Dear Durtal,
pour commencer par la fin de ton message: la longueur de ta réponse ... . Il n'y a vraiment aucun problème, je suis plutôt soulagée de reconnaître un "partner in crime" ...
Louisa a écrit:
Or, comme la façon dont tu formules ta question le suggère déjà: cela n'est le cas QUE d'un certain point de vue, qui est le point de vue de l'éternité. Ta question, en revanche, exige d'aborder le problème d'un tout autre point de vue: celui de la durée. Autrement dit: elle demande de considèrer les notions communes "abstraitement", prenant comme critère une "certaine espèce de quantité" (voir, pour la distinction entre les deux types d'existence, notamment l'E2P45 sc).
Durtal:
Mais pour Spinoza le point de vue de l'éternité est le point de vue de la réalité, ce n'est pas une "vue de l'esprit" ou une abstraction.
oui d'accord. Mais souviens-toi de ta question: qu'arrive-t-il à l'idée adéquate quand on dort? Là, tu poses bel et bien la question d'un point de vue de la durée et plus du tout du point de vue de l'éternité. Tu passes donc de la réalité à un point de vue purement abstrait!
La question est de savoir dans quelle mesure la notion commune dépend de cette présence dans la durée. A mon sens, elle dépend de la durée, sinon elle ne se distinguerait en rien de n'importe quelle autre idée adéquate (c'est-à-dire, elle pourrait s'en distinguer du fait qu'elle est une idée d'une affection du corps par une propriété commune à d'autres corps, et non pas une déduction rationnelle à partir d'une autre notion comlmune; mais hormis cette distinction, je crois que le conditionnel utilisé par Spinoza nous oblige à admettre également une distinction du point de vue de la durée).
Durtal a écrit : Quand tu écris ainsi
Louisa a écrit:
Conclusion: l'éternité d'une idée adéquate (et a fortiori d'une notion commune) n'existe QUE "en Dieu", et non pas dans la durée. Autrement dit: l'éternité n'est PAS une "sempiternité"! Elle n'a rien à voir avec une durée prolongée.
Tu sembles ne pas faire attention au fait que notre esprit est une partie de l'entendement divin en tant qu'il a des idées adéquates.
si si, mais justement, cette même idée adéquate, on peut la considérer d'un point de vue de l'éternité, mais aussi d'un point de vue de la durée, comme tu l'avais demandé en posant la question de ce qui se passe avec les idées adéquates quand on dort. Là, il FAUT répondre qu'elles ne sont plus présentes à notre Esprit, non?
Durtal a écrit : Evidemment l'éternité n'est pas la sempiternité, mais l'éternité caractérise un mode d'exister (au sens plein de ce mot, c'est même la forme supérieure de l'existence)
jamais Spinoza ne s'exprime d'une telle façon. Jamais on trouvera chez lui une indication qui permettrait d'affirmer que l'existence en Dieu est "supérieur" à l'existence "dans un temps et un lieu précis". La seule chose qu'il dit, c'est qu'il vaut mieux prendre un bien "éternel" pour objet de son Amour que d'un bien périssable. Mais là on parle du point de vue éthique, et non plus du point de vue ontologique. Il est donc important de bien distinguer les deux. Si tu demandes ce qui se passe avec une idée vraie quand on dort, tu poses une question du point du vue de la durée. A partir de ce moment-là, toute réponse du point de vue de l'éternité est à côté de la plaque.
Durtal a écrit : les notions communes sont des structures de notre esprit et elles existent en tant que notre esprit existe (et à vrai dire en tant que tout esprit existe pas seulement le nôtre ou celui du voisin).
c'est là toute la difficulté des notions communes, il me semble: elles constituent, ensemble avec n'importe quelle idée adéquate qu'a notre Esprit, la partie éternelle de notre Esprit et donc de nous. Or il se fait que vivant dans la durée, cette partie n'est pas "fixe": demain nous aurons peut-être, avec un peu de chance, davantage d'idées adéquates qu'aujourd'hui. Alors
quid de la partie éternelle de notre Esprit? Change-t-il aussi? Si oui, s'agit-il d'un changement d'essence? Comment articuler un processus qui se déroule dans la durée avec une éternité immuable? C'est cela le problème, je pense.
Louisa a écrit:
Par conséquent, quand Spinoza dit que l'idée de l'essence de Dieu SERAIT une notion commune, il faut prendre au sérieux le conditionnel, et accepter le fait qu'elle ne l'est pas, non?
Durtal:
Non je ne crois pas. Evidemment qu'il faut prendre au sérieux l'usage du conditionnel. Encore faut-il comprendre ce qu'il veut réellement dire.
Il y a ainsi une chose que Spinoza ne peut pas, mais vraiment pas, vouloir dire par là et c'est que les notions communes ou les axiomes dépendent de que ce les hommes jugent être une notion commune ou un axiome.
Je ne sais pas. Prenons les notions communes d'Euclides. Sont-elles si bizarres qu'il y aurait des hommes qui les nierait? Je ne le crois pas. Dire que "les grandeurs qui sont les moitiés d'une même grandeur, sont égales entre elles" (notion commune 7, premier livre des
Eléments) ... qui le niera? Puis n'oublie pas que la démo des notions communes se base sur le fait qu'il s'agit d'idées de propriétés communes, idées que TOUS les hommes ont.
Durtal a écrit :Reprenons ainsi le Scolie de E1p8. Je pense que j'ai à peine besoin de t'expliquer que si Spinoza disait vraiment que la proposition 7, elle même "devrait être" un axiome, alors il dirait une chose absurde: car ou une proposition est une vérité première ou elle ne l'est pas (soit parce qu'elle est fausse soit parce que l'on peut la déduire d'une autre).
tu sais, à mon avis tu dis cela parce que tu as, comme la majorité d'entre nous, hommes et femmes appartenant au début du XXIe siècle occidental, une idée REPRESENTATIVE de la vérité. Une idée vraie correspond à une chose réellement là, indépendamment de toute idée. Or RIEN ne garantit que c'est ainsi que Spinoza conçoit la vérité. La vérité est bien plutôt norme d'elle-même. Avons-nous déjà réussi à comprendre ce que cela veut dire? A mon sens: non. Par conséquent, il faut prendre au sérieux le fait que la proposition 1.7 est une proposition dans le spinozisme, et non pas un axiome.
Durtal a écrit : Donc si on dit de cette proposition 7 qu'elle "devrait être" un axiome on reconnaît par là même qu'elle ne l'est pas et donc on suppose que "le faux peut devenir le vrai"ce qui est le comble de l'absurdité chez Spinoza (pour lequel vrai= nécessaire, donc pour lequel la notion de monde possible n'a pas de sens rationnel).
non non, il reste une autre possibilité, précisément celle mentionnée par Spinoza dans l'E2P47: c'est qu'une idée vraie est ENVELOPPEE dans l'Esprit humain, et cela de manière pas très claire. alors elle n'est pas du tout un axiome, une vérité commune à tous, même si en tant que telle elle est adéquate. Elle fait plutôt partie d'un "bruit de fond", que seule la puissance de penser de tel ou tel homme pourra faire surgir pour être réellement présent à son Esprit.
Durtal a écrit :Il ne reste donc qu'une seule interprétation possible de telles déclarations. C'est que les axiomes et les notions communes ne dépendent pas de ce que les hommes jugent être un axiome ou une notion commune (contrairement à ce que tu soutiens depuis le départ) et c'est là le sens du conditionnel: les hommes ne reconnaissent pas, ne se "rendent pas compte", que la proposition 7 est un axiome, une vérité évidente, parce qu'ils pensent à "mode" chaque fois qu'on leur dit "substance" (et c'est cela qu'explique Spinoza ce n'est pas moi qui interprète). Ce qui signifie bien à l'inverse que Spinoza suppose la possibilité "de jure" de reconnaître la proposition 7 comme un axiome ou de "s'en rendre compte".
ce n'est pas ce que dit Spinoza. Il ne dit pas que l'idée de Dieu EST une notion commune, mais n'est pas reconnue comme telle par la majorité des hommes. Il dit qu'elle SERAIT une notion commune, si les gens étaient sans préjugés. Encore une fois: cela veut dire qu'elle ne l'est PAS, non? Les notions communes n'appartiennent pas à un
de iure mais à un
de facto, comme le dit la définition (TOUS les hommes conviennent en ceci que ...).
Durtal a écrit :Et c'est l'explication qu'avait donné dés le départ ShBJ à savoir qu'il y a des notions communes qui ne sont reconnues comme telles que pour ceux qui sont libres de préjugés c'est à dire par exemple pour ceux qui peuvent réellement penser le concept de substance quand on leur dit "substance" et non pas "mode".
ce qu'il faut dire à mon sens, c'est qu'il s'agit d'une idée adéquate, comme pour n'importe quelle autre proposition spinoziste, et non pas d'une notion commune, sinon elle figurerait parmi les axiomes de l'Ethique, et non pas parmi les propositions à démontrer. Un axiome ne se démontre pas, il est évident.
Durtal a écrit :Et nécessairement ce raisonnement de Spinoza présuppose que le concept de substance chaque homme l'a.
Ce n'est pas à cause d'une chose qui manquerait -le concept de substance en l'occurence- que nous ne pouvons pas facilement reconnaître la vérité de la proposition 7 mais c'est parce qu'il y a, en quelque sorte, "un trop plein" de choses: les affections de l'imagination qui nous font rapporter systématiquement les mots du langage aux choses singulières, qui font intervenir donc des modèles ou des paradigmes de signification qui ne conviennent pas. Mais c'est un problème, pour ainsi dire, accidentel et contingent qui ne signifie pas que la notion de substance n'a pas le statut d'une vérité première.
la notion de Dieu comme substance n'a PAS, dans le spinozisme, le statut d'une vérité première. Comme le dit le
TIE, il faut partir d'une idée vraie QUELCONQUE, pour passer par après le plus vite possible à l'idée de Dieu. Ainsi on pourra déduire dans l'ordre dû toutes les idées adéquates. La vérité première, c'est l'idée adéquate quelconque. Arriver à l'existence de Dieu demande déjà toute un raisonnement déductif.
Durtal a écrit :J'ajoute une remarque d'ordre positive cette fois ci: Je suis parfaitement d'accord avec ce que tu dis sur le passage de E5 qui concerne la raison, passage que je connais bien. Naturellement l'opposition de la raison et de l'imagination est tout à fait superficielle et scolaire car certainement Spinoza ne procède pas ainsi (la raison c'est de l'imagination réglée, "disciplinée" et suivant des règles constantes). Cependant il faut bien prendre garde ici qu'il n'est pas question d'imaginer comme présente des "choses singulières". Et c'est cela que je vous reproche à toi et à hokusai.
si si, c'est bien ce qu'il dit dans la proposition de l'E5 que j'ai mentionné. La raison, à mon sens, n'est pas tellement une imagination réglée, c'est un autre ordre d'enchaînement des idées, mais qui pour être "présent" à l'esprit, a besoin de l'imagination en tant que faculté temporalisante, faculté de "rendre présent".
Durtal a écrit :Les notions communes ne sont pas des concepts de choses singulières, que nous formons à l'occasion de rencontres (avec des choses singulières) mais des structures éternelles de l'expérience et donc en tant que telles, qui se rapportent à la nature de n'importe quel corps et de n'importe quel esprit (qu'il dorme, qu'il soit ivre ect... et même passé et à venir) et surtout: quelques soient les rencontres qu'il fait.
là-dessus je suis en désaccord avec Hokousai. Comme sa citation le montre bien: on peut effectivement avoir une notion commune SANS être affecté par un autre corps. Mais on ne peut pas, comme tu le suggères, avoir une notion commune sans percevoir le Corps, donc sans avoir l'idée présente d'une affection du Corps. Qui plus est: il faut en avoir une idée claire et distincte, ce qui n'est certainement pas le cas en dormant ou en étant ivre.
Durtal a écrit :La raison pour laquelle elles ne dépendent pas de rencontres singulières est que les propriétés qui sont communes aux autres corps et au nôtre sont "déjà" dans le corps propre (elle n'est pas acquise en ce sens).
oui, là-dessus nous sommes d'accord, tandis qu'il me semble que Hokousai ne le serait pas.
Durtal a écrit :Par définition de ce qu'est une notion commune, en effet, (une propriété que tous les corps possèdent en commun) notre corps "en porte" nécessairement un exemplaire et c'est parce que notre esprit est l'idée de notre corps qu'il a nécessairement une idée de ces propriétés et non parce qu'il la conçoit (ou l'acquiert) au cours de rencontres avec les autres corps.
tu oublies que notre Esprit n'a qu'une idée de notre Corps QUE en tant que notre Corps est affecté. Bien sûr, on peut nous-mêmes affecter notre Corps, et en ce sens on ne dépend pas des rencontres avec les autres corps. Mais il faut bel et bien passer par cette affection, sinon aucun "rendre présent" ne s'effectue!!
Durtal a écrit :Il est exact cependant qu'il y a une complexification de cette théorie au sens où notre corps se transforme dans l'expérience à mesure que nous rencontrons plus de corps, plus de situations corporelles différenciées, ce qui permet à l'esprit d'établir de plus en plus de différences et d'identités pertinentes et donc d'agir et de raisonner de plus en plus sous la règle des notions communes. Il serait donc faux de dire que l'expérience ne joue aucun rôle, mais je crois que ce rôle est en quelque sorte celui d'un révélateur, (au sens du produit dont on se sert pour les photographies), parce que le croisement des expériences et leur multiplication conduit à la sélection automatique des traits pertinents.
oui en effet, mais toute la question est justement de savoir quel rôle accorder à cet effet "révélateur" ...?
Durtal a écrit :Cependant faire des notions communes des notions synthétiques, ou des notions empiriques comme je l'ai lu chez Hokusai me paraît une absurdité pure et simple (un axiome n'est pas une notion empirique).
puisqu'il s'agit d'une propriété commune, et puisque l'Esprit n'a aucune idée du Corps si ce n'est qu'à travers les affections du Corps, je ne vois pas en quoi une notion commune, dans le spinozisme, ne serait pas synthétique?
Durtal a écrit :Enfin sur "l'inconscient" c'est tout de même incroyable... Comme si la seule notion d'inconscient qui soit pensable était celle de Freud. Je ne vois aucune raison de ne pas admettre des structures inconscientes chez Spinoza, bien sur, il ne s'agira pas de "l'inconscient dynamique" de Freud mais j'ai même du mal à comprendre comment on peut se poser un problème pareil.
Je pense pas que Spinoza admette par exemple que la maîtrise du langage présuppose de la part de chaque individu qu'il ait "en acte" dans la tête toutes les phrases possibles de la langue et qu'il parle en sélectionnant consciemment chacune des phrases qu'il emploie. Cela présuppose que Spinoza a une conception dispositionnelle de l'esprit qu'il admet des automatismes, des habitudes etc... (pensons au terme qu'il utilise très souvent "d'aptitude" ou à l'expression "d'être apte à ")
Bref un peu comme tout le monde à vrai dire je suppose que Spinoza admet certaines structures et fonctions mentales pré-réflexives dont à mon sens ce qu'il appelle les notions communes font partie. Ce qui passe à la conscience ou "à l'attention" ce sont les effets de ces notions communes (les raisonnements, les conduites rationnelles.
je ne crois pas que c'est le cas. Certes, il ne faut pas admettre un inconscient freudien pour déjà pouvoir admettre un inconscient. Mais ce qui n'est pas conscient, chez Spinoza, ce sont toutes nos idées inadéquates. Jamais une idée adéquate pourrait être "inconsciente". Elle peut être enveloppée dans une autre idée, mais peut-on en conclure qu'elle est "inconsciente" ... ? Je ne le crois pas. Toutefois, il est évident qu'il faudrait pouvoir argumenter davantage cette hypothèse. J'y réfléchis.
A bientôt!
L.
PS: et désolée de la longueur de ce message, bien sûr ...
