Durtal a écrit :... je pense, que les propriétés très particulières de ce que Spinoza appelle "l'activité" font en sorte que pour autant que nous agissons et comprenons la nature, nous sommes toujours plus et d'autant plus que nous faisons ces choses, des êtres singuliers, des êtres individuels et qui se distinguent des autres choses.
Toutes les objections qui t'ont été faites, Serge, tournent autour de l'idée qu'il est difficile d'admettre que nous n'avons pas d'essence distincte des autres choses. Autrement dit, la conscience intuitive de nos chers camarades proteste de toute ses forces contre la suggestion selon laquelle nous n'aurions pas plus de consistance que les "nuages"…. Or je pense que tu as parfaitement raison, MAIS pour autant que nous sommes soumis aux passions. Un homme qui vogue au grès de son imagination et de ses passions a le type d'identité (mutatis mutandis) qu'à un nuage, c'est à dire: pas d'identité . Mais ce que je trouve proprement génial dans le concept Spinoziste "d'activité" est qu'il va dans le sens, non pas d'un retrait ou d'une "autonomisation" vis à vis des causes extérieures (ce qui bien sur est totalement impossible) mais dans le sens inverse. C'est à dire: plus nous parvenons à nous unir "à l'extérieur", c'est à dire plus nous sortons de nous mêmes, et plus nous sommes individualisés (plus nous sommes réellement nous même), plus nôtre singularité tend à exprimer l'infini. J'espère, ces jours prochains, avoir le loisir d'étayer ce que je raconte sur des bases un peu plus "techniques", mais, même si je si je suis d'accord avec toi sur ce que tu racontes à propos de la "réalité" des modes, ( et je veux dire: vraiment pleinement d'accord), il faut affronter le paradoxe de la liberté de l'homme, qui suppose son individualité.
Je suis d'accord avec cela. Et je suis d’accord avec ce que tu as dit plus haut (même si le texte de Spinoza laisse quelque doute à ce sujet), qu’un « individu » est quelque chose de composé et de plus « consistant » (stable) qu’une chose singulière chez Spinoza. Je conteste en revanche qu’il puisse échapper à l’impermanence en tant qu’individu. Au moins par sa mort ; mais, en fait, l’impermanence c’est le Mouvement, et donc la vie même. En passant, je suis aussi d’accord sur le sens réel de E2P10 ; par métaphore (imparfaite comme toute) : l’essence du doigt est contenue dans l’essence de la main (et donc celui-ci ne peut être ni être ni être conçu sans la main), mais l’essence de la main n’appartient pas à celle du doigt. Pour Dieu, c’est un peu plus subtil puisqu’il est infini de sa nature et possède l’existence nécessaire.
Je ne dis pas - ce qui serait stupide, l'essence d'une chose étant tout simplement ce qu'elle est - que l'essence des choses singulières est la même pour toutes. Certaines choses singulières ont plus de puissance (de "possibilités") - beaucoup plus s'agissant de l'Homme - que d'autres, autrement dit, expriment plus la nature de Dieu que d'autres. En outre, les essences sont en Dieu et éternellement en Dieu. Ceci n'implique pas cependant que les choses singulières (choses particulières existant en acte) aient toujours la même essence : il y a un glissement permanent dans le continuum des essences.
Note : toutefois Spinoza utilise de la façon la plus nette qui soit - et pour cause : il n'y a que de cela dont on peut tirer une connaissance claire - les "essences de genre", en particulier évidemment l'"Homme" (ce qui est constitutif de l'essence de tout individu singulier du genre Homme.) Dans ce cadre, évidemment, certain changements n'affectent pas ce qui fait qu'un homme est dit homme, autrement dit, ne sortent pas de l'essence du genre "Homme." Sinon les rapports particuliers (bien subtils) entre parties qui font un homme sont détruits, et il s'agit par exemple d'un cadavre, non d'un homme. Ceci explique la plupart des passages de Spinoza sur le sujet (E4Pré, par exemple.) D'autres, comme E3P47, introduisent une vision strictement particulière de l'essence. Dans ce cas, il y a changement en permanence : pas par principe "propre", mais par principe naturel. D'où une opposition au moins partielle entre "naturel" et "propre" - le second seul étant mis en cause - sur la durée s'agissant des choses singulières. Par ailleurs, les fonctions d'alimentation et d'excrétion qui régénèrent en quelque sorte le corps, tendent manifestement à maintenir sa nature et non au contraire à la détruire, mais ceci ne change rien dans le principe à l'interdépendance et à l'impermanence qui va avec en général (sinon c'est ridicule : une interdépendance absolument statique - il ne s'agit pas ici d'abord des parties constituant un individu, mais de l'effet sur lui de ce qui lui est extérieur -, cela s'appelle un corps composé, pas l'effet du Mouvement.) Il est en outre tout simplement de la première évidence que tout mode fini change, et ce donc par un principe naturel (l'interdépendance des modes finis), le changement réel variant en fonction de son environnement. Le maintien indéfini dans l'essence est effectivement une tendance dans une chose singulière, mais dans la réalité il est strictement impossible qu'elle s'y maintienne car aucune chose singulière ne peut se concevoir seule (E4P2, E4P4, E4App, etc. déjà cités, à lire.) L'essence n'est pas le désir, mais le désir n'est RIEN EN DEHORS de l'essence : le désir qui naît d'une passion vient de ce que l'essence "est excitée ou contrariée dans son principe de conservation par une puissance extérieure", c'est pourquoi la définition du désir dit que le désir c'est l'essence EN TANT qu'elle est poussée à l'action par une affection d'elle-même. C'est pourquoi un désir peut "naître" de quelque chose, comme le dit Spinoza, formule qui est impropre pour une essence. Seuls les désirs actifs, ajoutés par Spinoza à la fin de E3, sortent de ce schéma et sont une expression propre et continue de l'essence propre. En résumé, le désir c'est la tendance à la conservation de l'essence et ne peut pas être distingué de cette essence, si ce n'est qu'en tant que nous pâtissons il se manifeste en fonction de la situation extérieure changeante, tandis qu'en tant que nous agissons il se manifeste continûment.
Pour revenir à ton propos, rien ne me gène sinon que je vois mal comment on peut dire seulement "individuel" s'agissant de vérités éternelles (éternité qui n'est pas le cas de l'individu, confiné dans sa finitude et destiné à la mort) et telles pour tous les hommes, pour l'Homme. Comment peut-on limiter l'illimité ? Comment peut-on juger finie la connaissance du Dieu infini ? La réalisation (d'une essence qui est entière en Dieu) est individuelle, mais ce qu'elle réalise est éternel : c'est la part de Dieu connaissable au sens fort qui se trouve contenue dans la nature de l'Homme, donc de tous les hommes, pas d'un individu particulier ; une part de Dieu accessible (et très rarement accédée de fait) à tous les hommes. (Note : je ne pèse pas ici mes mots, mais je pense qu'à un esprit positif, le sens est assez clair.) C'est pourquoi le Védanta dit comme Spinoza en substance qu'Atman (le vrai Soi) est Brahman (Dieu), ou le Bouddhisme que le "non-soi" (qui n'est pas le néant) appartient au "non-né" (qui n'est pas non plus le néant.) C’est pourquoi je dis : la réalisation est individuelle, mais pas « personnelle, » dans le sens où l’individu pourrait être considéré en soi, sans Dieu (dans l’esprit, pas dans les paroles, comme tu l’as bien dit.)
Mais certes plus nous sommes indépendants mentalement des autres choses singulières et plus par définition nous sommes « individués » et plus nous exprimons l’infini. Donc je le répète : individuel, oui (nous sommes donc d’accord), personnel non (dans le sens que j’ai donné à ce mot.) Le Soi est individuel, le Moi est personnel et est un agrégat imaginaire. Et j’aurais tendance à dire en plus que dans l’affaire, le côté individuel est le côté secondaire, trivial presque. Tout cela dit, j’ai le sentiment que nous sommes profondément d’accord…

Un extrait du grand Arnaud Desjardins (que l’on peut ici rattacher au Védanta, mais qui convient autant au Bouddhisme, au message de Jésus de Nazareth, etc. ; le « danseur » est une métaphore qui, comme toute métaphore a des limites nettes ; comme d’habitude il faut donc ici regarder la Lune et non le doigt. A Faun : pas la peine, je sais…)
Arnaud Desjardins, Pour une mort sans peur, a écrit :Un homme est immobile — en méditation. Immobile en méditation, il n'est ni un nageur, ni un père, ni un client, ni un consommateur, ni un danseur, il est simplement un Homme. Dès qu'il commence à remuer, à bouger, il devient un danseur. La danse commence avec le danseur, la danse s'achève avec le danseur. Mais avant que naissent simultanément le danseur et la danse, et après qu'ont disparu simultanément le danseur et la danse, subsiste l'Homme, juste l'Homme, assis immobile, avant et après la danse, comme je l'ai vu en Inde, comme je l'ai vu au Japon.
De la même manière, la Réalité suprême peut être considérée sous trois aspects. D'abord la Réalité ultime, essentielle, le Brahman non manifesté, « nirguna brahman » (Brahman sans aucun attribut). Il est représenté dans notre comparaison par l'Homme immobile et en méditation, préalable à la danse, sous-jacent à la danse et qui subsistera après la danse. Dans le danseur, il y a l'homme. Dans la manifestation, il y a le Brahman, la Réalité Suprême, Être — Conscience — Béatitude, « satchitananda ». C'est l'aspect statique, sans attribut, du Brahman.
Puis il y a l'aspect comparé au danseur : c'est ce qu'on nomme le Brahman avec attributs, « saguna brahman », et bien d'autres termes. La Réalité absolue devient le Dieu Créateur, « Ishwara » en Inde. Mais ce Dieu créateur, ne l'oubliez pas, n'est pas extérieur à sa Création, comme le sculpteur est extérieur à sa sculpture. Ce Dieu créateur est immanent à sa Manifestation. C'est d'ailleurs pourquoi en Inde, on dit plutôt la manifestation que la création. Le Brahman absolu se manifeste sous la forme du Brahman qualifié ou de la shakti, l'Unique Énergie infinie qui s'exprime par toutes les formes dont nous sommes conscients à l'intérieur de nous-même. C'est sa manifestation, c'est sa danse. De même que l'homme, le danseur et la danse ne sont qu'un, la Réalité Ultime non manifestée, l'Unique Energie infinie, et la Manifestation, la danse de Dieu, ne sont qu'Un. Cette Réalité Suprême est donc à la fois immanente puisque c'est Elle qui sous-tend toute la Manifestation, et transcendante parce qu'Elle n'est jamais affectée par cette Manifestation.
C'est cette Unique Réalité, immuable et s'exprimant par des formes changeantes, qui est le thème central des Upanishads, que vous l'appeliez Brahman du point de vue universel, ou Atman, du point de vue personnel.
Serge