Faun a écrit :Ce n'est pas "determinata existentia, sive duratio" ou alors nous n'avons pas le même texte sous les yeux. Or dans la version originale, il s'agit bien de "l'existence déterminée, autrement dit la durée déterminée". En effet determinatam s'applique autant à l'existence qu'à la durée, car la durée est ici synonyme d'existence.
puisque Spinoza utilise l'expression une fois avec virgule, et une fois sans (ce à quoi je n'avais pas fait attention), je ne sais pas si l'on peut conclure quoi que ce soit de cette façon de formuler les choses (je retire donc mon propre argument à ce sujet, tout en n'étant pas convaincue qu'on peut déduire votre thèse de cette expression considérée en soi).
Sinon si
determinatam s'appliquait aussi bien à l'existence qu'à la durée, je ne vois pas en quoi ce serait une objection à ce que je viens de dire. Les arguments les plus décisifs pour distinguer durée et éternité se trouvent à mon avis plutôt dans l'E2P8, E2P45 et E5P29. Car bon, comment ne pas tenir compte que Spinoza y dit (P45): "
durationem, hoc est, existentiam, quatenus abstractè concipitur, & tanquam quaedam quantitatis species?
Faun a écrit : Du reste cette expression "durée déterminée" revient à la fin de la démonstration : "quelque chose qui suit nécessairement de la nature absolue d'un attribut de Dieu ne peut avoir de durée déterminée."
en effet, mais je pense qu'on ne peut en conclure que ceci: que cette chose n'a pas de durée déterminée. A-t-elle une durée indéterminée? Ou pas de durée du tout? Je ne vois pas comment le déduire de ce passage.
Faun a écrit : Cette chose aura donc une durée, autrement dit une existence éternelle. Le texte même de la proposition l'implique clairement : "semper(...)existere debuerunt, sive aeterna sunt", "a du exister toujours,(...) autrement dit est éternel", proposition dans laquelle la durée et l'éternité sont simultanés et indissociables.
il est vrai que l'argument majeur pro la thèse d'une éternité qui serait aussi une sempiternité se trouve dans le titre même. Si l'on veut défendre la thèse inverse, il faudrait donc dire que "exister toujours" n'est pas la même chose que d'avoir une durée infinie, mais dire cela est de prime abord assez bizarre, puisque le toujours introduit tout de même explicitement une notion de temps ... . Donc oui, ceci plaide clairement en faveur de votre interprétation à vous.
Dans ce cas il faudrait dire que l'éternité s'explique par l'"existence nécessaire" (voir par ex. E1P23 démo), et non pas par la durée, mais que cela n'empêche pas l'éternité d'être en même temps sempiternelle. Le problème c'est qu'il me semble qu'on peut difficilement réconcilier cela avec les distinctions qu'il fait en E2P8, E2P45 et E5P29. Ou faudrait-il penser que ces trois propositions ne parlent que de l'existence des modes, et que ce n'est que dans le cas d'un mode qu'il faut distinguer son existence dans le temps de son existence (éternelle) en Dieu ... ? Son existence en Dieu serait nécessaire, tandis que son existence dans le temps serait contingente? Un mode aurait une "durée infinie" en Dieu, mais pas dans le temps ... ? Or cette dernière phrase a l'air de ne pas être très cohérent ... .
Faun a écrit :Il s'agit d'examiner l'existence d'une chose éternelle qui aurait néanmoins une durée ou une existence déterminée, pour conclure qu'une chose éternelle possède nécessairement une existence et une durée éternelle. Vous voyez bien que c'est tout le contraire que ce que vous affirmez. Que cette durée infinie ne puisse être divisée en partie et donc mesurée par le temps, nous sommes biens d'accord. Vous placez la limite entre l'éternité d'une part et la durée et le temps d'autre part. Il me semble que Spinoza place la limite entre l'éternité et la durée d'une part, et le temps d'autre part.
Spinoza appelle effectivement la "substance corporelle" une quantité infinie non mesurable (E1P15 sc). Cela vaudrait-il également pour la durée? Dans le même scolie, il dit que nous pouvons concevoir la quantité de deux manières: abstraitement ou superficiellement (là nous l'imaginons), ou bien telle qu'elle est dans l'intellect, comme substance. Le lien entre cette indivisibilité et l'éternité se trouve bel et bien à la fin de ce scolie (dernière phrase), mais sans que Spinoza l'explique.
Dans ce cas il faudrait lire ce que je viens de citer de l'E2P45 autrement: non pas comme une définition de la durée (durée = l'existence conçue abstraitement), mais durée de nouveau comme simple synonyme d'existence. Alors on obtient: "Ici par existence je n'entends pas la durée/existence conçue abstraitement, et comme une certaine espèce de quantité". Il faudrait également prendre le terme "espècè" au sérieux. On sait que Spinoza dit que ce terme n'est qu'une abstraction, effectivement. Désignerait-il ici un genre de "coupure" dans la durée, une coupure dans la quantité? Si oui, on peut en effet interpréter ce scolie comme vous semblez le faire: Spinoza distingue alors non pas la durée de l'éternité, mais la durée conçue abstraitement (comme des différentes espèces de quantité) et la durée (ou existence) considérée réellement (dans sa nature). Seulement, à partir de ce moment-là, il devient clair que la partie éternelle de l'Esprit doit donc elle aussi avoir une durée "infinie" ... . Ce qui pourrait confirmer cette hypothèse: le scolie de l'E5P32: "
Mais il faut noter ici que, quoique nous soyons maintenant certains que l'Esprit est éternel, en tant qu'il conçoit les choses sous une espèce d'éternité, néanmoins, et pour que s'explique plus aisément et se comprenne mieux ce que nous voulons montrer, nous ferons comme nous avons fait jusqu'ici, et nous le considérerons comme s'il venait de commencer à être, et à comprendre les choses sous une espèce d'éternité.". Conclusion: l'Esprit n'a jamais commencer à être éternel, il l'était .. depuis toujours? Si oui: comment expliquer la distinction dont Spinoza parle dans la lettre citée par Pourquoipas? Puis je crois me souvenir que Spinoza utilise de temps en temps l'expression
sub duratione, qu'il met en contraste avec le
sub specie aeternitatis. En quoi pourrait consister ce contraste, si l'éternité n'est qu'une durée infinie (je chercherai les références exactes)... ?
Faun a écrit :Dans le scolie de la prop. 34 partie 5, Spinoza parle de ceux qui confondent l'éternité de leur esprit avec la durée de leur corps, et croient que le corps durera après la mort, ce qui est une croyance chrétienne, la résurrection des corps, comme le contexte l'indique avec les références à l'imagination et à la mémoire, deux choses qui ont le corps pour cause. En effet ceux qui croient que la mémoire ou l'imagination ,qui ont pour causes les images qui se forment dans le corps par la rencontre avec d'autres corps, peuvent survivre à la destruction du corps, attribuent à leur corps une durée fictive, et confondent l'éternité des idées avec la durée déterminée et limitée des images.
je ne sais pas s'il faut l'interpréter ainsi. On peut à mon avis aussi bien le faire tel que je l'ai fait ci-dessus (puisque l'imagination n'est pas corporelle mais entièrement spirituelle (elle est l'idée d'une image, donc une idée, pas l'image elle-même)). Puis il dit tout de même que les gens confondent l'éternité avec la durée ... en quoi cela aurait-il un sens de parler d'une telle confusion si l'éternité était une durée infinie ... ???? N'y a-t-il pas ici de nouveau une objection majeur à la thèse que vous défendez vous?
Sinon la proposition elle-même parle d'un "durant le Corps". Cela suggère-t-il qu'il y a également un autre "durant", une durée après la mort du Corps?
Conclusion: je ne sais plus très bien quoi penser. Je n'ai pas l'impression que tous les arguments pro une distinction nette entre durée et éternité, et pro une différence absolue entre éternité et sempiternité, ont été réfutés. Puis pas mal de choses restent obscures si l'on tient compte de tout ce que la thèse que vous proposez semble impliquer. Mais il y a tout de même suffisamment d'arguments contre la thèse que je défendais moi-même pour ne plus pouvoir en être certaine. Il serait peut-être tout de même intéressant d'essayer de développer pas à pas la deuxième partie de la démo de l'E1P21, afin de voir ce qu'on peut en tirer concernant la notion d'éternité ... ?
L.