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TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE
CHAPITRE XV.
QUE LA THÉOLOGIE N’EST POINT
LA SERVANTE DE LA RAISON,
NI LA RAISON CELLE DE LA THÉOLOGIE.
- POURQUOI NOUS SOMMES PERSUADÉS
DE L’AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.
Plan du TTP
Ceux qui ne savent pas séparer
la philosophie de la théologie discutent pour savoir si l’Écriture
doit relever de la raison ou la raison de l’Écriture, c’est-à-dire
si le sens de l’écriture doit être approprié à
la raison, ou la raison pliée à l’Écriture : de ces
deux prétentions, celle-là est soutenue par les dogmatiques,
celle-ci par les sceptiques, qui nient la certitude de la raison. Mais
il résulte de ce que nous avons déjà dit que les
uns tout aussi bien que les autres sont dans une erreur absolue. Car,
quelque opinion que nous adoptions, il nous faut corrompre l’une de ces
choses, ou la raison ou l’Écriture. N’avons-nous pas fait voir,
en effet, que l’Écriture ne s’occupe point de matières philosophiques,
qu’elle n’enseigne que la piété, et que tout ce qu’elle
renferme a été accommodé à l’intelligence
et aux préjugés du peuple ? Celui donc qui veut la plier
aux lois de la philosophie prêtera certainement aux prophètes
des opinions qu’ils n’ont pas eues même en songe, et interprétera
mal leur pensée ; d’un autre coté, celui qui subordonne
la raison et la philosophie à la théologie est conduit à
admettre les préjugés d’un ancien peuple comme des choses
divines et à en remplir aveuglément son esprit ; et ainsi
tous les deux, celui qui repousse la raison et celui qui l’admet, tombent
également dans l’erreur. Le premier qui, chez les pharisiens, déclara
ouvertement que l’Écriture devait être pliée aux exigences
de la raison fut Maimonide (nous avons au chapitre VII rapporté
son opinion, et nous l’avons réfutée par plusieurs arguments)
; et, bien que cet auteur ait été chez eux en grand crédit,
la plupart néanmoins l’abandonnent sur ce point pour se ranger
à l’avis d’un certain R. Judas Alpakhar, qui, voulant éviter
l’erreur de Maimonide, s’est jeté dans une erreur opposée.
Il soutient que la raison doit relever de l’Écriture, et lui être
entièrement soumise ; il pense que, s’il faut en quelques endroits
expliquer métaphoriquement l’Écriture, ce n’est pas parce
que le sens littéral répugne à la raison, mais parce
qu’il répugne à l’Écriture, c’est-à-dire à
ses principes bien connus ; et de là il tire cette règle
universelle, savoir que tout ce que l’Écriture enseigne dogmatiquement
et affirme d’une manière expresse doit, sur sa seule autorité,
être admis comme absolument vrai ; que l’on ne trouve dans la Bible
aucun principe qui répugne directement à la doctrine générale
qu’elle enseigne, mais seulement d’une façon indirecte, parce que
les locutions de l’Écriture semblent souvent supposer quelque chose
de contraire à ce qu’elle a enseigné expressément
; et que c’est la seule raison pour laquelle il faille user, en ces rencontres,
de l’interprétation métaphorique1.
Par exemple, l’Écriture enseigne clairement qu’il n’y a qu’un Dieu
(voyez Deutéron., chap. VI, vers. 4), et l’on n’y trouve
aucun passage où il soit affirmé directement qu’il y ait
plusieurs dieux ; quoiqu’en beaucoup d’endroits Dieu en parlant de lui-même,
et les prophètes en parlant de Dieu, se servent du nombre pluriel
; ici cette façon de parler, faisant supposer qu’il existe plusieurs
dieux, est loin d’indiquer le vrai sens du discours ; et c’est pour cela
qu’il faut expliquer ces endroits métaphoriquement, non parce que
la pluralité des dieux est en opposition avec la raison, mais parce
que l’Écriture elle-même affirme directement qu’il n’y a
qu’un Dieu. De même, parce que l’Écriture (Deutéron.,
chap. IV, vers. 15) affirme directement (à ce qu’il pense) que
Dieu est incorporel, sur la seule autorité de ce passage, et non
sur l’autorité de la raison, nous sommes obligés de croire
que Dieu n’a pas de corps ; et conséquemment, d’après la
seule autorité de l’Écriture, nous devons donner un sens
métaphorique à tous les passages où Dieu est représenté
avec des mains, des pieds, etc., la forme seule du langage pouvant ici
faire supposer que Dieu est corporel. Voilà l’opinion de cet auteur,
à laquelle j’applaudis, en ce sens qu’il veut expliquer l’Écriture
par l’Écriture ; mais je ne puis comprendre qu’un homme si raisonnable
s’applique à détruire l’Écriture elle-même.
Il est vrai que l’Écriture doit être expliquée par
l’Écriture tant qu’il s’agit de déterminer le sens des passages
et l’intention des prophètes ; mais quand nous avons découvert
le vrai sens, il faut nécessairement recourir au jugement et à
la raison pour y donner notre assentiment. Que si la raison, malgré
ses réclamations contre l’Écriture, doit cependant s’y soumettre
sans réserve, je demande si cette soumission se fera d’une manière
raisonnable ou sans raison et aveuglément. Dans ce dernier cas,
nous agissons en stupides, privés de jugement ; dans le premier,
c’est par l’ordre seul de la raison que nous acceptons l’Écriture,
et nous ne l’accepterions par conséquent pas, si elle était
contraire à la raison. Je demanderai encore qui peut accepter quelque
principe par la pensée, si la raison s’y oppose. Car ce que refuse
la pensée est-il autre chose que ce que la raison repousse ? Et
certes, je ne puis assez m’étonner que l’on veuille soumettre la
raison, ce don sublime, cette lumière divine, à une lettre
morte qui a pu être corrompue par la malice des hommes, et qu’on
ne regarde nullement comme un crime de parler indignement contre la raison,
véritable original de la parole de Dieu, de l’accuser de corruption,
d’aveuglement et d’impiété, tandis qu’on tiendrait pour
un très-grand sacrilège celui qui aurait de pareils sentiments
sur la lettre de l’Écriture qui n’est, après tout, que l’image
et le simulacre de la parole de Dieu. On pense que c’est une chose sainte
que de n’avoir aucune confiance dans la raison et dans son propre jugement,
et qu’il y a de l’impiété à douter de la fidélité
de ceux qui nous ont transmis les livres sacrés ; mais ce n’est
pas là de la piété, c’est de la folie. Car enfin
qu’est-ce qui les inquiète ? de quoi ont-ils peur ? Est-ce que
la religion et la foi ne sauraient être défendues, si les
hommes ne prenaient soin de tout ignorer et d’abdiquer la raison ? Certes,
avec de pareils sentiments, ils marquent pour l’Écriture plus de
défiance que de foi. Mais il s’en faut beaucoup que la religion
et la piété exigent l’esclavage de la raison, ou que la
raison veuille celui de la religion et que l’une et l’autre ne puissent
régner en paix chacune dans son domaine ; c’est un point que nous
allons bientôt établir ; mais il faut d’abord examiner la
règle proposée par le rabbin dont nous avons parlé
plus haut. Il veut, comme nous l’avons dit, nous faire admettre comme
vrai tout ce que l’Écriture affirme, et rejeter comme faux ce qu’elle
nie ; il prétend ensuite qu’il n’arrive jamais à l’Écriture
d’affirmer ou de nier expressément quelque chose de contraire à
ce qu’elle a affirmé ou nié dans un autre passage. La témérité
de ces deux propositions frappera tous les esprits. Je ne rappellerai
pas qu’il n’a point remarqué que l’Écriture est composée
de livres divers, qu’elle a été écrite en divers
temps pour des hommes divers, et enfin par divers auteurs ; outre cela,
que cet auteur fonde toute sa doctrine sur sa propre autorité,
la raison et l’Écriture ne disant rien de semblable ; car il aurait
dû nous prouver que tous les passages qui, à son avis, ne
sont en contradiction avec d’autres qu’indirectement, peuvent facilement
s’expliquer par des métaphores d’après la nature de la langue
et en raison de la place même de ces passages, ensuite que l’Écriture
est arrivée sans altération jusque dans nos mains. Mais
examinons la chose avec ordre : et d’abord, sur le premier point, je demande
si, en cas d’opposition de la part de la raison, nous sommes tenus néanmoins
d’admettre comme vrai ce qu’affirme l’Écriture ou de rejeter comme
faux ce qu’elle rejette. On répondra peut-être qu’on ne trouve
rien dans l’Écriture de contraire à la raison. Pour moi,
je soutiens qu’elle affirme expressément et qu’elle enseigne (par
exemple, dans le Décalogue, dans l’Exode, chap. IV,
vers. 14 ; dans le Deutéronome, chap. IV, vers. 24, et dans
un grand nombre d’autres passages) que Dieu est jaloux ; or cela répugne
à la raison ; il faudra donc néanmoins l’admettre comme
chose indubitable. Il y a plus : c’est que, si l’on trouvait dans l’Écriture
quelques endroits qui fissent supposer que Dieu n’est pas jaloux, il faudrait
nécessairement leur donner un sens métaphorique pour qu’ils
ne semblassent pas renfermer une erreur. L’Écriture dit encore
expressément que Dieu est descendu sur le mont Sinaï (voyez
Exode, chap. XIX, vers. 20) : elle lui attribue d’autres mouvements
locaux, et n’enseigne nulle part expressément que Dieu ne se meut
pas ; donc tout le monde doit admettre ce fait comme une chose véritable.
Ailleurs Salomon dit que Dieu n’est compris en aucun endroit (voyez Rois,
livre I, chap. VIII, vers. 27) ; or ce passage n’établit pas sans
doute expressément, mais c’en est pourtant une conséquence,
que Dieu ne se meut pas ; il faut donc nécessairement l’expliquer
de manière à ce qu’il ne semble pas enlever à Dieu
le mouvement local. De même, il faudrait prendre les cieux pour
la demeure et le trône de Dieu, parce que l’Écriture l’affirme
expressément. Il y a une foule de passages semblables écrits
selon les opinions du peuple et des prophètes, et qui, au témoignage
de la raison et de la philosophie, mais non pas de l’Écriture,
renferment évidemment des erreurs ; et cependant, à en croire
cet auteur, tout cela devrait être supposé véritable,
parce qu’il ne veut pas qu’en ces matières on prenne aucun conseil
de la raison. Ensuite, il a tort d’affirmer qu’entre deux passages on
peut bien trouver une opposition indirecte, mais non pas expresse. Car
Moïse assure directement que Dieu est un feu (voyez Deutéron.,
chap. IV, vers. 24), et il nie aussi directement que Dieu ait aucune ressemblance
avec les choses visibles (voyez Deutéron., chap. IV, vers.
12). Que si notre auteur réplique que ce passage ne nie pas directement,
mais seulement par voie de conséquence, que Dieu soit un feu, et
conséquemment qu’il faut l’approprier à ce sens pour qu’il
ne semble pas le nier, accordons alors que Dieu est un feu ; ou plutôt,
pour ne pas partager sa folie, laissons cela de coté et produisons
un autre exemple. Shamuel nie directement que Dieu se repente de ses décrets
(voyez Shamuel, chap. XV, vers 29), tandis que Jérémie
affirme, au contraire, que Dieu se repentit du bien et du mal qu’il avait
décrétés (voyez Jérémie, chap.
XVIII, vers. 10). Quoi ! ces passages ne sont-ils pas directement
opposés l’un à l’autre ? Quel est donc celui des deux qu’on
veut expliquer métaphoriquement ? Ils sont l’un et l’autre universels
et de plus contradictoires ; ce que l’un affirme directement, l’autre
le nie directement. Donc, en se conformant à sa propre règle,
notre rabbin est obligé d’adopter un fait comme vrai, en même
temps qu’il le rejette comme faux. Ensuite, qu’importe qu’un passage ne
répugne pas directement à un autre, mais seulement par conséquence,
si la conséquence en est claire, et si la place et la nature du
passage ne permettent pas d’explications métaphoriques ? On trouve
un grand nombre de ces passages dans la Bible ; et l’on peut consulter
à ce sujet notre second chapitre, où nous avons fait voir
que les prophètes ont eu des opinions diverses et contraires, et
surtout nos chapitres IX et X, où nous avons fait ressortir toutes
ces contradictions dont fourmillent les livres historiques de l’Écriture.
Je n’ai pas besoin de récapituler ici tous ces
exemples ; ce que j’ai dit suffit pour montrer les absurdités qui
résultent de cette règle et de cette opinion, pour en établir
la fausseté et convaincre cet auteur de précipitation. Ainsi
donc, nous rejetons son sentiment tout aussi bien que celui de Maimonide,
et nous tenons pour une vérité inébranlable que la
théologie ne doit pas relever de la raison, ni la raison de la
théologie, mais que chacune est souveraine dans son domaine. Car,
ainsi que nous l’avons dit, la raison a en partage le domaine de la vérité
et de la sagesse, comme la théologie celui de la piété
et de l’obéissance : aussi bien la puissance de la raison, nous
l’avons déjà démontré, ne s’étend pas
jusqu’à pouvoir déterminer si, en vertu de la seule obéissance
et sans l’intelligence des choses, les hommes peuvent être heureux.
Mais la théologie ne nous donne pas d’autre enseignement ; elle
ne prescrit que l’obéissance ; elle ne veut rien, elle ne peut
rien contre la raison. Pour les dogmes de la foi, comme nous l’avons prouvé
dans le précédent chapitre, elle ne les détermine
qu’autant qu’il est nécessaire pour inspirer l’obéissance
; quant à préciser le sens et la vérité qu’ils
renferment, elle laisse ce soin à la raison, qui est réellement
la lumière de l’esprit et hors de laquelle il n’y a que songes
et que chimères. Or ici, par théologie j’entends précisément
la révélation, en tant qu’elle indique l’objet que nous
avons reconnu à l’Écriture (savoir d’enseigner l’obéissance
ou les dogmes de la vraie piété et de la foi) ; or c’est
là ce qu’on appelle, à proprement parler, la parole de Dieu,
laquelle ne consiste pas en un certain nombre de livres (voyez sur ce
point notre chapitre XII). La théologie étant ainsi considérée,
si vous avez égard à ses préceptes ou à ses
leçons pour la vie, vous trouverez qu’elle est d’accord avec la
raison ; et si vous avez égard à son but et à sa
fin, vous estimerez qu’elle ne lui répugne aucunement : et de là
lui vient son caractère d’universalité. Pour ce qui regarde
toute l’Écriture en général, nous avons déjà
montré au chapitre VII que le sens doit en être déterminé
par sa seule histoire, et non par l’histoire universelle de la nature,
qui ne sert de fondement qu’à la Philosophie. Si, après
avoir découvert laborieusement le vrai sens de la Bible, nous trouvons
çà et là qu’elle répugne à la raison,
cette considération ne doit pas nous arrêter ; car tous les
passages de ce genre qui se trouvent dans la Bible, ou que les hommes
peuvent ignorer sans préjudice pour la charité, nous savons
positivement qu’ils ne touchent nullement la théologie ou la parole
de Dieu, et conséquemment que chacun peut sans crainte en penser
tout ce qu’il veut. Nous concluons donc d’une manière absolue que
l’Écriture ne doit pas être subordonnée à la
raison, ni la raison à l’Écriture. Mais prenons-y garde,
puisque ce principe de la théologie, savoir, que l’obéissance,
à elle seule, peut sauver les hommes, est indémontrable,
et que la raison ne peut en préciser la vérité ou
la fausseté, on est en droit de nous demander pourquoi nous le
croyons : si c’est sans raison et comme des aveugles que nous l’embrassons,
nous agissons donc aussi avec folie et sans jugement ; que si, au contraire,
nous voulons établir que la raison peut démontrer ce principe,
la théologie sera donc une partie de la philosophie, et une partie
inséparable. Mais à ces difficultés je réponds
que je soutiens d’une manière absolue que la lumière naturelle
ne peut découvrir ce dogme fondamental de la théologie,
ou du moins qu’il n’y a personne qui l’ait démontré, et
conséquemment que la révélation était d’une
indispensable nécessité, mais cependant que nous pouvons
nous servir du jugement pour embrasser au moins avec une certitude morale
ce qui a été révélé. Je dis avec une
certitude morale ; car nous n’en sommes pas à espérer que
nous puissions en être plus certains que les prophètes eux-mêmes,
à qui ont été faites les premières révélations,
et dont pourtant la certitude n’était que morale, comme nous l’avons
déjà prouvé dans le chapitre II de ce Traité.
Ils se trompent donc étrangement ceux qui veulent établir
l’autorité de l’Écriture sur des démonstrations mathématiques
; car l’autorité de la Bible dépend de l’autorité
des prophètes, et on ne saurait conséquemment la démontrer
par des arguments plus forts que ceux dont se servaient ordinairement
les prophètes pour la persuader à leur peuple ; et nous
ne saurions nous-mêmes asseoir notre certitude à cet égard
sur aucune autre base que celle sur laquelle les prophètes faisaient
reposer leur certitude et leur autorité. Nous avons en effet démontré
que la certitude des prophètes consiste en ces trois choses, savoir :
1° une vive et distincte imagination ; 2° des signes ; 3° enfin et surtout,
une âme inclinée au bien et à l’équité.
N’ayant point d’autres raisons pour appuyer leur propre croyance, ils
ne pouvaient en employer d’autres pour démontrer leur autorité,
et au peuple à qui ils parlaient alors de vive voix, et à
nous à qui ils parlent maintenant par écrit. Quant à
ce premier fait, savoir, que les prophètes imaginaient vivement
les choses, eux seuls pouvaient le constater, de manière que toute
notre certitude sur la révélation ne peut et ne doit être
fondée que sur ces deux circonstances, les signes et la doctrine.
C’est aussi ce que Moïse enseigne expressément : car, dans
le Deutéronome, chapitre XXVIII, il ordonne que le peuple
obéisse au prophète qui a fait paraître un véritable
signe au nom de Dieu, mais pour ceux qui ont fait de fausses prédictions,
les eussent-ils faites au nom de Dieu, il veut qu’on les punisse de mort
tout aussi bien que le séducteur qui aura voulu détourner
le peuple de la vraie religion ; on en usera ainsi à son égard,
eût-il confirmé son autorité par des signes et des
prodiges : voyez à ce sujet le Deutéronome, chapitre
XIII ; d’où il résulte que le vrai prophète se distingue
du faux à la fois par la doctrine et par les miracles. Celui-là,
en effet, est pour Moïse le vrai prophète, à qui on
peut croire sans aucune crainte d’être trompé. Quant à
ceux qui ont fait de fausses prédictions, bien qu’ils les aient
faites au nom de Dieu, ou qui ont prêché les faux dieux,
eussent-ils accompli de vrais miracles, Moïse déclare qu’ils
sont de faux prophètes et dignes de mort. Donc la seule raison
qui nous oblige, nous aussi, de croire à l’Écriture, c’est-à-dire
aux prophètes eux-mêmes, c’est la confirmation de leur doctrine
par des signes. En effet, voyant les prophètes recommander par-dessus
tout la charité et la justice et n’avoir pas d’autre but, nous
en concluons que ce n’a pas été dans une pensée de
fourberie, mais d’un esprit sincère, qu’ils ont enseigné
que l’obéissance et la foi rendent les hommes heureux ; et comme
ils ont, de plus, confirmé cette doctrine par des signes, nous
en inférons qu’ils ne l’ont pas prêchée témérairement,
et qu’ils ne déliraient pas pendant leurs prophéties ; et
ce qui nous confirme encore plus en cette opinion, c’est de voir qu’ils
n’ont enseigné aucune maxime morale qui ne soit en parfait accord
avec la raison ; car ce n’est pas un effet du hasard que la parole de
Dieu, dans les prophètes, s’accorde parfaitement avec cette même
parole qui se fait entendre en nous. Et ces vérités, je
le soutiens, nous pouvons les déduire avec autant de certitude
de la Bible que les Juifs les recueillaient autrefois de la bouche même
des prophètes ; car nous avons déjà démontré
à la fin du chapitre XII que, sous le rapport de la doctrine et
des principaux récits historiques, l’Écriture est arrivée
sans altération jusque dans nos mains. Ainsi ce fondement de toute
la théologie et de l’Écriture, bien qu’il ne puisse être
établi par raisons mathématiques, peut être néanmoins
accepté par un esprit bien fait. Car ce qui a été
confirmé par le témoignage de tant de prophètes,
ce qui est une source de consolations pour les simples d’esprit, ce qui
procure de grands avantages à l’État, ce que nous pouvons
croire absolument sans risque ni péril, il y aurait folie à
le rejeter par ce seul prétexte que cela ne peut être démontré
mathématiquement ; comme si, pour régler sagement la vie,
nous n’admettions comme vraies que des propositions qu’aucun doute ne
peut atteindre, ou comme si la plupart de nos actions n’étaient
pas très-incertaines et pleines de hasard. Je reconnais, il est
vrai, que ceux qui pensent que la philosophie et la théologie sont
opposées l’une à l’autre, et que, pour cette raison, l’une
des deux doit être exclue, qu’il faut renoncer à celle-ci
ou à celle-là, ont raison de chercher à donner à
la théologie des fondements solides, et à la démontrer
mathématiquement ; car qui voudrait, à moins de désespoir
et de folie, dire adieu témérairement à la raison,
mépriser les arts et les sciences, et nier la certitude rationnelle
? Mais cependant nous ne pouvons tout à fait les excuser, puisque,
pour repousser la raison, ils l’appellent elle-même à leur
secours, et prétendent, par des raisons certaines, convaincre la
raison d’incertitude. Il y a plus : c’est que, pendant qu’ils cherchent,
par des démonstrations mathématiques, à mettre en
un beau jour la vérité et l’autorité de la théologie,
tout en ruinant l’autorité de la raison et de la lumière
naturelle, ils ne font autre chose que mettre la théologie dans
la dépendance de la raison et la soumettre pleinement à
son joug, en sorte que toute son autorité est empruntée,
et qu’elle n’est éclairée que des rayons que réfléchit
sur elle la lumière naturelle de la raison. Que si, au contraire,
ils se vantent d’avoir en eux l’Esprit-Saint, d’acquiescer à son
témoignage intérieur, et de n’avoir de la raison que pour
convaincre les infidèles, il ne faut pas ajouter foi à leurs
paroles ; car nous pouvons, dès à présent, prouver
facilement que c’est par pure passion ou par vaine gloire qu’ils tiennent
ce langage. Ne résulte-t-il pas en effet très-évidemment
du précédent chapitre que l’Esprit-Saint ne donne son témoignage
qu’aux bonnes œuvres, que Paul appelle par cette raison, dans son Épître
aux Galates (chap. V, vers. 22), fruits de l’Esprit-Saint ; et l’Esprit-Saint
lui-même n’est autre chose que cette paix parfaite qui naît
dans l’âme à la suite des bonnes œuvres. Pour ce qui est
de la vérité et de la certitude des choses purement spéculatives,
aucun autre esprit n’en donne témoignage que la raison, qui seule,
comme nous l’avons déjà prouvé, s’est réservé
le domaine de la vérité. Si donc ils prétendent avoir
un autre esprit pour les instruire de la vérité, c’est de
leur part une présomption téméraire ; en tenant ce
langage, ils ne consultent que leurs préjugés et leurs passions
; ou, dans la crainte d’être vaincus par les philosophes et exposés
à la raillerie publique, ils se réfugient dans les choses
saintes. Vain recours ! Car où trouver un autel tutélaire,
après avoir outragé la majesté de la raison ? Mais
je ne les tourmenterai pas davantage ; je pense avoir satisfait à
l’intérêt de ma cause, puisque j’ai fait voir par quelle
raison la philosophie et la théologie doivent être séparées
l’une de l’autre, en quoi elles consistent principalement toutes deux,
qu’elles ne relèvent point l’une de l’autre, mais que chacune est
maîtresse paisible dans sa sphère, puisqu’enfin j’ai montré,
lorsque l’occasion s’en est présentée, les absurdités,
les inconvénients et les malheurs qui ont résulté
de ce que les hommes ont confondu étrangement ces deux puissances,
n’ont pas su les séparer et les distinguer avec précision
l’une de l’autre. Mais, avant d’aller plus loin, je veux marquer ici expressément
(quoique je l’aie déjà fait) l’utilité et la nécessité
de la sainte Écriture, ou de la révélation, que j’estime
très-grandes. Car, puisque nous ne pouvons, par le seul secours
de la lumière naturelle, comprendre que la simple obéissance
soit la voie du salut 2,
puisque la révélation seule nous apprend que cela se fait
par une grâce de Dieu toute particulière que la raison ne
peut atteindre, il s’ensuit que l’Écriture a apporté une
bien grande consolation aux mortels. Tous les hommes en effet peuvent
obéir, mais il y en a bien peu, si vous les comparez à tout
le genre humain, qui acquièrent la vertu en ne suivant que la direction
de la raison, à ce point que, sans ce témoignage de l’Écriture,
nous douterions presque du salut de tout le genre humain.
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1. Je me souviens d'avoir lu autrefois cette opinion
dans une lettre contre Maimonide qui se trouve avec les autres lettres
attribuées à cet auteur. (Note de Spinoza.)
2. Voyez les Notes marginales de Spinoza, note
27.
Texte de Spinoza traduit par E. Saisset,
numérisé par Serge Schoeffert
revu par H. Diaz.
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