Bonjour à tous,
A Pat : si j'ai bien compris ce que tu veux dire, on peut considérer que les formes passent tandis que la matière reste intacte : rien ne se crée, rien ne se perd, il n'y a que des changements de forme d'une matière qui reste toujours la même, selon une approche au fond très antique de la question. On trouve en partie cela chez Spinoza mais plutôt que l'opposition aristotélicienne de la matière et de la forme, Spinoza se réfère plus concrètement (car les concepts de forme et surtout de matière sont très abstraits) à celle des parties d'un tout opposées à leur disposition ou "rapport de mouvement et de repos" :
En E4P39S, notre auteur a écrit :Je ferai seulement remarquer ici que j'entends par la mort du corps humain une disposition nouvelle de ses parties, par laquelle elles ont à l'égard les unes des autres de nouveaux rapports de mouvement et de repos ; car je n'ose pas nier que le corps humain ne puisse, en conservant la circulation du sang et les autres conditions ou signes de la vie, revêtir une nature très différente de la sienne. Je n'ai en effet aucune raison qui me force à établir que le corps ne meurt pas s'il n'est changé en cadavre, l'expérience paraissant même nous persuader le contraire. Il arrive quelquefois à un homme de subir de tels changements qu'on ne peut guère dire qu'il soit le même homme.
Mais cela n'est pas l'éternité : quand bien même les parties continuent d'exister selon une autre disposition après la mort du corps, elles sont le plus souvent elles-mêmes composées de parties qui se décomposent sous la pression d'autres corps et ainsi de suite. Et encore, même si des parties très simples subsistaient indéfiniment, on pourrait à la limite parler de sempiternité mais non de ce que Spinoza appelle l'éternité, qui n'est pas une durée infinie.
Ce qu'indique Spinoza au travers de l'idée d'une éternité de notre âme ou mental en particulier, c'est d'abord que notre essence est de connaître - sentir, être affecté, s'autoaffecter faisant partie de la connaissance : quand je goûte une meringue, le mental étant affecté par l'idée du goût sucré de la meringue, il y a tout aussi bien connaissance que lorsque je connais que 2 et 2 font 4 ou que j'existe bien cela ne soit pas selon la même étendue. Et l'essence du mental est de connaître car il n'est rien d'autre que l'idée d'une chose singulière (E2P11), son propre corps (E2P13).
Or ce pouvoir de connaître, qui nous définit comme "mentaux humains", n'est pas soumis en tant que tel à la durée. C'est ce qui est connu par le premier genre de connaissance, de façon partielle et tronquée (= privée des causes existentielles
et surtout essentielles), qui est soumis à la durée, de telle sorte qu'il n'y a aucun cas de vie du mental avant ou après le corps (E5P21). Mais le pouvoir de connaître lui-même ne dépend pas de telle ou telle cause extérieure : dès qu'un corps existe selon une certaine disposition de parties, il y a dans la nature une idée de cette disposition qui est précisément ce dont l'individu prend conscience comme étant "son âme" ou mental. D'expérience, nous sentons plus ou moins clairement que la conscience est témoin de tout ce qui arrive au corps au long de son existence sans être elle-même affectée en son fond, un peu comme le miroir représente tout ce qui passe devant lui tout en restant toujours identique fondamentalement.
Ainsi quand le corps humain est détruit, tout ce qui a trait à une connaissance partielle de soi, la mémoire et l'imagination notamment, est également détruit mais la conscience de tout ce qui est connu comme nécessaire (grâce au second et troisième genres de CN), à commencer par le fait même de la pensée de son propre corps, subsiste (de même, pour suivre notre image, qu'une fois qu'un reflet a cessé sur le miroir, celui-ci continue d'exister selon son essence qui est de refléter).
En d'autres termes, le mental humain est éternel en ce sens que ce qui se produit dans la durée ne l'affecte pas fondamentalement, par la connaissance notamment qu'il a de choses ou plutôt des rapports entre les choses, notamment la substance et ses modes - rapports qui ne changent pas.
Cela revient à dire que l'éternité dont nous parlons, ce n'est pas ce qui se produirait avant ou après l'existence de notre corps (en plus de pendant), mais c'est l'existence même, en tant qu'elle se produit nécessairement dès à présent : chaque moment de notre vie constitue notre éternité même comme modification nécessaire de la substance et de ses attributs. Par exemple, je tape sur mon clavier, cet acte en lui-même est éternel. Demain, il me semblera, du point de vue de la mémoire, que c'est un acte passé, qui n'est plus, mais cela n'est vrai que du point de vue partiel et limité de ma mémoire ou de mon imagination. Si je comprends cela comme modification nécessaire de la substance, qui elle-même ne peut cesser d'être, je comprends d'une certaine façon que je tape "toujours" sur mon clavier, ce moment ne cesse jamais d'être. En d'autres termes, je vis toujours ce moment de mon existence.
En résumé, nous sommes éternels dès à présent. Quand j'ai l'idée d'un rapport nécessaire de cause à effet, j'ai l'idée qu'il se produit un changement mais l'idée elle-même de ce changement n'est pas appelée à changer si elle est suffisante pour rendre compte de ce changement même, autrement dit si elle est certaine. Voici donc l'éternité : je tape sur mon clavier parce que c'est une étape qui m'est nécessaire pour communiquer avec toi ; certes, cette nuit je ne taperai plus mais il n'en demeurera pas moins que je dois de toute éternité taper sur mon clavier pour communiquer avec toi ! Comme le mental ou idée de mon corps est tout aussi bien une réalité naturellement nécessaire, il est également éternel. Je fais dès à présent l'expérience de cette éternité en faisant attention au fait que le pouvoir même de connaître qui me constitue ne peut cesser sans que je cesse d'exister, ce qui constitue sa nécessité et donc son éternité, d'autant plus que ma propre existence est naturellement nécessaire.
Cette façon de considérer les choses n'est peut-être pas très consolante pour celui qui reste à attaché à l'idée d'une immortalité des âmes, mais à bien y regarder, la libération à l'égard de l'illusion et des servitudes qu'elle génère est préférable à la consolation, comme le dit Koum avec à propos.
J'ajouterai plus positivement que cette philosophie revient finalement à reconnaître une toute autre dignité aux vivants comparée à celle que leur accorde les doctrines réduisant cette vie à une étape destinée à savoir si nous sommes méritants pour une autre vie ou forme de vie, qui elle serait la "vraie vie". Si cette vie corporelle n'est qu'un passage, une épreuve, elle n'a de valeur qu'en tant que moyen en vue d'une finalité qui la dépasserait. Ce serait dire que mon ami n'est précieux que pour la "vie" qu'il aura plus tard "après sa mort", que son corps n'est pas lui et que ce n'est qu'une "enveloppe corporelle" transitoire, interchangeable, remplaçable et donc fondamentalement jetable comme n'importe quel gant de plastique. Or nous sentons tous d'une façon ou d'une autre que cela est faux, que c'est dans sa chair ici et maintenant, dans son unicité irremplaçable que notre ami est infiniment précieux, ou bien nous n'avons pas d'ami. La fin de la vie humaine est la vie humaine elle-même, aux deux sens du mot fin parce que ces deux sens ici se rejoignent.
A Koum : merci de vos encouragements qui me vont droit au coeur. Ce que j'ai écrit précédemment est une tentative pour expliquer ce que je ressens comme étant l'éternité chez Spinoza. J'espère avoir montré au moins en bonne partie qu'il n'y a là rien d'inaccessible. Ce qui est le plus simple est souvent ce qu'il y a de plus difficile à expliquer, parce que beaucoup de représentations abstraites qu'on croit grossièrement très concrètes nous empêchent d'y accéder. Il faut donc expliquer pourquoi elles ne sont pas celles que nous recherchons avant d'aller à l'essentiel, quitte bien souvent à risquer de perdre le fil. Mais essayer de rendre compte de ce genre d'expérience est utile pour qui veut bien prendre le temps de s'y arrêter (y compris pour l'auteur).
Aussi, en tant que webmestre, j'entends créer comme je l'ai promis depuis quelques temps une nouvelle catégorie de forum consacrée à l'angle le plus éminemment pratique de la philosophie de Spinoza : il s'agirait de s'exercer à y parler de ce que nous vivons au jour le jour à titre d'application de l'éthique spinoziste.
Amicalement,
Henrique