Louisa:
... si tu veux dire que les objets des idées adéquates sont des idées, et non pas des affections du corps: d'accord, je le crois aussi.
louisa
Serge:
Non (et je ne vois aucune raison de dire cela d'après le texte de Spinoza), je dis que les objets des idées adéquates sont l'essence de Dieu - la Nature (en partie), qu'il s'agisse de l'Etendue ou de la Pensée (et tu dis bien toi-même à Hokousai que ce n'est pas parce que toute perception est de l'ordre de la Pensée que nous n'avons pas d'idée adéquate de l'Etendue et de la "modalité" qui y règne (autrement dit, les corps existant en acte, quoiqu'inadéquatement perçus dans leur Forme, ou essence.) Pour Spinoza, le parallélisme affirme absolument l'objectivité des idées, par nature, en Dieu (pour l'Homme c'est moins simple.)
je ne crois pas avoir dit que nous avons des idées adéquates de l'Etendue, au sens où l'objet d'une idée adéquate pourrait être un mode de l'Etendue. Et je ne voyais rien, jusqu'à présent, qui permettrait de l'affirmer, Spinoza disant dès le début que les idées qui ont les affections du corps comme objet, sont inadéquates.
Mais voici que, étant à la recherche de quelques citations qui pourraient appuyer cette impression, je tombe sur l'E2P39: "
Ce qui est commun au Corps humain et à certains corps extérieurs par lesquels le Corps humain est ordinairement affecté, et leur est propre, et est autant dans la partie de chacun d'eux que dans le tout, de cela aussi l'idée sera dans l'Esprit adéquate.". Donc oui, je crois que tu as raison: il faut déduire de cette proprosition que nous avons réellement des idées adéquates ayant quelque chose de corporel comme objet. Car ici, nul besoin d'en passer par des idées d'idées pour obtenir cette idée adéquate. Dès que nous avons une idée de ce qui est en ce sens commun au Corps humain et à d'autres corps extérieurs, celle-ci EST DEJA adéquate ... . Remarquable. Dommage que Spinoza n'ait pas donné d'exemple de ce genre d'idées.
Serge a écrit :Comme tu l'as laissé entendre, il est difficile de concevoir les Corps comme habités de Raison..., mais pas comme les sièges de lois... Or les lois, c'est précisément ce que la Raison perçoit. Quoiqu'elles "habitent" le Corps, elle habitent tous les corps (quoiqu'à des degrés divers) et le tout, sont omniprésentes et éternelles ; autrement dit elles sont l'essence de Dieu (en tant que naturant, oserais-je même dire.)
ok, nous sommes d'accord là-dessus.
Serge a écrit :Je n'ai rien lu de Deleuze, et je me garde bien de le juger, mais bon sang j'ai l'impression que dès qu'il est mentionné, les contrevérités frontales vis-à-vis du texte même de Spinoza ne tardent pas à suivre...
je ne vois pas très bien à quoi tu réfères ... quelles contrevérités par rapport au texte?
Serge a écrit :Ces trucs sur la création de problème, etc. cela m'est complètement étranger. C'est peut-être du génie moderne (qui a explosé dans les années 60-70) qui s'inscrit dans le progrès continu de l'esprit au cours des âges (ce à quoi je ne crois en aucune façon, je dois l'avouer)
à mon sens Deleuze est plutôt a-moderne que moderne, et cela notamment parce qu'il récuse l'idée d'un progrès constant et inévitable. Ce qu'il dit, c'est que ce qui est inventé par la science, l'art et la philosophie, ce sont de véritables "productions humaines", qui ne tombent pas du ciel, qui doivent être faites avant qu'elles existent. Et en ce sens, aussi longtemps que dure l'humanité, le nombre de ces inventions ne peut qu'augmenter. Mais cela n'empêche nullement - surtout quand il s'agit de philosophie - que des inventions du passé puissent être "ravivées" aujourd'hui, peuvent recevoir une nouvelle vie (mais encore fait-il, ici aussi, le faire: le "philosophe" qui se limite à redire ce qu'un philosophe du passé a dit, sans donner vie à ces paroles, ne fait rien de philosophique). Puis parler d'un progrès, c'est insinuer qu'il n'y a qu'un seul but, par rapport auquel toutes les inventions seraient des moyens, ou des approximations, qui avec le temps deviendraient de plus en plus précises (l'accumulation d'inventions serait donc d'office une constante amélioration). Là aussi, Deleuze n'est pas d'accord. On crée simplement d'autres problèmes, qui demandent d'autres solutions. Chaque invention a son propre sens, ne fait pas mieux ou moins bien qu'une autre.
Serge a écrit :mais je pense que je finirai ma vie sans y entrer, trop naturellement en affinité avec ce qui - selon mes critères - est exposé clairement, et pas "en miroir", depuis les Grecs jusqu'à aujourd'hui (quoique le fond soit difficile à voir clairement, au point de l'intégrer dans la vie même.)
que veux-tu dire par "exposé en miroir"?
Serge a écrit :Spinoza a une démarche typiquement scientifique dans sa finalité : dégager les idées claires et distinctes, qui sont connaissance vraie des lois éternelles de la Nature, et tout spécialement la psycho-logie (mais aussi la Physique.) C'est pourquoi il parle à très juste titre d'"automate spirituel."
oui d'accord, mais alors tu prends le mot "science" dans le sens courant au XVIIe. Là, il n'y avait encore aucune distinction nette entre une pratique scientifique et une pratique philosophique. Les scientifiques faisaient encore de la "philosophie de la nature". Ce qui les distinguait, c'était l'objet sur lequel portait les études, pas la méthode utilisée.
Deleuze, en revanche, écrit au XXe, époque où les sciences expérimentales ont déjà pris leur envol, et vivent tout à fait à côté de la philosophie. Il est aujourd'hui inconcevable qu'un jeune mathématicien qui ambitionne la chaire de mathématique à l'université de Pise, donne une leçon sur "
la forme, le site et la grandeur de l'Enfer de Dante", comme l'a pourtant sans aucune problème fait Galilée, en 1587. Alors quand Galilée conclut que sans aucun doute, la forme de l'enfer de Dante, c'est une "cavité conique", il est certain qu'à ses yeux, il est en train de faire de la science. Mais la philosophie même était conçue comme étant une science, à l'époque.
Aujourd'hui, ce n'est plus l'objet en tant que telle qui fait la distinction entre une science expérimentale et de la philosophie. C'est la méthode de recherche qui fait la distinction. Là où un scientifique va créer un disposif expérimental physique capable de convaincre ses collègues de la validité de sa thèse (dispositif dont il avait d'ailleurs avant tout besoin pour se convaincre soi-même), Spinoza ne peut convaincre que par la raison. Toutes ses découvertes se basent sur le simple usage de la réflexion (et de son expérience de vie subjective, bien sûr), sans plus. Puis pour Deleuze ce que scientifiques et philosophes créent est également fort différent, comme "fruit" de leur travail: les scientifiques créent essentiellement des "fonctions" (des mises en rapport d'un type très spécifique (mis en rapport de variables)), tandis que les philosophes créent des concepts, c'est-à-dire des nouvelles façons de concevoir le monde (ou plutôt cette partie du monde que le philosophe veut apprendre à concevoir autrement que l'on ne le fait d'habitude ou dans le passé).
Spinoza a donc certes voulu étudier les lois qui régissent l'esprit et les affections du corps. Mais cela n'en fait pas encore un scientifique au sens actuel du terme (ou plutôt au sens deleuzien). Car il a seulement proposé des lois et démontré ces lois de façon rationnelles, et non pas de façon expérimentales. Il nous donne des façons de concevoir l'esprit, la liberté, Dieu etc, mais non pas les moyens expérimentales pour vérifier les lois qui selon lui régissent la Nature. Comme il le dit quelque part: il sait que ce qu'il a fait, c'est de la vraie philosophie, mais il ne prétend PAS avoir crée la SEULE philosophie possible. Cela est inconcevable en science: dès que quelqu'un a découvert une loi physique, s'il a réussi à la démontrer, ses collègues n'ont plus le choix: désormais, c'est bel et bien uniquement ainsi que l'on peut penser la Nature. On ne peut pas dire de la théorie de la relativité d'Einstein qu'elle est possible, mais pas la seule théorie possible. Aujourd'hui, elle est bel et bien la seule possible, et elle le restera jusqu'à ce qu'un autre scientifique peut ou bien la réfuter en proposant une autre, ou bien passer à un tout nouveau paradigme.
Si pour Deleuze aujourd'hui il est crucial de bien distinguer philosophie et science, c'est pour éviter de demander à la philosophie des vérités scientifiques, pour lui laisser développer ce dont elle est le maître absolu: les concepts, qui ne se laissent pas réduire à des fonctions.
Serge a écrit :Il ne s'agit même pas seulement de "pré-existant", il s'agit d'éternité. Je ne vois pas ce que les guerres de religion viennent faire là-dedans. Des guerres ont toujours eu lieu et les Provinces-Unies étaient le lieu de plus grande liberté qui soit en Occident ; c'est - entre bien d'autres choses - la menace d'une régression sur ce point que Spinoza cherche à repousser dans le TTP, si j'ai bien compris.
Toute idée adéquate inclut en effet une conception
sub quadam specie aeternitatis, pour Spinoza. Mais cela ne veut pas dire que le problème auquel correspond le spinozisme, c'est le problème de l'éternité. Car Spinoza a créé non seulement un nouveau concept d'éternité, mais également un tout nouveau concept de Dieu. Alors pourquoi avait-il besoin d'un nouveau "Dieu", et d'un nouveau concept de substance? Pour moi une réponse possible à cette question, c'est de tenir compte du fait que Spinoza vivait dans une époque où des centaines de milliers de gens mourraient, pour des raisons (ou prétextes) purement religieux. Sa propre famille a du fuire la terre natale et traverser toute l'Europe - pas une mince affaire à l'époque. Très probablement, des membres de la famille ont trouvé la mort au Portugal. Puis en effet, Amsterdam était un des endroits les plus libres de l'époque, mais bon, cette liberté de religion me semble tout de même être toute relative, si l'on sait que les catholiques devraient se cacher, devraient célébrer la messe en secret etc - Spinoza lui-même est né à un endroit où au fond du jardin il y avait une église catholique clandestine. Puis il a personnellement subit la violence religieuse, quand on l'a excommunié puis une deuxième fois quand quelqu'un a essayé de le tuer.
C'est dire, à mon avis, qu'il savait ce que c'était que la guerre des religions. Pas besoin d'une télé qui montre quotidiennement des images de corps déchiquettés pour se soucier de la violence dans le monde. C'est donc pourquoi à mon sens il n'est pas un hasard que c'est précisément au XVIIe qu'un philosophe a essayé d'inventer une "vraie religion", une véritable religion "universelle", tout en essayant de convaincre les chrétiens et les juifs que cette vraie religion est déjà présente dans la Bible, est même l'essence rationnelle de cette Bible.
A cela s'ajoute un deuxième problème pré-philosophique: le fait que l'invention des sciences modernes rendait la conception habituelle de la liberté absurde (liberté comme absence de détermination). Si donc toutes les religions promettent la liberté, si Spinoza lui-même a senti lui-même que par moments, il était "libre", il fallait d'urgence inventer un tout nouveau concept de liberté.
Voici donc déjà deux nouveaux problèmes: comment créer un nouveau concept de Dieu qui garantit une liberté au sein même d'un monde déterminé, et qui le rend simultanément impossible de se revendiquer de la Bible pour aller tuer des villages et des régions entiers?
C'est pour résoudre ce problème que Spinoza a inventé un tout nouveau "plan" de pensée: un plan d'immanence absolue, dans lequel plus rien de transcendant ne subsistait.
Enfin, voici simplement la façon dont moi-même je combine pour l'instant une lecture de Deleuze avec une lecture de Spinoza. Si quelqu'un croit que je me trompe quelque part en ce qui concerne l'un ou l'autre ou en ce qui concerne la combinaison que j'en fais, il va de soi que cela m'intéresse.
Amitiés,
louisa