Il me semble clair que pour Spinoza l'essence n’est pas l'idée, mais est "contenue" dans l'attribut concerné quel qu'il soit :
Spinoza a écrit :PM1Ch1 : En outre, pour faire mieux entendre ce qui a déjà été dit et ce qui va suivre, nous nous efforcerons d’expliquer ce qu’il faut entendre par l’Être de l’Essence, l’Être de l’Existence, l’Être de l’Idée, et enfin l’Être de la Puissance. Notre motif est l’ignorance de quelques-uns qui ne connaissent aucune distinction entre l’essence et l’existence, ou, s’ils en reconnaissent une, confondent l’être de l’essence avec l’être de l’idée ou l’être de la puissance. Pour les satisfaire et tirer la question au clair nous expliquerons la chose le plus distinctement que nous pourrons dans le chapitre suivant.
PM1Ch2 : Ce qu’est l’Être de l’Essence, de l’Existence, de l’Idée et de la Puissance. – On voit clairement par là ce qu’il faut entendre par ces quatre être. En premier lieu, l’Être de l’Essence n’est rien d’autre que la façon dont les choses créées sont comprises dans les attributs de Dieu ; l’Être de l’Idée, en second lieu, se dit en tant que toutes choses sont contenues objectivement dans l’idée de Dieu ; l’Être de la Puissance ensuite se dit en ayant égard à la puissance de Dieu, par laquelle il a pu dans la liberté absolue de sa volonté créer tout ce qui n’existait pas encore ; enfin, l’Être de l’Existence est l’essence même des choses en dehors de Dieu et considérée en elle-même, et il est attribué aux choses après qu’elles ont été créées par Dieu.
Ces quatre « être » ne se distinguent les uns des autres que dans les créatures. – Il apparaît clairement par là que ces quatre être ne se distinguent que dans les choses créées mais non du tout en Dieu. Car nous ne concevons pas que Dieu ait été en puissance dans un autre être et son existence comme son entendement ne se distinguent pas de son essence.
Réponse à certaines questions sur l'Essence. – Il est facile aussi de répondre aux questions que les gens posent de temps à autre sur l'essence. Ces questions sont les suivantes : si l'essence est distincte de l'existence ; et si, en cas qu'elle soit distincte, elle est quelque chose de différent de l'idée ; et, en cas qu'elle soit différente de l'idée, si elle a quelque existence en dehors de l'entendement ; ce dernier point ne pouvant d'ailleurs manquer d'être reconnu.
À la première question nous répondons qu'en Dieu l'essence ne se distingue pas de l'existence, puisque sans l'existence l'essence ne peut pas être conçue ; dans les autres êtres l'essence diffère de l'existence ; car on peut concevoir la première sans la dernière. À la deuxième question nous répondons qu'une chose qui est perçue hors de l'entendement clairement et distinctement, c'est-à-dire en vérité, est quelque chose de différent d'une idée. On demandera de nouveau si ce qui est hors de l'entendement est par soi ou bien créé par Dieu. À quoi nous répondons que l'essence formelle n'est point par soi et n'est pas non plus créée ; car l'un et l'autre impliqueraient une chose existant en acte ; mais qu'elle dépend de la seule essence divine où tout est contenu ; et qu'ainsi en ce sens nous approuvons ceux qui disent que les essences des choses sont éternelles. ...
CTApp2 : (10) … il faut se rappeler ce que j’ai dit plus haut, en parlant des attributs, à savoir : 1° qu'ils ne se distinguent pas quant à leur existence (car ils sont eux-mêmes les sujets de leur essence) ; 2° que l'essence de toutes les modifications est contenue dans ces attributs ; et 3° enfin que ces attributs sont les attributs d'un être infini. C'est pourquoi, dans la première partie, chap. IX, nous avons appelé Fils de Dieu, ou créature immédiate de Dieu, cet attribut de la pensée, ou l'entendement dans la chose pensante, et nous avons dit qu’il était créé immédiatement par Dieu, parce qu’il renferme objectivement l’essence formelle de toutes les choses et qu'il n'est jamais ni augmenté ni diminué. Et cette idée est nécessairement une, puisque l'essence des propriétés et des modifications contenues dans ces propriétés sont l'essence d'un seul être infini.
(11) En outre, il est à remarquer que les modifications sus-nommées, quoique aucune d'elles ne soit réelle, sont également contenues dans leurs attributs ; et puisqu’il n'y peut avoir d'inégalité, ni dans les modes, ni dans les attributs, il ne peut y avoir non plus dans l'idée rien de particulier qui ne serait pas dans la nature. Mais, si quelques-uns de ces modes acquièrent une existence particulière et par là se séparent de leurs attributs d'une certaine manière (puisqu’alors l'existence particulière qu’elles ont dans leur attribut devient le sujet de leur essence), alors se montre une diversité dans les essences de ces modifications et par conséquent dans les essences objectives, lesquelles essences de ces modifications sont représentées nécessairement dans l'idée.
E2P8 : Les idées des choses particulières (ou modes) qui n’existent pas doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu, comme sont contenues dans ses attributs les essences formelles de ces choses.
Corollaire : Il suit de là qu’aussi longtemps que les choses particulières n’existent qu’en tant qu’elles sont comprises dans les attributs de Dieu, leur être objectif, c’est-à-dire les idées de ces choses n’existent qu’en tant qu’existe l’idée infinie de Dieu ; et aussitôt que les choses particulières existent, non plus seulement en tant que comprises dans les attributs de Dieu, mais en tant qu’ayant une durée, les idées de ces choses enveloppent également cette sorte d’existence par laquelle elles ont une durée. …
L'idée de l'essence ce n'est pas l'essence. Maintenant, de par le parallélisme, il y a dans l’idée de Dieu l’essence objective de tout, ce qui modère nettement l’importance de la nuance. En revanche, cette intelligence n’a que peu de rapport avec la nôtre…
Spinoza a écrit :E1P17S : … l’intelligence de Dieu, en tant qu’elle est conçue comme constituant l’essence de Dieu, est véritablement la cause des choses, tant de leur essence que de leur existence ; et c’est ce que semblent avoir aperçu ceux qui ont soutenu que l’intelligence, la volonté et la puissance de Dieu ne sont qu’une seule et même chose. Ainsi donc, puisque l’intelligence de Dieu est la cause unique des choses (comme nous l’avons montré), tant de leur essence que de leur existence, elle doit nécessairement différer de ces choses, sous le rapport de l’essence aussi bien que sous le rapport de l’existence. ...
Pour le reste :
Spinoza a écrit :PM1Ch4 : … la durée … est un attribut de l’existence, mais non de l’essence.
PM2Ch12 : … un philosophe ne cherche pas ce que la souveraine puissance de Dieu peut faire ; il juge de la Nature des choses par les lois que Dieu a établies en elles ; il juge donc que cela est fixe et constant, dont la fixité et la constance se concluent de ces lois ; sans nier que Dieu puisse changer ces lois et tout le reste. Pour cette raison, quand nous parlons de l’âme, nous ne cherchons pas ce que Dieu peut faire, mais seulement ce qui suit des lois de la Nature.
E1P20 : L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose.
Démonstration : Dieu et tous ses attributs sont éternels (par la Prop. précédente) ; en d’autres termes (par la Déf. 8), chacun des attributs de Dieu exprime l’existence. Par conséquent, ces mêmes attributs qui (par la Déf. 4) expriment son essence éternelle expriment en même temps son éternelle existence ; en d’autres termes, ce qui constitue l’essence de Dieu constitue en même temps son existence, et par conséquent ces deux choses n’en font qu’une.
Corollaire I : Il suit de là premièrement, que l’existence de Dieu, comme son essence, est une vérité éternelle.
Corollaire II : Secondement, que l’immutabilité appartient à Dieu, autrement dit à tous les attributs de Dieu. Car s’ils changeaient sous le rapport de l’existence, ils devraient aussi (par la Propos. précédente) changer sous le rapport de l’essence, ou ce qui revient évidemment au même et ne peut se soutenir, de vrais ils deviendraient faux.
E1P32C2 : Il en résulte : 2° que la volonté et l’entendement ont le même rapport à la nature de Dieu que le mouvement et le repos, et absolument parlant, que toutes les choses naturelles qui ont besoin, pour exister et pour agir d’une certaine façon, que Dieu les y détermine ; car la volonté, comme tout le reste, demande une cause qui la détermine à exister et à agir d’une manière donnée, et bien que, d’une volonté ou d’un entendement donnés, il résulte une infinité de choses, on ne dit pas toutefois que Dieu agisse en vertu d’une libre volonté, pas plus qu’on ne dit que les choses (en nombre infini) qui résultent du mouvement et du repos agissent avec la liberté du mouvement et du repos. Par conséquent, la volonté n’appartient pas davantage à la nature de Dieu que toutes les autres choses naturelles ; mais elle a avec l’essence divine le même rapport que le mouvement, ou le repos, et en général tout ce qui résulte, comme nous l’avons montré, de la nécessité de la nature divine, et est déterminé par elle à exister et à agir d’une manière donnée.
E1P34 : La puissance de Dieu est l’essence même de Dieu.
Démonstration : De la seule nécessité de l’essence divine, il résulte que Dieu est cause de soi (par la Propos. 11) et de toutes choses (par la Propos. 16 et son Coroll.). Donc, la puissance de Dieu, par laquelle toutes choses et lui-même existent et agissent, est l’essence même de Dieu. C. Q. F. D.
E2P3S : … nous avons montré, dans la proposition 34, partie 1, que la puissance de Dieu n’est autre chose que son essence prise comme active, et partant, qu’il nous est tout aussi impossible de concevoir Dieu n’agissant pas, que Dieu n’existant pas. …
Quelles que soient mes réticences s’agissant de ce que toutes les essences des modes – existants ou non - sont contenues dans leur attribut, spécialement l’Etendue, qui n’est concevable qu’étendue… il m’est clair que les lois du Mouvement – mode éternel ou du moins nécessaire - dans l’Etendue portent bien toutes les essences des corps.
En fait, comme le dit on ne peut plus clairement ce passage de PM2Ch12 que j’ai redécouvert à l’occasion – ce que j’avais cependant déjà signifié plusieurs fois auparavant – il est bien supérieur en l’espèce de considérer les Lois de la Nature, dont l’éternité est évidente. Les Lois ne sont pas non plus des idées mais l’essence de Dieu, vue selon un attribut ou un autre.
Toutefois, leur seule considération n’est pas opportune – voire pas suffisante pour notre esprit – pour traiter des genres de choses singulières. Mais ontologiquement, cela revient à la même chose.
Sinon, oui l’essence d’une chose singulière, ce qu’elle est, sa nature, sa forme c’est exactement la même chose. Mais je ne vois pas bien le problème…
En Dieu l’existence est donnée avec l’essence (et donc la définition, qui est celle d’une substance) ; dans les choses singulières non. Là, l’existence et l’essence sont découplées, même si l’existence se fait toujours en correspondance avec une essence, est l’actualisation d’une essence (éternelle, elle.) Pour reprendre ce que je viens de dire, l’essence de la chose est bien contenue dans l’essence (les Lois) du Mouvement dans l’Etendue, donc existe éternellement, qu’elle soit actualisée ou pas. C’est bien la preuve que l’essence et l’existence sont découplées… Le fait que cette essence s’actualise (s’incarne, c’est pareil) c’est autre chose, qui s’inscrit dans le temps, le changement étant contenu dans la nature même du Mouvement (comme leurs noms l’indique.)
Par exemple, j’ai un tampon ; il comprend dans son essence le texte inscrit (à l’envers) dessous ; toutefois le texte écrit à l’endroit dépend des coups de tampon que je donne (ou pas) : son essence était conçue avant son existence ; il peut exister, éventuellement à plusieurs exemplaires, ou pas ; c’est autre chose. L’exemple du statuaire c’est pareil.
Serge