Messagepar Miam » 07 nov. 2005, 19:48
Sur l’interprétation de Copenhague. Peu importe écrit : « Ce qu'on étudie c'est les résultats à attendre d'une expérience particulière ». Est-ce une définition adéquate de la position commune de l’école de Copenhagen ? Celle-ci ne se ramène-t-elle pas plus simplement à l’affirmation de l’inexistence de l’objet indépendamment de l’observateur ? Je veux dire : l’ « attente » de l’observateur constitue-t-elle la position commune de l’école de Copenhagen ? Ou celle-ci consiste-telle plutôt simplement à interdire toute assertion sur l’objet de sorte qu’on ne puisse plus dire « l’électron » mais seulement « j’observe un électron » ou « j’observe quelque chose que je nomme « électron » » ? Je dis cela parce qu’il existe une interprétation de la décohérence qui se fonde précisément sur l’ « attente » de l’observateur (Fuchs). Or cette interprétation repose sur une théorie de l’information quantique, et non sur l’interprétation de Copenhagen. Ces deux sont même contradictoires, car l’une considère l’incomplétude de la théorie quantique comme relevant de ses bases formelles (théorème de Von Neumann), tandis que l’autre lui assigne une cause physique qui, a priori, n’est pas insaisissable.
Si, selon « Copenhagen », « la physique se réduit à un ensemble de recettes pour avoir tel et tel résultat avec telle ou telle machine », alors cela semble exclure l’ « attente de l’observateur ». Dans ce cas l’interprétation de Copenhagen semble proche d’une « phénoménologie empiriste », comme tu dis. Pourtant, il me semble que toute phénoménologie suppose à tout le moins un objet = x. Ce qui apparaît de l’objet = x, c’est le phénomène observé. Or, en physique quantique, il semble que cet objet logique = x n’est pas même visé par l’observateur. C’est la notion même d’objet comme réalité séparée (physique ou logique) qui est mise en cause. On n’a même plus de phénomène mais seulement des effets de phénomènes. Comme le disait Friedrich N, une fois la « chose en soi », voilée par les nuées koenigbergiennes disparaît complètement (c’est le « champs du coq du positivisme »), le phénomène disparaît lui-aussi. Or n’est-ce pas là précisément jusqu’où ne va PAS l’interprétation de Copenhagen ? Bohr et Heisenberg rejettent la notion d’objet matériel. Mais rejettent-ils la notion d’objet logique où d’objet comme dénotation d’un signe ? Le fait de se fonder sur un formalisme mathématique, c’est à dire une axiomatique, n’interdit-il pas de se défaire entièrement de la notion d’objet ? Il s’agit bien d’une axiomatique et non d’une logique. Plutôt que d’être définis, les termes primitifs sont comme produits dans les axiomes. De là les dérives idéalistes à partir de prémisses positivistes (voir plus bas la citation d’Heisenberg) . Mais quand-bien même ces objets seraient produits, ils n’en sont pas moins désignés par des signes. Et on est alors tenté de les réifier comme des objets séparés.
« Cela me semble être une vision marqué par le kantisme. » Certainement. Mais elle va bien au delà de Kant. Elle est plus apparentée au positivisme et à l’empirisme logique auxquels on ne saurait réduire Kant. Kant et les phénoménologues tiennent pour phénomènes ce qui apparaît à travers des catégories logiques transcendantales. Ces catégories elles-mêmes (ou quelque « signification ») établissent les « circonstances normales » à partir desquelles la communication entre scientifiques peut s’établir sur des bases certaines. De la sorte, il y a bien une réalité objective extérieure à l’observateur dans le cadre d’une connaissance humaine. Il s’agit de savoir ce que l’on peut connaître objectivement. Et l’on peut alors faire comme si le monde extérieur (qui n’est pas remis en cause) se comportait comme nous le concevons. Pour l’interprétation de Copenhagen, à l’inverse, ces circonstances sont incluses dans le phénomène lui-même. Le phénomène fait alors référence aux observations obtenues dans telles circonstances déterminées en tenant compte de tout l’appareillage expérimental. Il n’est alors plus rien d’a priori sinon le formalisme même de la physique quantique. De la sorte, comme le dit Bohr, le but de la physique n’est plus de trouver comment est faite la nature. Il ne s’agit plus de savoir ce que l’on peut connaître d’elle, fût-ce de façon limitée, mais « ce qu’on peut dire sur elle » (Selleri 33). Comme l’écrit Heisenberg, l’électron n’est alors plus qu’ « un symbole, grâce à l’introduction duquel les lois de la nature prennent une forme particulièrement simple », « Pour la science moderne de la nature, il n’y a plus d’objet matériel à la base mais une forme, une symétrie mathématique. Et puisque, en dernière analyse, une structure mathématique est une création intellectuelle, on peut dire comme le Faust de Goethe : « Au commencement était le mot – le logos ». » (Selleri 40). C’est aussi éloigné de Kant que l’est la logique formelle de la logique transcendantale, bien que ces deux excluent aussi bien « l’objet matériel ». Kant est à la fois réaliste et idéaliste : l’objet demeure réel sans être matériel. Le jugement synthétique constitue un être réel. Pour l’interprétation de Copenhagen, l’objet n’est pas même réel mais le résultat d’un formalisme et il n’y a pas de jugement synthétique a priori. L’objet n’est plus alors « physique » au sens kantien (objet de connaissance) ni même « logique » puisqu’on ne saurait le désigner comme une chose séparée des autres choses.
Comme le montre bien Bitbol, malgré l’ « anti-réalisme » de Copenhagen, l’objet réel refoulé fait retour dans les assertions mêmes d’Heisenberg et Bohr qui ne s’empêchent pas de parler d’objet, pris qu’ils sont dans l’intentionalité de la connaissance puisque toute connaissance et toute observation est connaissance ou observation de … « quelque chose » et qu’on ne saurait parler de ce « quelque chose » sans en faire un objet. Remarquez que c’est là précisément ce que je nomme la « sémantique augustino-cartésienne » et qu’elle permet déjà à Descartes de fonder son ontologie.
Que peut-on dire si on ne peut plus dire que tel objet a telle propriété ? On peut dire « j’observe ce que je nomme particule (électron, boson, quark, peu importe), et qui n’est qu’un symbole ». Mais alors « je » n’est plus qu’un symbole lui-aussi, puisque je dois bien me nommer comme « je » si on ne veut pas perdre le sujet d’observation. Et cela, une interprétation positiviste ne saurait l’accepter, à moins d’évoluer en pragmatisme (et alors il faut étudier les présupposés de ce pragmatisme). On distingue alors absolument le microscopique et le macroscopique, ce dernier demeurant « réel », et avec lui le sujet observateur, quitte à parler de « perturbation » (mais perturbation de quoi ?). On interprète toujours là le microscopique par le macroscopique, à partir des préjugés sémantiques issus de l’usage de la vie au niveau macroscopique. C’est pourquoi je pense que Bitbol a raison de tenter, à partir de l’interprétation de Copenhagen et de ses limites, de procéder à une interprétation « ascendante » (du microscopique au macroscopique), plutôt que l’inverse. Et je suis plutôt d’accord avec Bardamu, d’une manière générale tout d’abord, et ensuite sur l’idée qu’on ne saurait tenir le « je » pour une « forme réelle » si son objet d’observation n’en est pas une.
On peut également dire « le vecteur d’état a été excité n fois ». Mais le vecteur d’état demeure alors sujet, c’est à dire substrat (subjectum, upokeimenon) et demeure un « objet » de l’observation même si ce n’est pas un « objet extérieur » mais plutôt une « situation » incluant toutes les mesures qui peuvent faire suite à une préparation expérimentale et donc aussi à l’ « attente » de l’observateur. On peut dire alors que le vecteur d’état est le phénomène (ni sujet ni objet mais certes avec un « pôle sujet » et un « pôle objet », comme dirait Husserl) et la mesure l’effet du phénomène. Mais phénomène de quoi ? puisqu’on n’a plus de catégories objectives comme en ont Kant et Husserl dans la mesure où c’est la notion logique d’ « objet » séparé qui est mis en cause ? Bref, si l’on part de l’interprétation de Copenhagen et qu’on la pousse à sa limite, il faut en effet refuser toute idée de « substrat » ou de variable cachée, quand bien même ce substrat serait le vecteur d’état de la nature entière, comme si, dans la mesure où il s’agit de probabilités, tout était conçu par ce vecteur d’état de la même manière que la monade leibnizienne est grosse du futur.
Pour cette raison, je ne saurais dire avec Bardamu que l’espace de Fock c’est la substance (d’ailleurs, je ne crois pas que c’et cela que veut dire Bitbol). La substance spinoziste n’est ni une « chose » ni un « étant ». Ce n’est pas un espace continu. La substance spinoziste, comme son nom ne l’indique pas, n’est justement pas un substrat. On pourrait comparer l’espace de Fock et l’attribut étendue. Mais c’est pas gagné. Il faudrait considérer la mesure (effet du phénomène) comme le produit de l’imagination dans une contingence-possibilité probabiliste qui est elle-même le produit de l’imagination fluctuante (la décohérence serait alors les affects de sécurité et/ou de désespoir).
Problème : chez Spinoza, cette attente est unifiée par la mémoire-imagination temporalisante selon une seule gamme de possibles, ce me semble, du moins dans l’Ethique. En régime non plus éthique mais politique, c’est certes moins clair puisque l’imperium se manifeste précisément par la manipulation des gammes de possibles en fonction de l’attente politique (si l’on veut il pipe les dés), si bien que la vigilance du citoyen lui enjoint de trouver d’autres gammes de possibles. Et l’on peut alors sans doute concevoir une multiplicité de gammes de possibles comme autant de temporalisations différentes. Du reste, on ne saurait non plus isoler l’observateur dans son laboratoire puisque celui-ci est tenu par la communication que nécessite la communauté scientifique et celle, au moins linguistique, qui les comprend et pèse sur l’observation (l’interprétation) elle-même. Mais aller plus loin me paraît périlleux. Il faudrait lier le vecteur d’état à cette multiplicité de temporalisations différentes au sein d’un « commun » entendu comme perception rationnelle, et encore ne vaudrait-il que pour une certaine communauté ou sous-communauté politique. Mais justement, la difficulté de la physique quantique n’est-elle pas celle de la communication d’une vérité sans objet ?
Le vecteur d’état serait alors comme une notion commune. Et la mesure sa communication via les « auxiliaires de l’imagination » (mesure et nombre) selon un temps discontinu d’objets séparés, tandis que la notion commune ne sépare ni les objets, ni le sujet de l’objet. Elle n’est rien d’autre que la production d’un objet « commun » qui est précisément une propriété (un « propre commun ») sans objet avant sa communication sous la forme d’une vérité pour un objet qui n’a d’autre identité qu’imaginaire ou linguistique au sein d’une communauté.
Et ce n’est pas fini puisqu’il reste l’attribut pensée. Y a t-il une attente purement corporelle ou doit-on faire intervenir la pensée ? En principe, chez Spinoza, la pensée ne saurait agir sur le corporel. Mais cela n’interdit pas l’action d’une pensée sur une autre. La pensée de l’observateur et même de tout l’appareillage expérimental (puisque l’animisme est universel chez Spinoza) pourraient aussi agir sur la « pensée » de l’ « objet » mesuré. Cela n’interdit pas une interprétations « idéaliste », dans la mesure où l’on ne confond pas idée et conscience puisqu’en aucun cas un photon ne saurait « choisir » sa trajectoire. Bref : si l’on parvient à montrer cela, alors peut-être l’espace de Fock pourrait-il se recommander de l’étendue spinozienne ou, du moins, pour les dernières raisons, d’une structure commune (leur simultanéité) entre les attributs étendue et pensée. Comme quoi c’est pas évident.
Peu importe écrit : « Etant donné que nos pères physiciens faisaient de la physique en cherchant la cause (ex: la vis viva de Leibniz), il serait peut-etre bon de dire qu'actuellement il ne s'agit plus de physique, vu qu'on ne cherche plus la cause. »
Cela m’étonne, car il semble que depuis Maxwell, la recherche des causes est contestée en physique. Du moins la causalité telle qu’elle est établie sur l’idée de succession cause-effet (Hume, Kant). Autrement dit : pas la causalité spinoziste où l’effet n’est autre que sa production par la cause et ne saurait se distinguer d’elle.
J’aimerais également demander à Peu importe ce qu’il entend par « réalité physique ». C’est une réalité qui n’est pas une idée ? N’est-ce pas présupposer un dualisme ? Et n’est ce pas derechef reconduire la notion d’objet comme objet de l’idée ? Si l’espace de Fock est une réalité (physique ou mentale), c’est une production humaine et donc, derechef, physique ET mentale. Le problème du positivisme, c’est qu’il est prompt à fuir dans l’idéalisme pour exclure l’objet matériel sans pour autant exclure l’objet logique d’une idée. Qu’est ce que la matière ? demande Peu importe. Il est entendu que la matière n’est pas un substrat corporel. Mais ne pourrait-elle pas, comme chez Spinoza lui-même être cette substance qui n’est pas substrat, qui n’est pas notre objet, mais à laquelle on se rapporte (voire « se réfère ») cependant ? La matière ne serait alors pas l’étendue mais la substance. Et par suite, il faudrait, comme Zourabitchvili, postuler une « physique de la pensée » simultanée à la « physique » au sens courant. Ce qui ne serait pas contraire à la physique quantique et expliquerait toute « intervention de la pensée » dans les interprétations idéalistes comme dérivée du seul pojnt de vue de la communication de la « vérité » physique (voir mon débat avec Louisa sur le « parallélisme » et la simultanéité du corps et du mental.)
Peu importe écrit : « si la notion de l'objet en soi n'a plus lieu d'être alors cela ne relève plus des principes des sciences exactes. C'est comme si je me trouvais sur un balcon et que l'envie me prent de vouloir décrire un couple d'amoureux sous mon balcon que je ne vois pourtant pas mais que le bonheur fit que je les entends. Et je commence a décrire ce que j'entends sans ne jamais être dans le réel de l'observation. Je me contente de décrire un bruit de fond qui me fait penser a des choses, comme par exemple le fait imaginé que l'homme porte a son cou une cravate pendant qu'il embrasse son épouse. Donc je ne pense pas qu'avec une telle façon de faire on puisse comprendre exactement ce qu'il en est. »
Il faudrait donc réserver le terme de « sciences exactes » à la seule science classique allant de Descartes à la physique quantique ? Car avant il s’agissait moins d’objets que de signes renvoyant directement à d’autres signes cosmiques ressemblants. N’est-ce pas par avance interdire un changement de socle épistémologique dans l’histoire des sciences ? N’est-ce pas présupposer la neutralité normative du « regard » théorétique attentif à l’objet : la transparence de l’objet : « hasard heureux » (Kant) transcendantal (voire transcendant chez Descartes) ? N’est-ce pas justement cela qui est remis en cause par la physique quantique et nous enjoint de nous poser des questions sur l’ « objectivité » (au sens kantien) de la science ? Puisque nous n’avons jamais une conception immédiate de l’objet en soi (phénoménologie) pourquoi présupposer un objet logique indispensable à la science ? Selon Kant aussi, la science procède comme ton type sur le balcon. Mais il présuppose comme tu le fais qu’il s’agit d’un couple, qu’il y a deux individus, deux objets. Ce qui n’est pas même évident : une seule personne pourrait jouer les deux rôles. En vérité il n ‘y a jamais eu de « réel de l’observation » sinon l’observation elle-même et, chez Spinoza, ses corrélats affectifs. Que la saisie de l’objet soit principiellement hallucinatoire, que nous n’ayons, nous modes finis, que des idées d’objets, n’empêche pas Spinoza de constituer la raison sur le caractère affectif de toute manipulation d’objets, furent-ils imaginaires. Mais cela suppose deux choses. D’abord l’assimilation du possible et du réel. Ensuite un repositionnement des sciences exactes dans une communauté avec laquelle elle partage un langage, des coutumes, une mémoire et des préjugés communs, de sorte qu’entre l’expérience et sa communication il y a toute la place pour une « décohérence ». Et cela ne saurait certainement pas être accepté par un tenant du positivisme.
Peu importe écrit : « Mais que se passe-t-il si l'espace-temps lui même est energie ».
Cela s’accorderait pafaitement avec Spinoza. Mais si tu veux relier la relativité générale et la physique quantique, il faudrait selon Penrose créer une théorie de la gravitation quantique (via la théorie quantique des champs). Comme le dit Bardamu, cela vaudrait un prix Nobel. Mais il ne faut pas trop demander à Spinoza.
Une question : quelqu’un sait-il comment (historiquement) l’espace de Hilbert est devenu l’instrument de la physique quantique ? C’est une production ad hoc pour la physique quantique ou non ?
Autre question : selon Selleri, le théorème de Von Neumann n’est pas assez général pour démontrer l’incomplétude nécessaire de la physique quantique. Est-ce une opinion générale des physiciens ? De même : que la décohérence ne soit pas un phénomène fondamental mais qu’elle dure et est réversible ?
Miam