Enegoid a écrit :Une pensée particulière existe parce qu’il existe de la pensée et n’a rien à voir avec l’étendue. De même un corps particulier existe parce qu’il existe de l’étendue et n’a rien à voir avec « de la pensée ».
d'accord, c'est bien ce qu'à mon sens Spinoza nous propose d'essayer de penser.
Enegoid a écrit :Mais il y a un ordre et une connexion des idées et un ordre et une connexion des choses. Comment ces ordres peuvent-ils être les mêmes ? Parce que les idées et les corps ne sont qu’une seule et même chose exprimée de deux manières (comme un verre vu de haut est un cercle, et, vu de côté, un rectangle).
A partir de là, on peut dire que tout ce qui arrive vient des transformations de Dieu, cette « chose » constituée, entre autres, de pensée et d’étendue, et c’est l’unité de la chose substance qui fait le lien entre la pensée et l’étendue.
D’accord et vous avez raison, Louisa.
Mais ce point de vue est d’une certaine façon réservé à Dieu lui-même. Dès que nous descendons dans nos pensées particulières (liées à nos corps), les choses se passent autrement, car nous n’avons pas, contrairement à ce que dit Spinoza, une conception claire et distincte de cette fameuse substance unique : pur montage conceptuel explicatif qui recouvre notre ignorance réelle de ce qu’est précisément le lien matière/pensée. (Ce qui n’est pas une critique : on ne peut aller plus loin ni dire autre chose, à mon avis)
L'idée que l'esprit d'une chose et le corps d'une chose sont en réalité une seule et même chose n'exige pas le point de vue de Dieu. Cette "coïncidence", si l'on peut dire, se produit dès qu'il y a une idée vraie. Chaque idée vraie (idée particulière) est une unité (une seule et même chose) entre cette idée et son objet (une affection du corps ou une idée). Et selon le TIE, nous avons tous au moins UNE idée vraie. Dès lors, même du point de vue d'une chose particulière, cette unité est perceptible, car elle se réalise dès qu'il y a vérité.
C'est pourquoi il y a toujours une unité entre l'essence de l'esprit (de cet esprit particulier) et l'essence du corps (toute essence étant éternelle, elle est nécessairement vraie).
Enegoid a écrit :Chacun d’entre nous peut faire l’expérience de transformations de la pensée « guidées » par le corps (par exemple vous vous donnez un coup de marteau sur la main en enfonçant un clou, à quoi pensez-vous ?), et également, de transformation corporelle guidée par la pensée (typiquement, la peur, le désir, etc.)
non, seul celui qui part de l'idée que notre pensée guide notre corps va avoir ce type d'expériences, et cela seulement à condition que l'on trouve cette idée "évidente". Celui qui en revanche pose l'idée de l'unité esprit-corps (remplaçant la dualité qu'en Occident nous apprenons tous dès la petite enfance à prendre pour une évidence), n'a pas ce type d'expérience. Pour lui, il s'agit d'une simultanéité: vous ne pouvez pas décider d'enfoncer un clou sans qu'en même temps (et non pas par après) quelque chose dans votre cerveau change (et c'est bien ce changement dans votre cerveau qui va être la cause du fait que vous prenez le marteau, pas l'idée de vouloir faire tout cela - du moins dans l'expérience de celui qui pose non pas une dualité mais une unité du corps et de l'esprit).
D'ailleurs, c'est bien parce qu'il s'agit d'une seule et même chose (mon corps et mon esprit sont une seule et même chose: moi) qu'il n'y a pas de rapport de cause à effet possible. Comment une seule et même chose pourrait-elle se scinder en deux, puis constituer une de ces parties en cause et une autre en effet ... ???
La seule possibilité pour une cause et un effet de ne pas être deux choses particulières différentes, c'est celle que l'on retrouve dans un type de causalité très spécifique: la causalité immanente. Or chez Spinoza seul la substance est cause immanente, jamais les choses particulières.
(PS: petite question à ceux qui s'y intéressent - en attendant qu'Augustin nous ramène à ce qui est ici censé être le sujet de la discussion ..

- si seule la substance est cause immanente, il s'en suit qu'aucune essence singulière ne peut causer quelque chose à l'intérieur d'elle-même. Or ne peut-on pas dire que quand l'esprit produit une idée adéquate, idée qui est l'effet de sa nature seule, que cet esprit ou sa nature agit quasiment comme une sorte de cause immanente ... ? D'autre part: l'apparition de cette idée adéquate n'est pas sans conséquence, au sens où elle augmente la puissance de l'esprit. Augmente-t-elle le DEGRÉ de puissance? Si oui, chaque idée adéquate fait-elle changer celui qui l'a "d'essence" ... ?)
Enegoid a écrit :pensées et corps sont liés. Les pensées d’âmes associées à des corps différents sont différentes.
c'est bien l'évidence cartésienne que tu es en train d'illustrer ici: pour que corps et pensées puissent être liés, ils doivent être deux choses différentes. Si l'on veut penser un monisme, il faut partir de l'idée d'UNE seule et même chose. Pas de lien, pas d'association entre l'essence objective et l'essence formelle chez Spinoza (ou entre l'essence de l'esprit et l'essence du corps). C'est cette absence de tout lien entre l'un et l'autre qui est responsable du fait qu'il n'y ait pas de lien CAUSAL concevable entre l'un et l'autre. Dès qu'on cherche un quelconque LIEN entre esprit et corps, on est dans un schéma dualiste, cartésien ou autre.
Enegoid a écrit :Il faut bien que le parallélisme fonctionne : on a le choix entre une entité abstraite, source de toutes choses mais un peu théorique (à mon goût), et quelque chose qui ressemble à une causalité rapprochée entre corps et pensée.
aussi longtemps qu'on expérimente les choses par les idées qui nous semblent d'office évidentes (et qu'on appelle depuis Platon nos 'opinions'), toute autre pensée spéculative est vouée à rester de la "théorie", je crains, à rester lettre morte (donc à n'avoir aucun intérêt, au sens où elle ne pourra pas nous intéresser).
C'est pourquoi à mon sens l'on ne peut juger de l'efficacité d'une pensée spéculative qu'à condition de d'abord l'expérimenter. Cela signifie suspendre un instant la pensée qui pour nous est ressentie comme évidente, et retraduire systématiquement ce qui nous arrive (dans la vie quotidienne, bien sûr) dans les termes d'une autre pensée (celle de Spinoza par exemple). Je ne vois pas comment faire quelque chose de concret avec une pensée spéculative autrement que par la mise en pratique de cette pensée.
Ulis a écrit :j'interprète la pensée de Spi, mais ce qui m'intéresse aujourd'hui chez lui est moins ce qu'il dit que ce qu'il nous suggère. Je crains que le "parallèlisme" développé par les exégètes soit une impasse et "ringardise" sur ce point Spinoza qui, par ailleurs reste à mon sens inégalé.
d'accord, mais dans ce cas: comment faire pour distinguer une "suggestion de Spinoza" d'une interprétation de Spinoza qui est simplement contradictoire avec sa pensée? Autrement dit: comment savoir que c'est bien de la pensée de Spinoza que nous parlons, et non pas de nos propres opinions (intouchées par cette pensée quand nous restons extérieures à elle, quand nous ne nous avons pas encore appris à devenir sensibles à cette pensée)?
Si tu prétends qu'il n'y a pas de parallèlisme chez Spinoza, par exemple, veux-tu dire que Spinoza SUGGERE une absence totale de parallélisme? Si oui, qu'est-ce que cela pourrais signifier? Si inversement c'est toi qui veux interpréter Spinoza d'une telle façon que sa pensée n'est plus un parallélisme, pourrais-tu montrer comment faire un lien entre cette interprétation et les écrits de Spinoza?
Enfin, c'est Spinoza lui-même qui dit:
"nul ne pourra comprendre l'Esprit humain lui-même de manière adéquate, autrement dit distincte, s'il ne connaît d'abord de manière adéquate la nature de notre Corps. (...) et c'est pourquoi, pour déterminer en quoi l'Esprit humain diffère des autres, et l'emporte sur les autres, il nous est nécessaire de connaître, comme nous l'avons dit, la nature de son objet, c'est-à-dire du corps humain. "
EIIP13 scolie
La médicine (la neurologie etc) aujourd'hui est clairement capable de nous donner beaucoup plus d'infos par rapport au fonctionnement du corps qu'à l'époque de Spinoza. Il est clair aussi qu'en cela nous disposons également d'une plus grande connaissance de l'esprit ou des pensées humaines. Tout cela n'est pas contraire à ce que Spinoza dit.
Mais c'est simplement un AUTRE débat, à mon sens, que celui du parallélisme. Ce débat-là - si débat il y a - concerne la question de l'accumulation de la connaissance scientifique. Le débat du parallélisme et de la science contemporaine exige en revanche de se poser non pas la question de l'accumulation du savoir médicale, mais la question suivante: est-ce que la médecine contemporaine est capable d'étudier immédiatement des pensées?
La réponse es (pour autant que je sache): non, elle n'étudie que le corps. Si elle étudiait un corps qui dort (et qui a une activité cérébrale telle que nous savons déjà que l'esprit continue à penser), elle pourrait rassembler un tas de données par rapport à ce qui se passe dans le corps à ce moment-là, mais elle ne pourrait RIEN en conclure quant aux pensées de cette personne. La médecine a besoin d'un être humain bien réveillé qui lui communique ses pensées pour pouvoir savoir QUELS mouvements corporels pourraient y CORRESPONDRE.
Exemple: certains patients paralysés savent aujourd'hui donner des ordres à leur ordinateur (lire des emails, répondre etc) grâce à une petite antenne implantée sur la tête; ici nous avons donc littéralement une machine capable de 'traduire' des pensées, au sens où le patient pense par exemple au fait de vouloir écrire une phrase x, et cela suffit pour que l'ordinateur l'écrive réellement). Comment est-ce qu'on a réussi à construire cette machine?
Si l'on n'avait étudié que le corps, jamais cela n'aurait été possible. On a dû chercher très longtemps QUELS mouvements cérébraux pourraient être les "correspondants" parallèles du patient (et de CE patient spécifique; le travail est à refaire pour un autre patient) dans le cerveau. On a alors pu repérer certains de ces mouvements, on a développe une machine (= de l'étendue pure) capable de les détecter, et d'envoyer un signal à un récepteur connecté à un ordinateur. Ce récepteur a été programmé d'une telle façon qu'un signal x est chez lui la cause (toujours matérielle!) d'une mise en route d'un processus qui aboutit à l'écriture d'une suite de lettres sur l'écran. Et c'est tout.
JAMAIS, dans tout ce mécanisme, on a détecté quoi que ce soit que l'on peut appeler "idée" ou "pensée". Les appareils des médecins n'ont mesuré QUE des mouvements corporels. Mais le patient était là, conscient, et communiquant sans cesse quelle pensée précise il avait à quel moment.
Or si tu crois qu'aujourd'hui on est capable d'éliminer l'esprit ou de l'abattre sur quelque chose de purement corporel, il faudrait trouver une expérience scientifique où les appareils matériels savent non pas détecter des mouvements corporels, mais des idées. Autrement dit: il faudrait que l'on n'ait plus besoin d'en passer par un patient conscient qui DIT quelle pensée il a pour savoir ce qu'il pense.
Bien sûr, une fois installé ce système antenne-ordinateur, on pourra simplement regarder ce qui se passe dans l'ordinateur pour savoir ce que CE patient en question pense (quand on connaît le "code" de la machine), mais cela n'est possible qu'une fois la mise en rapport entre telle pensée spécifique à lui et tel mouvement corporel de l'ordinateur (et donc de son cerveau) a pu être établie.
Or cela semble plutôt confirmer l'efficacité d'une spéculation paralléliste: car une fois "l'union" entre TEL cerveau et tel ordinateur créée, pour TELS types de pensées, on peut également, en tant que personne extérieure au patient, savoir quelque chose sur les pensées de ce patient tout en regardant l'ordinateur (pas l'écran où il écrit quelque chose, bien sûr, car là nous n'avons que de la communication langagière, mais l'intérieur de l'ordinateur, la façon dont il a été programmé et la façon dont il réagit aux signaux).
Pour qu'un jour cette spéculation "paralléliste" perde toute efficacité (du moins en médecine), et donc pour pouvoir la remplacer par une spéculation tout à fait matérialiste, il nous faudrait une expérience médicale où des appareils matériels soient capables de détecter de nouvelles idées, sans en passer par la communication verbale (ou autre) du patient. Il faudrait que la notion de "pensée" disparaisse de la médecine. Ce qui, pour autant que je sache, n'est guère le cas aujourd'hui. A moins que tu penses, comme l'a déjà suggéré Pourquoipas, à l'une ou l'autre expérience scientifique qui en serait déjà capable?
Amitiés,
Louisa