Sur le sujet précédent, je fais remarquer à nouveau E5P12Dm, dans la traduction Pautrat : «
Les choses que nous comprenons clairement et distinctement, ou bien sont des propriétés communes des choses, ou bien se déduisent d’elles… » Difficile d’être plus clair…
2) Le désir meilleure partie de nous-mêmes
Louisa a écrit :la meilleure partie de l'esprit est celle qui est éternelle, et celle qui est éternelle, c'est l'ensemble de toutes nos idées adéquates, qui constituent notre degré de puissance à nous, c'est-à-dire notre essence. La meilleure partie de l'esprit, c'est donc notre essence singulière. Or celle-ci est précisément défini par le désir (fin de l'E3: "Le Désir est l'essence même de l'homme"). Conclusion: le désir est bel et bien la meilleure partie de nous.
Dit comme cela, certainement pas. D’abord il y a à la base, comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le faire remarquer, souvent un contresens dans l’interprétation de E3P7 : Spinoza ne définit pas l’essence par le désir mais le désir par l’essence (sinon où serait l’entendement, qui se distingue du désir, et de la joie-tristesse : E1P31, E2A3, E2P48S.) La proposition, selon toutes les traductions que je possède dit que le désir n’est rien
en dehors,
à part,
de plus que l’essence : c’est l’essence qui se pose là dans une chose singulière existant en acte (d’où essence
actuelle) ; ce que cela veut dire est
qu’il n’y a pas à chercher le désir (en particulier de conservation) en dehors de l’essence même, c’est tout (sinon il faut dire en quoi cela sort de l’essence même de la chose.)
Sur la distinction de l’entendement et du désir et sur le désir comme passion (il peut naître aussi de l’action : E3P58, E3P59) :
Spinoza, Ethique, traduit par E. Saisset, a écrit :E1P31 : L’entendement en acte, soit fini, soit infini, comme, par exemple, la volonté, le désir, l’amour, etc., se doivent rapporter à la nature naturée, et non à la naturante.
Démonstration : Par entendement, en effet, nous ne désignons évidemment pas la pensée absolue, mais seulement un certain mode de penser, lequel mode diffère des autres, tels que le désir, l’amour, etc. …
E2A3 : Les modes de la pensée, tels que l’amour, le désir et les autres passions de l’âme, par quelque nom qu’on les distingue, ne peuvent exister sans qu’il y ait dans l’individu où on les rencontre, l’idée d’une chose aimée, désirée, etc. Mais une idée peut exister sans aucun autre mode de la pensée.
E2P48S : On démontrerait de la même manière qu’il n’y a dans l’âme humaine aucune faculté absolue de comprendre, de désirer, d’aimer, etc. D’où il suit que ces facultés et toutes celles du même genre, ou bien, sont purement fictives, ou ne représentent autre chose que des êtres métaphysiques ou universels que nous avons l’habitude de former à l’aide des choses particulières. Ainsi donc, l’entendement et la volonté ont avec telle ou telle idée, telle ou telle volition, le même rapport que la pierréité avec telle ou telle pierre, l’homme avec Pierre ou Paul. Maintenant, pourquoi les hommes sont-ils jaloux d’être libres ? c’est ce que nous avons expliqué dans l’appendice de la première partie. Mais, avant d’aller plus loin, il faut noter ici que par volonté j’entends la faculté d’affirmer ou de nier, et non le désir ; j’entends, dis-je, la faculté par laquelle l’âme affirme ou nie ce qui est vrai ou ce qui est faux, et non celle de ressentir le désir ou l’aversion. …
E3P11S : … Quant à la nature du désir, je l’ai expliquée dans le Scholie de la Propos. 9, partie 3 ; et j’avertis qu’après ces trois passions, la joie, la tristesse et le désir, je ne reconnais aucune autre passion primitive ; et je me réserve de prouver par la suite que toutes les passions naissent de ces trois passions élémentaires. …
Il est vrai cependant que Spinoza dit ensuite en plus court que le désir est l’essence même de l’homme, mais il ajoute parfois « en tant que », ce qui ne peut être gommé car signalant une restriction, ou une façon partielle de voir les choses.
Spinoza, Ethique, traduit par E. Saisset, a écrit :E3P56Dm : … Or, le désir étant l’essence ou la nature de chaque homme, en tant qu’il est déterminé par telle constitution donnée à agir de telle façon (voir le Schol. de la Propos. 9, partie 3), il s’ensuit que chaque homme, suivant qu’il est affecté par les causes extérieures de telle ou telle espèce de joie, de tristesse, d’amour, de haine, etc. c’est-à-dire suivant que sa nature est constituée de telle ou telle façon, éprouve nécessairement tel ou tel désir ; et il est nécessaire aussi qu’il y ait entre la nature d’un désir et celle d’un autre désir autant de différence qu’entre les affections où chacun de ces désirs prend son origine. Donc, autant il y a d’espaces de joies, de tristesse, d’amour, etc. ; et conséquemment (par ce qui vient d’être prouvé) autant il y a d’espèces d’objets qui nous affectent, et autant il y a d’espaces de désir. C. Q. F. D.
Scholie : Entre les différentes espèces de passions, lesquelles doivent être en très-grand nombre (d’après la Propos. précédente), il en est qui sont particulièrement célèbres, comme l’intempérance, l’ivrognerie, le libertinage, l’avarice, l’ambition. Toutes ces passions se résolvent dans les notions de l’amour et du désir, et ne sont autre chose que l’amour et le désir rapportés à leurs objets. Nous n’entendons, en effet, par l’intempérance, l’ivrognerie, le libertinage, l’avarice et l’ambition, rien autre chose qu’un amour ou un désir immodéré des festins, des boissons, des femmes, de la richesse et de la gloire. On remarquera que ces passions, en tant qu’on ne les distingue les unes des autres que par leurs objets, n’ont pas de contraires. Car la tempérance, la sobriété, la chasteté, qu’on oppose à l’intempérance, à l’ivrognerie, au libertinage, ne sont pas des passions ; elles marquent la puissance dont l’âme dispose pour modérer les passions.
E3P57 : Toute passion d’un individu quelconque diffère de la passion d’un autre individu autant que l’essence du premier diffère de celle du second.
Démonstration : Cette proposition résulte évidemment de l’Axiome 1, qu’on peut voir après le Lemme 3, placé après le Schol. de la Propos. 13, partie 2. Cependant nous la démontrerons à l’aide des définitions des trois passions primitives.
Toutes les passions se rapportent au désir, à la joie et à la tristesse ; cela résulte des définitions données plus haut. Or, le désir est la nature même ou l’essence de chaque individu (voyez-en la déf. dans le Schol. de la Propos. 9, partie 3). Donc, le désir de chaque individu diffère de celui d’un autre individu autant que diffèrent leurs natures ou leurs essences. De plus, la joie, la tristesse sont des passions par lesquelles la puissance de chaque individu, c’est-à-dire son effort pour persévérer dans son être, est augmentée ou diminuée, favorisée ou empêchée (par la Propos., 11, part, 3 et son Schol.) Or, cet effort pour persévérer dans son être, en tant qu’il se rapporte en même temps à l’âme et au corps, c’est pour nous l’appétit et le désir (par le Schol. de la Propos., 9, partie 3). Donc la tristesse et la joie, c’est le désir même ou l’appétit, en tant qu’il est augmenté ou diminué, favorisé ou empêché par les causes extérieures, ce qui revient à dire (par le même Schol.) que c’est la nature même de chaque individu : d’où il suit que la joie ou la tristesse de chaque individu diffère de celle d’un autre, autant que la nature ou l’essence du premier diffère de celle du second. En conséquence, toute affection d’un individu quelconque diffère de celle d’un autre individu autant que, etc. C. Q. F. D.
E3AppD1 : Le désir, c’est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée à quelque action par une de ses affections quelconque.
Explication : Nous avons dit plus haut, dans le Scholie de la propos. 9, partie 3, que le désir, c’est l’appétit avec conscience de lui-même, et que l’appétit, c’est l’essence même de l’homme, en tant que déterminée aux actions qui servent à sa conservation. Mais nous avons eu soin d’avertir dans ce même Scholie que nous ne reconnaissions aucune différence entre l’appétit humain et le désir. Que l’homme, en effet, ait ou non conscience de son appétit, cet appétit reste une seule et même chose ; et c’est pour cela que je n’ai pas voulu, craignant de paraître tomber dans une tautologie, expliquer le désir par l’appétit ; je me suis appliqué, au contraire, à le définir de telle sorte que tous les efforts de la nature humaine que nous appelons appétit, volonté, désir, mouvement spontané, fussent compris ensemble dans une seule définition. J’aurais pu dire, en effet, que le désir, c’est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée à quelque action ; mais de cette définition il ne résulterait pas (par la Propos. 23, partie 2) que l’âme pût avoir conscience de son désir et de son appétit. C’est pourquoi, afin d’envelopper dans ma définition la cause de cette conscience que nous avons de nos désirs, il a été nécessaire (par la même Propos.) d’ajouter : en tant qu’elle est déterminée par une de ses affections quelconque, etc. En effet, par une affection de l’essence de l’homme, nous entendons un état quelconque de cette même essence, soit inné, soit conçu par son rapport au seul attribut de la pensée, ou par son rapport au seul attribut de l’étendue, soit enfin rapporté à la fois à l’un et l’autre de ces attributs. J’entendrai donc, par le mot désir, tous les efforts, mouvements, appétits, volitions qui varient avec les divers états d’un même homme, et souvent sont si opposés les uns aux autres que l’homme, tiré en mille sens divers, ne sait plus quelle direction il doit suivre.
E4P18 : Le désir qui provient de la joie est plus fort, toutes choses égales d’ailleurs, que le désir qui provient de la tristesse.
Démonstration : Le désir est l’essence même de l’homme (par la Déf. 1 des pass.), c’est-à-dire (en vertu de la Propos. 7, part. 3) l’effort par lequel l’homme tend à persévérer dans son être. C’est pourquoi le désir qui provient de la joie est favorisé ou augmenté par cette passion même (en vertu de la Déf. de la joie, qu’on peut voir dans le Schol. de la Propos. 11, part. 3). Au contraire, le désir qui naît de la tristesse est diminué ou empêché par cette passion même (en vertu du même Schol.) ; et par conséquent la force du désir qui naît de la joie doit être mesurée tout ensemble par la puissance de l’homme et par celle de la cause extérieure dont il est affecté, au lieu que la force du désir qui naît de la tristesse doit l’être seulement par la puissance de l’homme ; d’où il suit que celui-là est plus fort que celui-ci. C. Q. F. D.
E4P21 Nul ne peut désirer d’être heureux, de bien agir et de bien vivre, qui ne désire en même temps d’être, d’agir et de vivre, c’est-à-dire d’exister actuellement.
Démonstration : La démonstration de cette proposition, ou, pour mieux dire, la chose elle-même est de soi évidente ; et elle résulte aussi de la Déf. du désir. En effet (par la Déf. des pass.), le désir de bien vivre ou de vivre heureux, de bien agir, etc., c’est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire (par la propos. 7, part. 3) l’effort par lequel chacun tend a conserver son être. Donc nul ne peut désirer, etc. C. Q. F. D.
Ce que je dirais à ce stade c’est qu’il y a quelque incertitude… Spinoza dit bien clairement que le désir se distingue de l’entendement et qu’il n’est l’essence qu’en tant qu’elle est déterminée à quelque « action » (ou plutôt « acte ») mais aussi il identifie les deux « sec. » D’un point de vue personnel, il me semble clair que toute l’essence n’est pas désir (mais appétit, pourquoi pas : une simple résistance à la déformation du corps, par exemple, par extension du terme.) Le désir, c’est désirer quelque chose… par l'imagination (plutôt E3P12 / E3P54 que E3P6, donc.)
En revanche, ce qui est très clair c’est que le désir ne saurait du tout être la meilleure partie de l’homme, lui qui apparaît comme à l’origine de toutes les passions. Et il me semble en corrélation que faire de Spinoza un apologue du désir est vraiment très exagéré. Un apologue de l’Entendement au sens restreint (idées claires et distinctes uniquement), en revanche, oui.
Serge
P.S. Une cause de confusion vient sans doute que Spinoza parle sous le même terme de « nature », soit de la nature en l’état (n’importe laquelle), qui comprend des éléments passifs dans l’immense majorité des cas, soit de la nature « pure » (en tant que cause adéquate) qui ne se comprend que par elle-même, soit l’Entendement dans sa plus restreinte et sublime expression : la connaissance du troisième genre. Le désir n’a, à mon sens, aucunement à être évoqué dans ce cas (sauf peut-être pour dire que celui qui le vit ne désire – sans aucune tension ni attachement – vivre autrement.)
Par ailleurs, dès que l'on désire quelque chose d'extérieur on est en partie passif. Les seuls désirs actifs viennent de l'intérieur... lorsque cet intérieur est déjà suffisamment sain.
Connais-toi toi-même.