Je propose de ne pas parler dans le vide ou d'éviter les rapprochements à partir de simples citations prises hors contexte. Prenons donc le Tao te King dans le texte et voyons les convergences et les divergences :
En Tao te king I, 1, Lao Tseu a écrit :"La voie qui peut être exprimée par la parole n'est pas la Voie éternelle ; le nom qui peut être nommé n'est pas le Nom éternel.
(L'être) sans nom est l'origine du ciel et de la terre ; avec un nom, il est la mère de toutes choses.
C'est pourquoi, lorsqu'on est constamment exempt de passions, on voit son essence spirituelle ; lorsqu'on a constamment des passions, on le voit sous une forme bornée.
Ces deux choses ont une même origine et reçoivent des noms différents. On les appelle toutes deux profondes. Elles sont profondes, doublement profondes. C'est la porte de toutes les choses spirituelles."
http://taoteking.free.fr/interieur.php3?chapitre=1
Cette fascination du négatif se trouve encore plus dans
cette traduction :
La voie que l'on peut définir n'est pas le Tao, la Voie éternelle.
Le nom que l'on peut prononcer n'est pas le Nom éternel.
Ce qui ne porte pas de nom, le non-être, est l'origine du ciel et de la terre.
Ce qui porte un nom est la mère de tout ce que nous percevons, choses et êtres.
Ainsi à celui qui est sans passion se révèle l'inconnaissable, le mystère sans nom.
Celui qui est habité par le feu de la passion a une vision bornée.
Désir et non désir, ces deux états procèdent d'une même origine.
Seuls leurs noms diffèrent. Ils sont l'Obscurité et le Mystère.
Mais en vérité c'est au plus profond de cette obscurité que se trouve la porte.
La porte de l'absolu du merveilleux.
Le Tao.
Dans la première traduction, on a un être sans nom - dont évidemment le nom devient "l'être sans nom", ce qui est un nom. Dans la deuxième un non-être qui ne porte pas de nom et pour cause puisque ce n'est rien ! Mais considérer que ce non-être est "l'origine du ciel et de la terre", voilà qui ne peut convenir qu'à des amateurs d'ésotérisme fumeux qui se payent de mots en prétendant se situer au delà du langage tout en étant conduit par la plus grossière confusion langagière à donner de l'être au non-être, du simple fait qu'ayant prononcé un mot, on croit pouvoir lui accorder de l'être et ainsi des propriétés comme le fait d'être à l'origine de quelque chose. Gageons donc que la première traduction est plus sérieuse pour avoir quelque raison de poursuivre notre étude de philosophie comparée.
Il y a chez Spinoza une prudence certaine vis-à-vis du langage. On trouve chez lui souvent les expressions "en un mot", "en peu de mots" comme si une libération progressive vis-à-vis du langage était le but : passer des explications détaillées à des formules de plus en plus synthétiques, comme pour nous mener vers la cessation de la parole. Il est clair qu'il s'agit là du mouvement qui va de la diachronie et de la discursivité des notions communes à la synchronie et l'immédiateté de la science intuitive. Voilà donc qui à première vue nous rapprocherait de la critique du langage qu'on trouve ci-dessus.
Ajoutons que l'idée d'un mot, c'est-à-dire du son physique associé à une classe donnée d'objets, n'est qu'une idée fort inadéquate car on ne sait de cette façon et pour la seule raison qu'on prononce ce mot ni ce qu'ont effectivement de commun les objets donnés, ni pourquoi on prononce un tel son plutôt qu'un autre. La connaissance purement verbale, ou connaissance par "ouï-dire" - qui bien souvent constitue l'essentiel du "savoir" des hommes du temps de Spinoza comme du nôtre - relève du premier genre de connaissance, qui est à l'origine de nos erreurs les plus courantes, notamment sur le plan ontologique.
Ainsi la première partie de l'Ethique peut se comprendre comme une critique du langage courant des hommes à propos de Dieu : "ils ont uni le nom de Dieu aux images des choses que leurs yeux ont coutume de voir, et c'est là une chose que les hommes ne peuvent guère éviter, parce qu'ils sont continuellement affectés par les corps extérieurs. Du reste, la plupart des erreurs viennent de ce que nous n'appliquons pas convenablement les noms des choses." Par exemple, parce que le mot "infini" semble indiquer une négation, le fini serait positif et l'infini négatif, ce qui du point de vue spinoziste est évidemment le contraire. Ou encore, les hommes ayant associé - avec raison - l'idée de toute puissance au nom de Dieu, mais prenant modèle sur l'exemple du monarque pour donner sens au mot de "toute puissance", ils supposent que lui nier la possibilité de poursuivre des fins serait lui retirer de la puissance et donc sa toute-puissance même, comme si une telle possibilité n'était pas en fait l'impuissance de se suffire à soi-même.
Les hommes se laissent ordinairement mener par la logique purement hasardeuse des mots vers des chemins qui ne mènent nulle part, le but de la philosophie chez Spinoza est au contraire de faire une critique de l'usage ordinaire des mots pour retrouver le chemin qui mène à quelque chose de substantiel. Mais pour cela, la méthode employée doit être ordonnée et rigoureuse. C'est la méthode du Traité de l'Amendement de l'Intellect, qui se fonde sur la puissance du vrai à s'indiquer soi-même.
D'un point de vue spinoziste, je dirais alors que Lao Tseu semble avoir compris "comme à travers un nuage" que les discours ordinaires sur ce qui est absolu ont la fâcheuse tendance de se prendre pour l'absolu lui-même, mais n'ayant pas suffisamment réfléchi à la méthode du vrai, Lao Tseu se laisse lui-même prendre au piège (bien involontaire) du langage en déduisant de là que toute parole serait impropre à exprimer la Voie qui, on l'a bien compris, est aussi bien l'origine et l'aboutissement.
Spinoza quant à lui donne un nom à cette voie, c'est celui de substance, définie comme ce qui n'est relatif à rien d'autre que soi-même. Mais ayant prononcé ce nom, il ne croit en rien être entré en contact avec cette substance même : si le taoïsme est d'abord (par la suite ça semble bien se compliquer) une critique des incantations magiques supposées nous faire entrer en contact direct avec le fond de toutes choses, alors Spinoza est dans la même ligne. Mais si c'est prétendre pouvoir se passer totalement de la parole pour mettre en oeuvre une connaissance plus complète et accomplie que celle qui relève du simple ouï-dire - tout en affirmant beaucoup de choses verbalement (déjà dans cette première strophe : 1) que c'est l'origine de toutes choses, 2) que c'est qui peut être vu sans borne par l'homme libre de toute passion, et 3) constitue "la porte des choses spirituelles", c'est-à-dire le moyen de connaissance (au sens biblique d'union au connu) de ce principe même et de tout ce qui s'en suit. Spinoza n'a pas ce genre de contradiction qui consiste à dire qu'on ne peut rien dire tout en le disant : les trois caractères positifs énoncés se trouvent également dans l'
Éthique (E1P15 et 16, E2P45 à 47, E5P32 à 37). Mais ce n'est pas dans la pseudo-renonciation totale et mutilante à toute forme de langage et notamment le langage rationnel qu'il s'agit de trouver cela.