Messagepar Vanleers » 17 nov. 2013, 11:42
Essayons d’approfondir la relation de l’homme libre à l’ignorant.
Dans son cours sur Spinoza du 09/12/1980, Deleuze rappelle que Nicolas de Cues avait forgé le mot « possest » :
« Le possest c'est précisément l'identité de la puissance et de l'acte par quoi je définis quelque chose. Donc je ne définirais pas quelque chose par son essence, ce qu'elle est, je la définirais par cette définition barbare, son possest : ce qu'elle peut. À la lettre : ce qu'elle peut en acte.
Bien. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que les choses sont des puissances. Ce n'est pas seulement qu'elles ont de la puissance, c'est qu'elles se ramènent à la puissance qu'elles ont, tant en action qu'en passion. »
N’importe quel être sera défini par ce qu’il peut et non par ce qu’il ne peut pas.
Par exemple, un poisson ne se définira pas par « ne peut pas marcher » ou « ne peut pas voler » mais « peut vivre dans l’eau » fera partie de sa définition.
Allons plus loin.
« Ne peut pas voir » n’entrera pas dans la définition d’un être humain qui a perdu la vue (cf. lettres à Blyenbergh).
On dira peut-être que la puissance de voir fait partie de la nature humaine.
Ce serait oublier que Spinoza ne définit pas la nature humaine.
Citons Ariel Suhamy (op. cit. dans un post précédent p. 86) :
« On sait que Spinoza évoque une « vraie définition de l’homme » [E I 8 sc.2] sans en spécifier le contenu. D’où cette remarque de Ch. Ramond : « Quelle est pour Spinoza la « vraie définition de l’homme » ? Contrairement à toute attente nous ne le saurons pas, car Spinoza ne la donnera jamais. » En quoi Ch. Ramond reprend les affirmations d’A. Matheron : « Spinoza n’a pas défini l’essence spécifique de l’homme » ; […] »
Ariel Suhamy, après analyse d’E IV 36, propose une définition convaincante de la nature humaine que je cite à nouveau :
« L’homme est cet être qui peut jouir de l’idée de Dieu. »
Retenant cette définition de l’homme, il est évident que la vision rétinienne n’en fait pas partie et qu’il n’y a donc pas lieu de faire appel à la nature humaine pour faire entrer un « ne peut pas voir » dans la définition de l’aveugle.
Plus généralement et pour revenir à l’ignorant, celui-ci, lui aussi, se définira par ce qu’il peut et non par ce qu’il ne peut pas.
D’où une nouvelle approche de la relation entre l’homme libre et l’ignorant.
L’un et l’autre sont situés sur une échelle de perfection selon qu’ils se rapprochent plus ou moins du modèle de la nature humaine dont parle la Préface de la partie IV.
Cette échelle de perfection est également une échelle de puissance car :
- perfection = réalité (E II déf. 6)
- or, réalité = puissance (voir ci-dessus)
- donc perfection = puissance.
Cette échelle de perfection ou de puissance, supposons-la continue, sans seuils à franchir. Les figures de l’homme libre et de l’ignorant doivent alors être plutôt considérées comme des idéaux-types (Weber), les individus concrets correspondant plus ou moins à ces idéaux.
Dans sa relation à un autre individu, il serait vain et même impossible pour un homme libre (quelqu’un entré dans un processus de libération) de vouloir se situer sur l’échelle de perfection par rapport à l’autre qui serait catalogué d’ignorant.
Venir en aide à ce dernier, ce sera agir afin de l’aider à se rapprocher du modèle spinoziste de la nature humaine, où que cet "ignorant" soit actuellement situé.
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? La question reste posée.