Salut Miam,
merci de tes réponses. Quelques réflexions par rapport à elles.
Miam a écrit :Tu peux comprendre ce que j'ai dit comme tu le veux. Par conséquent je ne répondrai pas point par point à ton texte où tu réfléchis plutôt que de conclure. Mais je ne pense pas que l'on puisse réduire la métaphysique spinozienne à une synthèse ou même un mélange entre Thomas et Dietrich.
je dirais plutôt que je peux comprendre ce que tu as dit comme je le
peux, et non pas comme je le veux ...

.
Sinon je rappelle que l'hypothèse que j'étais en train d'explorer n'était aucunement celle qui propose de réduire la métaphysique spinozienne à une synthèse de quoi que ce soit. Il ne s'agit pas de LA métaphysique spinozienne, il s'agit d'une simple impression, concernant un point très précis, d'un lien éventuel entre les deux façons de concevoir l'existence que propose Spinoza et celle de Dietrich et de Thomas d'autre part. Il ne s'agirait donc pas d'un mélange, mais d'une combinaison d'éléments de la conception de l'existence de chacun, éléments reprise dans une conception de l'existence tout à fait originale, donc éléments retraduits dans un tout autre et nouveau système de pensée :
- Thomas: A: l'existence s'ajoute à l'essence au moment où la chose est créée
- Dietrich: B: l'existence accompagne toujours déjà toute essence, puisqu'elle est sa forme même (ce qui rend la création impensable)
- Spinoza: A': l'existence dans le temps dépend d'un autre mode fini, qui donne naissance à un deuxième mode via l'affection (l'existence du mode n'est donc pas compris dans son essence, mais s'y ajoute de l'extérieur) + B': l'existence en Dieu est éternelle et accompagne toute essence du fait même que la nature de Dieu en est cause immanente.
Miam a écrit :
Ensuite, chez Spinoza on ne peut distinguer réellement la causalité des modes entre eux et la causalité divine. Ainsi, lorsque Spinoza écrit dans la première partie de l'Ethique que "Dieu n'est pas à proprement parler la cause éloignée des choses". La cause de l'essence des choses n'est pas distincte de la cause de leur existence. C'est Dieu (causa essendi). On ne peut ainsi distinguer deux ordres : celui des essences et celui des existences, sinon par une distinction temporelle (entre le point de vue de l'éternité et celui de la durée). Par conséquent, il n'y a pas de distinction réelle de l'existence (ou l'être chez les scolastiques) et de l'essence chez Spinoza, pas même quant aux modes finis. Et en cela, Spinoza est infiniment plus proche de Dietrich que de Thomas
oui, effectivement. Il ne s'agit pas de deux façons d'exister réellement distinctes, la distinction ne se fait qu'au niveau conceptuel (c'est pourquoi je disais qu'il s'agissait du 'en tant que', mais j'aurais peut-être dû le souligner davantage pour que ce fût vraiment clair). Et alors je suis tout à fait d'accord avec toi: quand il s'agit de la question de savoir s'il y a une distinction réelle ou non, Spinoza semble être plus proche de Dietrich, qui déjà propose seulement une distinction 'in modo significandi'.
Je ne voulais rien dire d'autre que cela: en ceci, selon cet aspect précis, Spinoza semble introduire une notion plus proche de Thomas, et en cela une notion un peu plus proche de Dietrich. Tout comme le fait même de nier toute création l'approche d'autres philosophes anti-création, mais cela ne fait pas encore de LA métaphysique de Spinoza une synthèse générale de tous ces courants de pensée.
Miam a écrit :SINON Qu'EXISTER ne veut pas dire la même chose chez Spinoza que CHEZ TOUS LES SCOLASTIQUES, y compris Dietrich, puisque ceux-ci assimilent une chose existante et un être, tandis que le cheval volant, comme corrélat objectif d'une idée qui dure dans l'existence, est existant (il dure) sans pourtant qu'il soit "un être" (formel ou actuel).
déjà le fait même que Dietrich ne travaille pas avec le premier type d'existence qu'utilise Spinoza, celui d'exister dans le temps, rend la conception dietrichienne de l'existence assez différente de celle de Spinoza, il me semble, à part d'un tas d'autres nouveautés introduites par Spinoza. C'est pourquoi, encore une fois, je ne prétends pas du tout voir le spinozisme comme synthèse générale de ces deux courants.
Miam a écrit :Il faut aussi faire attention à la distinction entre le temps et la durée. Le temps est une quantification imaginaire de la durée. Le temps est un être d'imagination, mais la durée est une "affection de l'existence", comme Spinoza l'écrit aussi dans les PM.
n'ayant pas encore lu les PM, je ne savais pas qu'il y écrivait cela, donc merci pour l'info!
Or comme il fait dans l'Ethique explicitement la distinction (non pas réelle, mais 'in modo significandi') entre une existence dans la durée et une existence éternelle, ne faudrait-il pas en conclure que la durée n'est qu'une affection de l'existence dans le temps? En tout cas, ici pour moi tu introduis quelque chose d'assez nouveau, et qui ne va pas encore tout à fait de soi pour moi. C'est que je concevais (peut-être à tort donc) les choses quasiment inversement: la durée est une addition de différents 'moments', donc de différents affections du Corps et de leurs idées, une suite de 'présences'. Car sans la faculté d'imaginer, nous n'aurions aucune idée de ce que c'est que le présent, et alors il me semble impossible de concevoir quelque chose comme la durée (qui ajoute tout simplement l'idée de passé et de continuité entre présent et passé à l'idée de présent). C'est donc pourquoi la durée me semblait être tout aussi imaginaire que le temps. Et pourquoi, s'il faut définir dans l'Ethique la durée comme affection de l'existence, il me semble que cela devrait être l'existence dans le temps, et non pas l'existence dans l'éternité, puisque l'éternité n'a rien à voir avec la durée infinie.
Où, dans ce raisonnement, est-ce que je me tromperais selon toi?
Miam a écrit :L'existence, c'est ce qu'exprime un attribut. L'existence s'assimile à l'éternité lorsqu'elle est infinie ou nécessaire (dixit Spinoza à plusieurs endroits. C'est là les définitions de l'éternité, qui est aussi la "jouissance éternelle de l'existence").
en fait ... est-ce qu'il ne dit pas plutôt que justement, l'éternité n'est PAS l'existence infinie, mais bel et bien l'existence nécessaire, ce qui chez lui est défini par le fait que l'existence suit nécessairement de l'essence de la chose elle-même que l'on dit être éternelle? Car si tu définis l'éternité comme existence infinie, comment vas-tu la distinguer de la sempiternité?
Dès lors, l'attribut n'est-il pas éternelle précisément parce que son essence enveloppe nécessairement l'existence?
Miam a écrit :La distinction entre l'essence et l'existence dans le mode fini réside dans l'impossibilité qu'on a de prévoir quand et ou son essence passe à l'existence, autrement dit : quand et ou les conditions physiques dans l'espace-temps sont remplies pour produire telle essence à tel moment et à tel endroit.
ici aussi ta définition m'étonne un peu. Est-ce que la distinction première entre l'essence et l'existence dans le mode fini ne réside pas dans le fait que son essence n'enveloppe pas nécessairement son existence? L'existence ici comprise dans les deux sens que propose Spinoza: existence éternelle en Dieu, existence temporelle dans la durée. Car l'existence temporelle dans la durée, le mode fini la reçoit de Dieu en tant qu'il s'explique par un autre mode fini, et l'existence éternelle, le mode fini le reçoit également de Dieu, mais de Dieu en tant qu'il est la cause immanente de toute essence.
L'impossibilité de prévoir ce qui arrivera à tel ou tel moment dans le temps, n'est-elle pas alors plutôt liée au fait que nous n'avons pas d'idée adéquate du temps en tant que telle, vu que le temps, nous l'imaginons, et que nous n'avons pas d'idées adéquates en imaginant?
Si en revanche on considère l'essence du mode fini sub species aeternitatis, parler de prévoir quand quelque chose arrivera dans le temps n'a plus de sens parce que précisément, le sub specie aeternitatis suppose d'avoir mis entre parenthèses tout ce qui concerne l'imagination et la mémoire, donc tout ce qui a trait au temps.
Dans ce sens, il me semble que la production de l'essence a lieu de toute éternité, sans commencement ni fin (d'où l'éternité de l'essence de chaque chose singulière). Le 'passage à l'existence' n'est que l'existence de cette essence du point du vue du temps, donc l'essence dans ses affections (et donc ses imaginations).
Miam a écrit :La durée est la manière d'exister d'un mode fini.
mais que fais-tu alors avec I.24, II.8, II.45 et V.29? En V.29 il dit littéralement:
"Nous concevons les choses comme actuelles de deux manières, selon que nous les concevons soit en tant qu'elles existent en relation à un temps et à un lieu précis, soit en tant qu'elles sont contenus en Dieu". Phrase reprise par II.45 comme suit:
Ici, par existence [d'une chose singulière, Louisa] je n'entends pas la durée, c'est-à-dire l'existence conçue abstraitement, et comme une certaine espèce de quantité. Car je parle de la nature même de l'existence (...) Je parle, dis-je, de l'existence même des choses singulières en tant qu'elles sont en Dieu".
Si tu as l'impression qu'il ne faut pas déduire de cela que le mode fini a DEUX manières d'exister, comment est-ce que tu interprètes alors ces passages?
Miam a écrit : Elle n'est rien d'autre que le continuum du conatus (= essence actuelle) avec ses hausses et ses chutes de puissance.
II.45:
"il reste que la force par laquelle chacune persévère dans l'exister suit de l'éternelle nécessité de la nature de Dieu. A ce sujet, voir le Coroll. Prop 24. p.1."1.24 Cor:
"leur essence ne peut être la cause de leur existence ni de leur durée, mais seulement Dieu"vu qu'il dit NI existence NI durée, et vu que dans le scolie II.45 il réfère à ce corrolaire tout en disant dans ce scolie qu'il distingue existence et durée, ne faut-il pas en conclure que donc pour Spinoza l'existence dans la durée ou l'existence dans un temps et lieu précis ne sont qu'une façon de concevoir l'existence d'une essence, celle de l'existence de l'essence en Dieu, hors durée, en étant une deuxième?
Dans ce cas, le conatus en tant que force par laquelle chacun persévère dans l'exister, c'est l'essence éternelle, et non pas la durée. La durée, c'est la persévérance concrète dans des temps et des lieus précis, et ce n'est que de ce point de vue qu'il y a variabilité de la puissance.
Miam a écrit : Le temps imaginaire en revanche découpe ce continuum infini et l'imagine divisible (de même qu'on s'imagine l'étendue divisible).
l'imagination découpe en effet ce qui est réellement continu et indivisible. Mais c'est à mon sens précisément pourquoi il faut situer la durée du côté du temps et de l'imaginaire: une durée n'est jamais infinie, elle a toujours un début et une fin, elle ré-introduit un ordre temporel dans ce qui en réalité ne contient pas de succession de moments temporels. Autrement dit, tu me sembles ici proposes de concevoir la durée elle-meme sub specie aeternitatis, c'est-à-dire comme indivisible. On peut faire cela bien sûr, vu qu'en réalité tout est indivisible. Mais en quoi est-ce que cela ferait de la durée telle que la vivent les humains une chose non imaginaire?
Miam a écrit :Ceci pour les modes finis. Mais la distinction entre l'essence et l'existence n'est pas nécessairement temporelle. Ainsi pour les modes infinis et éternels.
donc même question: n'as-tu pas l'impression que V.29 et II.45 disent que pour les modes finis, la distinction fondamentale entre l'essence et l'existence consiste dans le fait que l'essence n'enveloppe pas nécessairement l'existence, et que l'existence de l'essence, aussi bien celle en Dieu (éternelle) que celle dans la durée (temporelle) a Dieu pour cause? Si oui ne faut-il pas en conclure que la distinction entre l'essence et l'existence ne peut donc jamais être temporelle, tandis que le mode fini a une existence temporelle aussi bien qu'éternelle, selon le point de vue que l'on adopte sur elle?
A bientôt,
Louisa