Sescho a écrit :Platoche a écrit :Quant à la puissance, c'est à dire le conatus : il est aussi déterminé.
Le conatus, qui est donné avec l'essence en acte, c'est l'expression de la puissance divine, pas nécessairement de la puissance de mode.
on sait que Spinoza définit le
conatus par l'effort par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être (
in suo esse) (E3P6), et que c'est cela même qui définit l'essence actuelle de la chose (E3P7), essence constituée d'idées adéquates et d'idées inadéquates (E3P9 démo), contrairement à l'essence divine ou à l'entendement divin, qui lui n'est constitué que d'idées adéquates.
Puis, en l'E4P25 Spinoza dit que:
"
Personne ne s'efforce de conserver son être à cause d'autre chose que soi-même."
Par conséquent, je crois qu'il faut dire que le
conatus chez Spinoza est en un certain sens nécessairement et uniquement l'expression du degré de puissance qui caractérise le mode. Dieu ne s'efforce pas à conserver son être (= son existence dans le temps), puisque jamais (contrairement aux modes) il ne le perd. Dieu n'a pas de
conatus, Dieu ne doit pas essayer de persévérer dans ou de conserver son être pendant un certain temps, puisque Dieu est infini et éternel, son essence enveloppe par définition l'existence. Ce n'est pas le cas pour le mode.
Enfin, "
les choses singulières sont des manières, par lesquelles s'expriment les attributs de Dieu de manière précise et déterminée, c'est-à-dire des choses qui expriment de manière précise et déterminée la puissance de Dieu, par laquelle Dieu est et agit (...) " (E3P6 démo).
En ce sens précis, les choses singulières peuvent donc bel et bien être dites exprimer la puissance de Dieu. Mais comme on le voit, elles ne l'expriment que de manière précise et déterminée, c'est-à-dire, justement, en tant que mode, en tant que degré de puissance. Un mode exprime la puissance divine en tant que celle-ci s'explique par le degré de puissance propre à tel ou tel mode. Cette puissance est bel et bien "déterminée", au sens de "limitée", mais aussi au sens où "
les choses ne peuvent rien d'autre que ce qui suit nécessairement de leur nature déterminée" (E3P7 démo).
Conclusion: le
conatus de telle ou telle chose singulière n'exprime la puissance divine
que en tant que celle-ci s'explique d'une façon précise et déterminée, c'est-à-dire en tant que mode, ou en tant que degré de puissance.
* * * * * * * *
Or, si les deux exemples que Bruno vient de donner (du triangle cartésien versus spinoziste, et du fataliste jouant ou non au Lotto) me semble être tout à fait correctes, j'ai également l'impression qu'on a besoin de cette idée d'un mode déterminé en sa propre essence actuelle à lui pour en pouvoir comprendre la pertinence. Voici une tentative d'expliciter ce que je veux dire par là.
En effet, un triangle qui s'imagine pouvoir décider d'avoir n'importe quelle propriété, sera dans l'erreur, méconnaîtra ce qui est nécessaire de toute éternité. Or il ne méconnaît pas forcément ce qui est nécessaire "en général", le problème,
son problème, est avant tout qu'il ignore ce qui est nécessaire dans ce qui suit de son essence actuelle à
lui. Et c'est précisément en cela qu'il n'est
pas libre, c'est-à-dire qu'il ne sera pas capable d'être lui-même la seule cause de son propre bonheur: en s'imaginant qu'il a la propriété x tandis qu'en réalité il ne l'a pas, il sera déterminé à faire certaines choses qui en fin de compte ne lui conviennent pas très bien. Le résultat de ses actions sera mauvais, non pas en général, du point de vue de l'une ou l'autre loi divine, mais pour
lui, en tant que chose singulière.
Si par exemple je m'imagine que je sais voler, j'aurais tendance à sauter de ma fenêtre du 5e étage pour pouvoir arriver plus vite chez le boulanger. Or on sait que dans ce cas, les choses probablement ne finiront pas très bien pour moi. Le sage est celui qui a pris conscience du fait que sauter d'une fenêtre du 5e étage, cela n'est pas très bon
pour lui. Sachant cela, ce sera cette idée-là qui le
déterminera à agir, au moment où il sent qu'il a faim et qu'il doit passer chez le boulanger, et non pas l'idée qu'il y arrivera plus vite en empruntant le chemin de la fenêtre.
La liberté dans un monde entièrement déterminé consiste donc (du moins chez Spinoza; chez Leibniz on a une autre possibilité de concevoir la liberté au sein d'un monde absolument déterminé) dans le fait d'apprendre quelle cause donne lieu à quel effet, et cela non pas en général, mais surtout en ce qui concerne tout ce qui est important pour
moi. Car mon essence actuelle, ce n'est rien d'autre que l'effort de me conserver. J'y arriverai sans doute mieux si j'ai bien compris quelle cause produit quel effet sur moi.
On a ici donc une liberté qui n'est pas définie par la possibilité de choix, car comme le disait même déjà Descartes (Médiation 4, si je ne m'abuse): avoir l'impression de pouvoir choisir, c'est simplement ne pas savoir ce qui est nécessaire. C'est ce qu'il appelle une liberté "minimale", puisqu'elle ne s'appuie que sur l'ignorance. Spinoza en tire la conclusion que la véritable liberté consiste dans la connaissance de ce qui cause en nous des effets bénéfiques et des effets nocifs.
Puis, dans le livre 5 de l'
Ethique, il poursuit cette idée, pour la rendre plus "concrète". Il y pose une question très précise: qu'est-ce qui au fond peut causer des effets véritablement bénéfiques sur nous? C'est quoi concrètement, ce qui est le plus utile à nous? C'est alors qu'il montre que
la liberté ce n'est rien d'autre que la "béatitude", c'est-à-dire la "Joie suprême", et celle-ci est obtenue lorsque nous réussissons à
"aimer Dieu". C'est cela qui est le plus utile, non pas en général, mais pour
moi.
Or, y ajoute-t-il immédiatement, "nul ne peut avoir Dieu en haine" (E5P18). Le problème n'est donc pas que celui qui n'a pas cette Joie suprême (autrement dit, qui n'est pas libre), détesterait Dieu (tandis que chez Leibniz, c'est bel et bien là le problème). Le problème est plutôt que dans ce cas il n'y a que très peu de choses qu'il aime vraiment, qu'il aime telles qu'elles sont. Car l'Amour de Dieu, c'est l'amour pour un maximum de choses singulières telles qu'elles sont, dans leur essence singulière même, dans leur
conatus tout à fait particulier à eux.
Mais comment aimer une chose singulière dans son essence singulière à elle ... ? Car dire qu'il faut aimer chaque chose dans son essence singulière, c'est bien beau, mais comment le
faire, dans la pratique? L'amour, répond Spinoza, c'est la "Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure" (E3P13). Aimer une chose singulière dans son essence singulière (ou dans son
conatus) même, c'est donc ... parvenir à la concevoir ainsi que telle qu'elle est elle devient une source de Joie pour moi, c'est-à-dire une source de l'augmentation non pas de la puissance en générale, ou de la puissance divine (qui de toute manière ne peut être augmentée puisqu'elle est infinie), mais de
ma puissance à moi. Parvenir à concevoir la singularité d'un maximum de choses comme ce qui peut augmenter ma puissance à moi, voilà en quoi consiste selon Spinoza la véritable "liberté".
Résumons. On était parti de l'idée que dans un système déterministe, la liberté consiste à bien comprendre ce qui cause un effet positif sur
moi. Or finalement on a abouti à une "règle générale", qui est que ce qui a le plus un tel effet sur moi, ce qui m'est donc le plus "utile" (comme le dit aussi Spinoza, E4 Définition 1), c'est d'aimer Dieu c'est-à-dire d'aimer toute chose singulière dans ce qu'elle est essentiellement, avec ses idées adéquates
et ses idées inadéquates. Plus on parvient à
modifier nos rapports aux autres choses (êtres humains et non humains) d'une telle façon, plus, nous dit Spinoza, nous serons libres. Ce qui est un vaste programme, bien sûr ...

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Seulement, ceci implique qu'
on ne peut pas comprendre la liberté spinoziste si l'on ne s'attarde pas un instant sur la façon dont il propose de concevoir ce qui chez lui n'est qu'un synonyme de la liberté: la béatitude. C'est bel et bien de notre "salut" qu'il s'agit, et donc de mon salut à moi. Comme l'a bien formulé Bruno, la liberté spinoziste n'a rien à voir avec un quelconque "fatalisme". Mais pour comprendre pourquoi, il faut à mon sens y ajouter que cette liberté est beaucoup plus "exigeante" que juste faire un peu de "science": elle implique que l'on parvient à aimer toujours plus de choses singulières dans leur singularité, elle nous dit que ce qui est le plus utile pour
moi, tenant compte de mon
conatus modal à moi, c'est cela: réussir à concevoir cette chose singulière hors de moi comme étant elle aussi "du Dieu", une expression de la puissance divine, et non pas seulement une expression de ce qui de prime abord ne me convient pas, ou me laisse indifférent.
La liberté spinoziste est ainsi tout sauf une "prise de recul", une "contemplation" de la nécessité prévisible de tout. Elle est avant tout une véritable
pratique, un véritable exercice personnel, qui consiste à transformer ses rapports au monde. Ses
propres rapports, bien sûr.
L.