance parfaite de nos affects, est-il de concevoir un juste principe de la conduite, c'est-à-dire des règles de vie bien définies, de les imprimer dans notre mémoire et de les appliquer continuellement aux évènements ordinaires de la vie, de telle sorte que notre imagination en soit profondément affectée et qu'elles soient en nous toujours disponibles.


Spinoza nous donne ici un objectif, mais également une voie à suivre pour atteindre la béatitude:
- Objectif: créer un réseau d'idées vraies suffisamment solide pour repousser les erreurs de notre imagination.
- Voie à suivre: définir un juste principe de conduite, autrement dit, des règles à suivre et les faire entrer durablement dans nos habitudes.

Il me semble donc que la vraie difficulté du spinozisme est là: N'ayant pas encore formé un réseau d'idées vraies nous permettant de nous libérer de nos passions, comment faire en sorte que notre désir/idée vraie initial(e) qui nous pousse à entreprendre la quête de la béatitude subsiste et résiste aux mauvaises habitudes et erreurs que nous faisons depuis des années? Quelles règles suivre pour être dans les meilleures dispositions pour cultiver les idées vraies de manière durable?

Autrement dit, pour simplifier ma question, quelles sont ces règles pratiques de vie que Spinoza nous invite à suivre pour nous permettre de cultiver nos idées vraies?

J'ai beau m'y pencher, je n'arrive pas à en faire le tour. Je souhaiterai me faire une sorte de "to-do list" avec des règles à suivre une bonne fois pour toute, règles issues d'une réflexions spinoziste, fondées sur des idées vraies... Je suppose que je ne suis pas le seul à m'être posé cette question, comment vous-en-êtes vous sorti?


Merci par avance.

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Shub-Niggurath
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Messagepar Shub-Niggurath » 10 sept. 2012, 17:18

Je pense qu'avant tout il s'agit de ne pas se torturer l'esprit inutilement, car la voie qu'enseigne Spinoza est principalement de mener une vie simple, fondée sur l'acquisition des connaissances dans tous les domaines possibles, et de remplacer autant qu'il est possible les passions malsaines (celles qui peuvent nous mener à la destruction du corps ou de l'esprit) par des actions joyeuses, dont la première est le plaisir de comprendre. C'est une voie intellectuelle, qui pose en premier les plaisirs de l'esprit, sans nier pour autant les plaisir du corps, à condition que ceux-ci soient sans excès.

Pour ma part je pense que le spinozisme consiste à vivre une vie humaine la plus complète que possible, en faisant des expériences qui nous permettent de déterminer nous-même, et non sur un simple ouïe-dire, ce qui est bon et ce qui est mauvais, et même si nous nous trompons souvent de direction en poursuivant de faux biens, il ne faut pas, encore une fois, se torturer l'esprit ni souffrir à cause du repentir qui suit nécessairement les actions mauvaises.

L'expérience des autres est en cela une aide précieuse, et quel meilleur guide avons-nous que Spinoza dans cette tâche ? Mon conseil, s'il peut être d'une quelconque utilité, est de négliger autant que possible les plaisirs corporels pour se concentrer sur les plaisirs intellectuels, de remplacer les jouissances physiques par la simple et pure joie de comprendre, car comme le dit Spinoza, le corps est mortel alors que l'esprit lui est éternel. C'est donc vers la connaissance intellectuelle que doivent s'orienter nos désirs, car l'homme est avant tout une machine désirante, comme dit Deleuze, et pour cela l'instauration d'une vie simple est nécessaire.

La vie de Spinoza était finalement assez proche de celle d'un moine, il se nourrissait simplement, avait renoncé aux plaisirs sexuels, à la recherche des richesses matérielles, et obéissait en homme libre à ses seuls désirs de connaître et de comprendre toutes les choses qui tombaient sous son intellect, afin de nourrir son esprit dans le calme et la sérénité. Pauvreté, chasteté, obéissance, sont les trois voeux que font les moines, et cela n'est pas très éloigné de la vie de Spinoza lui-même. Seulement l'obéissance ne consiste pas à suivre les désirs des autres hommes ni à accomplir des actions à leurs place, mais seulement à suivre la nécessité de la Nature qui nous ordonne de rechercher la connaissance et de fuir les passions mauvaises, qui peuvent très souvent nuire à notre intégrité tant physique que mentale.

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Messagepar cess » 10 sept. 2012, 19:07

A Shub-Niggurath

Pour ma part, je n'ai jamais compris Spinoza de cette manière. Je n'ai jamais apparenté le développement pratique de sa philosophie comme visant à une vie monacale.
L'homme vertueux pour Spinoza tend , je crois, à se concilier ce qui lui est utile, ce qui s'harmonise positivement à sa nature. Et nous sommes tous différents.
Globalement, les grandes lignes communes sont pour moi les suivantes: entre autres, choisir un environnement, une activité qui nous conviennent, s'entourer de personnes qui nous ressemblent, se concilier "dans la tolérance" ceux qui nous ressemblent moins. bref construire, mener des actions qui seront à même d'augmenter notre puissance d'agir.

Pour répondre au Comedian, construire à partir d'un réseau d'idées vraies serait peut-être le déroulement de ce fil joyeux issu du troisième genre de connaissance.

Celui-là a aussi le mérite de nous faire comprendre à quel point nous sommes partie intégrante de la Nature.

Cet exercice emmène loin : à partir de ce qui est , de ce que nous sommes, de cette nécessité qu'est la notre, découle logiquement le fait de se pardonner, de se dire qu'on ne pouvait pas faire autrement à un moment donné. Cela dissout certains regrets parfois ou encore on peut se dire que non,décidément non: on n' est pas trop mauvais.C'est à ce prix peut-être que l'on peut commencer à s'estimer un tant soit peu et donc estimer les autres par la suite.
A ce stade, atteint par la raison, nait la générosité de manière naturelle; sans jamais "se prendre la tête" à s'imposer des contraintes contre-nature mais en acceptant dans la douceur ce que nous sommes, c'est-à-dire ce que que Spinoza nomme notre perfection mais qui ne sera jamais l'échelle surhumaine de l'excellence dans laquelle s'origine le repentir et les passions tristes.

Facile à écrire, mais difficile à "activer" quotidiennement, cet état n'est pas continu .

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Messagepar LeComedian » 10 sept. 2012, 21:12

@Shub-Niggurath.

Je retiens de ton message des éléments que j'ai également compris de sa philosophie. Il s'agit de suivre et développer sa raison, plutôt que de se laisser guider par son imagination. Le malheur et la tristesse ne sont que des erreurs liées au fait que nous ne comprenons pas ce à quoi nous sommes confronté.

Pour ce qui est de la simplicité, je pense que Spinoza nous pousse en effet à nous recentrer sur nous-même, et il me semble que cela passe par un renoncement au superflu, à l'artificiel et à ce concentrer sur l'essentiel. Cela n'équivaut pas pourtant à dire mener la vie de moine que Spinoza menait, mais cela signifie savoir d'où viennent nos désirs: désirons quelque chose à cause de l'influence de la publicité ou parce que cette chose nous est effectivement utile? Il y a toujours deux faces dans nos actions/désirs... une face rationnelle, une face fallacieuse.

Pareillement, la multiplication des expériences nous permet de mieux nous connaître, puisque, nous ne nous connaissons que dans la mesure de nos rencontres. C'est en se confrontant à de nouvelles affections que nous nous connaîtrons d'autant mieux.

Je retiens également de ton message que la compréhension claire du déterminisme nous permet de nous libérer de notre sens de la culpabilité et du regret. Ce qui est arrivé n'aurait pu arriver autrement, pourquoi ressassez cela infiniment dans notre tête?

Enfin, la compréhension de la mécanique des affects, c'est-à-dire de l'épidémiologie des affects, nous permet de nous libérer des désirs qui ne nous sont pas propre d'une part, et des affects non rationnels d'autre part.

Mon conseil, s'il peut être d'une quelconque utilité, est de négliger autant que possible les plaisirs corporels pour se concentrer sur les plaisirs intellectuels, de remplacer les jouissances physiques par la simple et pure joie de comprendre, car comme le dit Spinoza, le corps est mortel alors que l'esprit lui est éternel. C'est donc vers la connaissance intellectuelle que doivent s'orienter nos désirs, car l'homme est avant tout une machine désirante, comme dit Deleuze, et pour cela l'instauration d'une vie simple est nécessaire.


Si je comprends bien (et ressens) le plaisir intellectuel, je n'avais pas perçu chez Spinoza cette perspective si "radicale" sur les plaisirs du corps. Je comprends qu'il y ait une véritable force du renoncement, en tant que le renoncement est action et nous permet de nous libérer, à notre mesure, des mécanismes extérieurs qui nous rendent passif. Toutefois, je pense que le simple fait d'être raisonnable vis-à-vis de ces plaisirs (pas d'addiction à l'alcool, à la drogue ou à la masturbation/sexe) est suffisant... seulement il est effectivement difficile d'être raisonnable. Combien de fois avons nous refuser de suivre notre raison qui nous conseillait de nous lever de notre canapé et d'éteindre la télévision sans pour autant le faire? Dans ce type de cas, où nous ne faisons que contempler notre passivité au lieu d'agir, je comprends effectivement l'utilité de renoncer radicalement à ces plaisirs bien que cela dépende de notre propre personne.

Merci pour cet apport! J'y ai retrouvé beaucoup d'éléments et espère avoir d'autres retours de ce type :)

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Messagepar LeComedian » 10 sept. 2012, 21:57

@cess.

Si je n'ai également pas une vision monacale de la pratique spinoziste, je comprends toutefois cette nécessité du renoncement pour certain d'entre nous... Je me sens par expérience beaucoup mieux quand je renonce à des plaisirs que je sais être mauvais pour moi in fine. J'ai 25 ans et durant une période de ma vie, je ne pouvais m'endormir sans avoir un écran devant moi... Séries, cours de philo, ... peu importe. Je m'endormais avec un écran sous les yeux tous les soirs. L'exemple est banal, mais je savais que c'était mauvais pour moi de m'endormir tous les soirs devant un écran, pourtant je le faisais. C'est ce type de renoncement à mon sens qui fonde le voyage spinoziste, renoncer à cela est prendre une action, et donc jouer un peu des coudes faces à l'écrasante puissance de ce qui nous entoure. En renonçant à ce type de choses, en suivant sa raison, nous créons notre petit espace de liberté à mon sens.


Je retrouve également dans ta réponse les éléments que j'ai compris de la philosophie de Spinoza... Trouver ce qui nous convient et se laisser guider par cela, nous rapprocher des personnes qui nous conviennent et se rapprocher d'elles (pas très cosmopolite tout ça au final... haha)... Quelque part, une partie du chemin menant à la béatitude est assez matérialiste au final: allez vers ce qui nous est utile, évitez ce qui nous est néfaste.

Cet exercice emmène loin : à partir de ce qui est , de ce que nous sommes, de cette nécessité qu'est la notre, découle logiquement le fait de se pardonner, de se dire qu'on ne pouvait pas faire autrement à un moment donné. Cela dissout certains regrets parfois ou encore on peut se dire que non,décidément non: on n' est pas trop mauvais.C'est à ce prix peut-être que l'on peut commencer à s'estimer un tant soit peu et donc estimer les autres par la suite.


La compréhension du monisme et du déterminisme spinozistes nous libère effectivement du poids du regret et de la culpabilité... mais je pense que cela ne s'arrête pas là comme tu le dis. J'ai l'impression que ce qui importe également dans notre voyage c'est la satisfaction de soi, la satisfaction de faire ce qui est juste, ce qui convient, ce que la raison nous dicte. Trop souvent nous faisons taire notre raison pour des raisons idiotes... Nous voyons quelqu'un qui est perdu à Paris, notre raison nous commande d'aller aider ce touriste mais soudain notre imagination se mêle à l'histoire: "n'aurai-je pas l'air ridicule s'il ne parle pas français?"...

A ce stade, atteint par la raison, nait la générosité de manière naturelle; sans jamais "se prendre la tête" à s'imposer des contraintes contre-nature mais en acceptant dans la douceur ce que nous sommes, c'est-à-dire ce que que Spinoza nomme notre perfection mais qui ne sera jamais l'échelle surhumaine de l'excellence dans laquelle s'origine le repentir et les passions tristes.


Très juste également, je pense que nous ne sommes jamais autant généreux que quand nous sommes effectivement en possession de notre puissance, quand nous avons cette satisfaction de soi, quand nous avons une bonne connaissance du monde et de la manière dont il fonctionne selon Spinoza. A ce stade, tout est fluide, nous sommes un rouage de la nature, nous le savons, et nous fonctionnons en tant que tel. Nous ne sommes plus un automate détraqué (cf. Pierre Zaoui) mais un automate qui fonctionne en accord avec la nature.

Facile à écrire, mais difficile à "activer" quotidiennement, cet état n'est pas continu.


C'est là tout mon problème... Je retombe vite dans les mauvaises habitudes... suivre sa raison au quotidien n'est pas chose aisée... et pour peu que je fasse une série de mauvais pas, la satisfaction de soi (affect permettant de remplacer les passions joyeuses négatives) ne tient pas. Le fait d'écrire dans ce forum sera sûrement une aide.[/b]

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Messagepar sescho » 13 sept. 2012, 20:45

Une petite synthèse pour alimenter le débat :

Spinoza a écrit : E2P49CS : … Il ne me reste plus qu’à montrer combien la connaissance de cette théorie de l’âme humaine doit être utile pour la pratique de la vie. Il suffit pour cela des quelques observations que voici :

1° Suivant cette théorie, nous n’agissons que par la volonté de Dieu, nous participons de la nature divine, et cette participation est d’autant plus grande que nos actions sont plus parfaites et que nous comprenons Dieu davantage ; or, une telle doctrine, outre qu’elle porte dans l’esprit une tranquillité parfaite, a cet avantage encore qu’elle nous apprend en quoi consiste notre souveraine félicité, savoir, dans la connaissance de Dieu, laquelle ne nous porte à accomplir d’autres actions que celles que nous conseillent l’amour et la piété. Par où il est aisé de comprendre combien s’abusent sur le véritable prix de la vertu ceux qui, ne voyant en elle que le plus haut degré de l’esclavage, attendent de Dieu de grandes récompenses pour salaire de leurs actions les plus excellentes ; comme si la vertu et l’esclavage en Dieu n’étaient pas la félicité même et la souveraine liberté.

2° Notre système enseigne aussi comment il faut se comporter à l’égard des choses de la fortune, je veux dire de celles qui ne sont pas en notre pouvoir, en d’autres termes, qui ne résultent pas de notre nature ; il nous apprend à attendre et à supporter d’une âme égale l’une et l’autre fortune ; toutes choses en effet résultent de l’éternel décret de Dieu avec une absolue nécessité, comme il résulte de l’essence d’un triangle que ses trois angles soient égaux en somme à deux droits.

3° Un autre point de vue sous lequel notre système est encore utile à la vie sociale, c’est qu’il apprend à être exempt de haine et de mépris, à n’avoir pour personne ni moquerie, ni envie, ni colère. Il apprend aussi à chacun à se contenter de ce qu’il a et à venir au secours des autres, non par une vaine pitié de femme, par préférence, par superstition, mais par l’ordre seul de la raison, et en gardant l’exacte mesure que le temps et la chose même prescrivent.

4° Voici enfin un dernier avantage de notre système, et qui se rapporte à la société politique ; nous faisons profession de croire que l’objet du gouvernement n’est pas de rendre les citoyens esclaves, mais de leur faire accomplir librement les actions qui sont les meilleures. …

E5P10S : Ce pouvoir d’ordonner et d’enchaîner nos affections corporelles suivant la droite raison nous rend capables de nous soustraire aisément à l’influence des mauvaises passions ; car (par la Propos. 7, part. 5) pour empêcher des affections ordonnées et enchaînées suivant la droite raison, une plus grande force est nécessaire que pour des affections vagues, et incertaines. Ainsi donc, ce que l’homme a de mieux à faire tant qu’il n’a pas une connaissance accomplie de ses passions, c’est de concevoir une règle de conduite parfaitement droite et fondée sur des principes certains, de la déposer dans sa mémoire, d’en faire une application continuelle aux cas particuliers qui se présentent si souvent dans la vie, d’agir enfin de telle sorte que son imagination en soit profondément affectée, et que sans cesse elle se présente aisément à son esprit.

Pour prendre un exemple, nous avons mis au nombre des principes qui doivent régler la vie, qu’il faut vaincre la haine, non par une haine réciproque, mais par l’amour, par la générosité (voyez la Propos. 56, part. 4, et son Schol.). Or, si nous voulons avoir toujours ce précepte présent à l’esprit, quand il conviendra d’en faire usage, nous devons ramener souvent notre pensée et souvent méditer sur les injustices ordinaires des hommes et les meilleurs moyens de s’y soustraire en usant de générosité ; et de la sorte il s’établit entre l’image d’une injustice et celle du précepte de la générosité une telle union qu’aussitôt qu’une injustice nous est faite, le précepte se présente à notre esprit (voyez la Propos. 18, part. 2). Supposez maintenant que nous ayons toujours devant les yeux ce principe, que notre véritable intérêt, notre bien, est surtout dans l’amitié qui nous unit aux hommes et les biens de la société, et ces deux autres principes, premièrement, que d’une manière de vivre conforme à la droite raison naît dans notre âme la plus parfaite sérénité (par la Propos. 52, part. 4), et en second lieu que les hommes, comme tout le reste, agissent par la nécessité de la nature, il arrivera alors que le sentiment d’une injustice reçue et la haine qui en résulte ordinairement n’occuperont qu’une partie de notre imagination et seront aisément surmontées. Et si la colère qu’excitent en nous les grandes injustices ne peut être aussi facilement dominée, elle finira pourtant par être étouffée, non sans une lutte violente, mais en beaucoup moins de temps certainement que si d’avance nous n’avions pas fait de ces préceptes l’objet de nos méditations (cela résulte évidemment des Propos. 6, 7 et 8, part. 5). C’est encore de la même façon qu’il faut méditer sur la bravoure pour se délivrer de la crainte. Il faut passer en revue et ramener sans cesse dans son imagination les périls auxquels la vie de tous les hommes est exposée, et se redire que la présence d’esprit et le courage écartent et surmontent tous les dangers. Toutefois il est bon de remarquer ici qu’en ordonnant ses pensées et en réglant son imagination, il faut toujours avoir les yeux sur ce qu’il y a de bon en chacune des choses que l’on considère (par le Coroll. de la Propos. 63, part. 4, et la Propos. 59, part. 3), afin que ce soit toujours des sentiments de joie qui nous déterminent à agir. Si, par exemple, une personne reconnaît qu’elle poursuit la gloire avec excès, elle devra penser à l’usage légitime de la gloire, à la fin pour laquelle on la poursuit, aux moyens qu’on a de l’acquérir ; mais elle ne devra pas arrêter sa pensée sur l’abus de la gloire, sur sa vanité, sur l’inconstance des hommes, et autres réflexions qu’il est impossible de faire sans une certaine tristesse. Ce sont là les pensées dont se tourmentent les ambitieux quand ils désespèrent d’arriver aux honneurs dont leur âme est éprise ; et ils ont la prétention de montrer par là leur sagesse, tandis qu’ils n’exhalent que leur colère. Aussi c’est une chose certaine que les hommes les plus passionnés pour la gloire sont justement ceux qui déclament le plus sur ses abus et sur la vanité des choses de ce monde. Et ce n’est point là un caractère particulier aux ambitieux, il est commun à tous ceux qui sont maltraités de la fortune et dont l’âme a perdu sa puissance. Un homme pauvre et avare tout ensemble ne cesse de parler de l’abus de la richesse et des vices de ceux qui les possèdent ; ce qui n’aboutit du reste qu’à l’affliger lui-même et à montrer qu’il ne peut supporter avec égalité ni sa pauvreté ni la fortune des autres. De même encore celui qui a été mal reçu par sa maîtresse n’a plus l’âme remplie que de l’inconstance des femmes, de leurs trahisons et de tous les défauts qu’on ne cesse de leur imputer ; mais revient-il chez sa maîtresse et en est-il bien reçu, tout cela est oublié. Ainsi donc celui qui veut régler ses passions et ses appétits par le seul amour de la liberté, s’efforcera, autant qu’il est en lui, de connaître les vertus et les causes qui les produisent, et de remplir son âme de la joie que cette connaissance y fait naître ; il évitera au contraire de se donner le spectacle des vices des hommes, de médire de l’humanité et de se réjouir d’une fausse apparence de liberté. Et quiconque observera avec soin cette règle (ce qui du reste n’est point difficile) et s’exercera à la pratiquer, parviendra en très peu de temps à diriger la plupart de ses actions suivant les lois de la raison.

E5P15 : Celui qui comprend ses passions et soi-même clairement et distinctement aime Dieu, et il aime d’autant plus qu’il comprend ses passions et soi-même d’une façon plus claire et plus distincte.

Démonstration : Celui qui comprend ses passions et soi-même d’une façon claire et distincte ressent de la joie (par la Propos. 53, part. 3), et cette joie est accompagnée de l’idée de Dieu (par la Propos. précéd.) ; et en conséquence (par la Défin. 6 des passions), il aime Dieu, et il l’aime d’autant plus par la même raison) qu’il comprend mieux et ses passions et soi-même. C. Q. F. D.

E5P20S : Dans les propositions qui précèdent, j’ai réuni tous les remèdes des passions, c’est-à-dire tout ce que l’âme, considérée uniquement en elle-même, peut contre ses passions. Il résulte de là que la puissance de l’âme sur les passions consiste :

1° Dans la connaissance même des passions (voyez le Schol. de la Propos. 4, part. 5) ;

2° Dans la séparation que l’âme effectue entre telle ou telle passion et la pensée d’une cause extérieure confusément imaginée (voyez la Propos. 2 et son Schol., et la Propos. 4, part. 5) ;

3° Dans le progrès du temps qui rend celles de nos affections qui se rapportent à des choses dont nous avons l’intelligence, supérieures aux affections qui se rapportent à des choses dont nous n’avons que des idées confuses et mutilées (voyez la Propos. 7, part. 5) ;

4° Dans la multitude des causes qui entretiennent celles de nos passions qui se rapportent aux propriétés générales des choses, ou à Dieu (voyez les Propos. 9 et 11, part. 5) ;

5° Enfin dans l’ordre où l’âme peut disposer et enchaîner ses passions (voyez le Schol. de la Propos. 10, et les Propos. 12, 13, 14, part. 5)

.... tout cela doit nous faire comprendre aisément ce que peut sur nos passions une connaissance claire et distincte, surtout, ce troisième genre de connaissance (voyez le Schol. de la Propos. 47, part. 2) dont le fondement est la connaissance même de Dieu ; car si cette connaissance ne détruit pas absolument nos passions, comme passions (voyez la Propos. 3, et le Schol. de la Propos. 4, part. 5), elle fait du moins que les passions ne constituent que la plus petite partie de notre âme (voyez la Propos. 14, part. 5). De plus elle fait naître en nous l’amour d’un objet immuable et éternel (voyez la Propos. 15, part. 5), que nous possédons véritablement et avec plénitude (voyez la Propos. 45, part. 2) ; et cet amour épuré ne peut dès lors être souillé de ce triste mélange de vices que l’amour amène ordinairement avec soi ; il peut prendre des accroissements toujours nouveaux (par, la Propos. 15, part. 5), occuper la plus grande partie de l’âme (par la Propos. 16, part. 5) et s’y déployer avec étendue.

E5P36S : Ceci nous fait clairement comprendre en quoi consistent notre salut, notre béatitude, en d’autres termes notre liberté, savoir, dans un amour constant et éternel pour Dieu, ou si l’on veut, dans l’amour de Dieu pour nous. Les saintes Ecritures donnent à cet amour, à cette béatitude, le nom de gloire, et c’est avec raison. Que l’on rapporte en effet cet amour, soit à Dieu, soit à l’âme, c’est toujours cette paix intérieure qui ne se distingue véritablement pas de la gloire (voyez les Déf. 25 et 30 des passions). Si vous le rapportez à Dieu, cet amour est en lui une joie (qu’on me permette de me servir encore de ce mot) accompagnée de l’idée de lui-même (par la Propos. 35, part. 5) ; et si vous le rapportez à l’âme, c’est encore la même chose (Par la Propos. 27, part. 5). De plus, l’essence de notre âme consistant tout entière dans la connaissance, et Dieu étant le principe de notre connaissance et son fondement (par la Propos. 15. part. 1, et le Schol. de la Propos. 47, part. 2), nous devons comprendre très clairement de quelle façon et par quelle raison l’essence et l’existence de notre âme résultent de la nature divine et en dépendent continuellement ...

E5P41 : Alors même que nous ne saurions pas que notre âme est éternelle, nous ne cesserions pas de considérer comme les premiers objets de la vie humaine la piété, la religion, en un mot, tout ce qui se rapporte, ainsi qu’on l’a montré dans la quatrième partie, à l’intrépidité et à la générosité de l’âme.

E5P42Dm : La béatitude consiste dans l’amour de Dieu (par la Propos. 36, part. 5 et son Schol.), et cet amour naît de la connaissance du troisième genre (par le Coroll. de la Propos. 32, part, 5), et en conséquence (par les Propos. 59 et 3, part. 3), il doit être rapporté à l’âme, en tant qu’elle agit. Cet amour est donc la vertu même (par la Déf. 8, part. 4). Voilà le premier point. De plus, à mesure que l’âme jouit davantage de cet amour divin ou de la béatitude, elle exerce davantage son intelligence (par la Propos. 32, part. 5), c’est-à-dire (par le Coroll. de la Propos. 3, part. 5), elle a plus de puissance sur ses passions, et elle a moins à pâtir des affections mauvaises (par la propos. 38, part. 5) ; d’où il suit que l’âme, dès qu’elle jouit de cet amour divin ou de la béatitude, a le pouvoir de contenir ses mauvaises passions ; et comme la puissance dont l’homme dispose pour cela est tout entière dans l’entendement, il faut conclure que personne ne jouit de la béatitude parce qu’il a contenu ses passions, mais que le pouvoir de contenir ses passions tire son origine de la béatitude elle-même.

Scholie : J’ai épuisé tout ce que je m’étais proposé d’expliquer touchant la puissance de l’âme sur ses passions et la liberté de l’homme. Les principes que j’ai établis font voir clairement l’excellence du sage et sa supériorité sur l’ignorant que l’aveugle passion conduit. Celui-ci, outre qu’il est agité en mille sens divers par les causes extérieures, et ne possède jamais la véritable paix de l’âme, vit dans l’oubli de soi-même, et de Dieu, et de toutes choses ; et pour lui, cesser de pâtir, c’est cesser d’être. Au contraire, l’âme du sage peut à peine être troublée. Possédant par une sorte de nécessité éternelle la conscience de soi-même et de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être ; et la véritable paix de l’âme, il la possède pour toujours. La voie que j’ai montrée pour atteindre jusque-là paraîtra pénible sans doute, mais il suffit qu’il ne soit pas impossible de la trouver. Et certes, j’avoue qu’un but si rarement atteint doit être bien difficile à poursuivre ; car autrement, comment se pourrait-il faire, si le salut était si près de nous, s’il pouvait être atteint sans un grand labeur, qu’il fût ainsi négligé de tout le monde ? Mais tout ce qui est beau est aussi difficile que rare.

Note : où il apparaît en particulier, de façon criante, qu'un athéisme / matérialisme étroit et prétentieux, se basant surtout sur le rejet de la superstition religieuse, est encore plus bas que ce qu'il dénonce, et corrélativement bien plus opposé à la voie qu'indique Spinoza (que quelqu'un qui admet qu'un Dieu plus ou moins anthropomorphique pourvoit à tout en toute chose, en particulier...)
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Messagepar Explorer » 11 déc. 2012, 12:16

Je te propose, en réponse à ta question, de te procurer l'ouvrage suivant (qui s'est donné précisément pour but d'être dans le concret et le quotidien avec Spinoza) :

Spinoza, la Matrice
Jean-pascal Collegia
L'Harmattan, Novembre 2012
Col. Ouverture Philosophique

Si tu es déçu, c'est que je n'ai rien compris à Spinoza. Là, je m'engage, mais je suis convaincu que ce petit ouvrage peut être l'occasion d'une composition de tout ou partie de tes rapports avec ceux du Maître.

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Messagepar cess » 11 déc. 2012, 12:38

Ne serait-ce pas vous , Monsieur, Jean-Pascal Collegia???

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Messagepar Explorer » 11 déc. 2012, 13:58

Oui, sinon je n'aurai pas employé le "je"
Je, donc, me fait tout petit, pour proposer le fruit d'un travail que je mène depuis déjà pas mal d'années sur le prince des philosophes. Ce n'est pas grand chose au regard de la puissance d'esprit atteinte par le Maître, je me contente seulement d'apporter une pierre à l'édifice pour rendre plus perméable à nos contemporains la démarche spinoziste. Je sais par expérience que tous n'y seront pas sensibles, mais qu'importe, si ce qui compte consiste à trouver ce qui nous convient, ce dont les rapports se composeront avec tout ou partie des nôtres, pour former ainsi des notions communes, idées adéquates du second genre, de celles qui m'affectent de joie en tant que j'en suis la cause ( ou du moins que la Nature en est la cause à travers moi). Tout cela vous le savez certainement et j'en appelle à votre propre sensibilité, qui seule, vous permettra non de juger ma démarche (ce ne serait point spinoziste), mais de la comprendre, à savoir de saisir ma difficulté, ma gêne, à proposer à d'autres de lire cet ouvrage qui m'a pourtant couté tant d'heures de travail (bien que ce fut toujours un plaisir immense).
Je me fait donc tout petit, en espérant que certains d'entre vous me gratifient de leurs retours de lecture, ce dont je serai très honoré, soyez-en sûr.
JP Collegia

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Messagepar cess » 11 déc. 2012, 19:04

Ce forum contient une rubrique compilant les livres publiés sur Spinoza

C'est la première fois que je lis les posts d'un auteur mettant en avant son propre ouvrage.... que celui-ci ait été conçu avec les meilleures intentions du monde , qu'il respecte ,à la fois "le maitre" et son lecteur, ou non.
Il est difficile , vous en conviendrez , dans un cas comme celui-ci d'écarter totalement l'hypothèse de fins mercantiles.
Celles-ci se justifient aisément, s'accordent même avec cette nécessité, suggérée par Spinoza lui-même.
Je ne suis pas sûre pour autant que ce forum soit bien l'endroit approprié pour faire sa réclame.


une membre qui chérit cette idée d'un espace consacré uniquement à la réflexion philosophique .

PS: ne vous faites pas trop petit quand même , certains sur ce forum seraient heureux d'échanger simplement avec l'amoureux de Spinoza que vous semblez être.....autour de sujets bien croustillants :-)


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