1. Éthique : le but de la recherche philosophique
n'est pas de rester purement théorique. Le but de la philosophie
spinoziste est pratique, c'est-à-dire qu'il s'agit de transformer
sa façon d'être et d'agir.
La technique est une action dont la finalité est extérieure
à "l'agent", c'est-à-dire celui qui agit : il est en effet
question de produire une "œuvre" qui ne se confond pas avec celui qui
l'a produite. La pratique est une action dont le résultat est
intérieur : il s'agit de transformer "l'agent" ou l'acteur
lui-même.
On peut distinguer (depuis Kant et donc après Spinoza) à
l'intérieur de la pratique 3 espèces différentes
: la pragmatique, la morale, l'éthique. La pragmatique
concerne les actes pratiques visant une transformation de soi qui ne
vaut pas par elle-même : par exemple, dans l'instruction, celui
qui apprend un savoir n'est plus le même une fois qu'il sait,
il passe de l'état d'ignorant à celui de "savant", mais
ce nouvel état ne vaut pas par lui-même, mais uniquement
pour ce qu'il permet d'obtenir : de bonnes notes pour l'écolier,
de quoi exercer un métier pour l'étudiant... Le travail
lui-même, tel qu'il est conçu ordinairement, ne vaut que
pour son résultat : qu'il s'agisse de la récolte ou d'un
salaire, or le travail transforme le travailleur lui-même...
La morale consiste à "faire le bien", ce qui suppose
qu'on a plutôt tendance à faire le mal ou à agir
d'une façon qui n'est ni bonne ni mauvaise. Au moyen de l'examen
de conscience ou bien de sermons adaptés, on est censé
devenir meilleur, c'est-à-dire quelqu'un de différent.
Contrairement à la pragmatique, la morale a sa fin en elle-même,
car elle suppose le désintéressement dans sa forme la
plus rigoureuse : si vous êtes honnête parce que vous espérez
une récompense ou parce que vous craignez une punition, votre
honnêteté est intéressée et elle n'est donc
pas purement morale. Être moral, c'est être honnête
pour être honnête et rien d'autre, c'est dire la vérité
en toute circonstance, non pas pour ce que cela rapporte mais simplement
parce qu'il faut dire la vérité. Il s'agit donc bien de
poursuivre une fin (être juste, être bon) qui ne vaut que
pour elle-même. Il y a en ce sens une morale spinoziste : l'homme
libre n'agit pas pour les bienfaits que procure l'action bonne mais
parce qu'il sait tirer satisfaction de la vertu en elle-même (E5P42).
Mais ce n'est pas un moralisme au sens d'un discours fondé
sur une conception abstraite et générale de l'homme qui
à ce titre s'imposerait de façon extérieure aux
individus.
L'éthique, telle que Spinoza la développe, vise
la "vie bonne" : il ne s'agit pas seulement de "faire le bien", il s'agit
aussi "d'être bien". Ainsi, la fin que vise l'éthique est
ce que Spinoza appelle la liberté et la "béatitude". Il
s'agit de passer de l'état ordinaire de servitude, d'esclavage
à l'égard de nos passions à un état de liberté,
il s'agit aussi de passer de l'état ordinaire d'anxiété
dans lequel nous plongent nos passions à un état de joie
perpétuel que serait la béatitude ou félicité.
Il s'agit ici, comme en morale, de fins qui valent pour elles-mêmes
: être joyeux, cela ne sert à rien, sinon à être
joyeux, de même pour la liberté. Mais contrairement au
moralisme, il n'y a pas de coupure entre "faire le bien" et "être
bien" : la vertu désigne l'action dont on peut être sûr
qu'elle est bonne (Éthique IV, déf. I : E4D1)
et la béatitude n'est pas la récompense de la vertu mais
l'état dans lequel vit celui qui la pratique correctement (Éthique
V, proposition 42 : E5P42). Et la coupure
entre théorie et pratique est elle-même annulée
: c'est la connaissance du lien qui m'unit de façon intemporelle
avec la nature et tout ce qui existe qui constitue la vertu suprême.
Au contraire la morale peut se concevoir de façon uniquement
pratique, indépendamment de toute contemplation et tend, chez
Kant en particulier, à rejeter tout sentiment de joie comme opposé
à la pureté morale. La connaissance éthique n'est
pas qu'un savoir théorique et rationnel, c'est en même
temps une intuition, c'est-à-dire ce qu'on peut appeler une expérience
intimement vécue (non pas l'expérience sensible de quelque
chose d'extérieur mais une pensée vécue en même
temps qu'elle est pensée et inversement) : il s'agit de goûter
la "vie bonne" en même temps qu'on la comprend.
On peut dès lors mieux comprendre le plan que Spinoza se fixe
:
1. "De Dieu" : il s'agit d'établir les premiers principes
de la connaissance, puisqu'il n'y a pas de béatitude complète
dans l'ignorance. Le terme de "Dieu" n'est pas ici religieux : il ne
s'agit pas de partir d'un acte de foi. Ce mot désigne l'être
en deçà duquel rien ne peut être pensé. Mais
"Dieu" n'a rien de mystérieux : il est un objet de pensée
entièrement rationnel : il est comme l'exige la raison elle-même,
la cause première de toute chose. Ses propriétés
permettront de mieux comprendre le rapport entre l'homme et le reste
de ce qui existe. Dans la quatrième partie de l'Éthique,
Spinoza établira même une équivalence entre Dieu
et la nature : ce qu'il appelle Dieu n'est autre que la nature dans
son ensemble et dans son unité. Et c'est en tant qu'il constitue
la substance fondamentale de toutes choses que "Dieu" est si important
pour connaître adéquatement tout ce qui existe, y compris
soi-même.
2. "De la nature et de l'origine de l'âme" : comme c'est
dans la connaissance du lien qui m'unit avec la nature qu'est la béatitude,
il est indispensable de comprendre comment la pensée individuelle
qui me caractérise ou "âme" est déterminée
par les premiers principes établis dans la première partie.
On verra dans cette partie que d'emblée le corps est inséparable
de l'âme.
3. "De l'origine et de la nature des passions" : je ne suis
pas qu'un être fait d'idées plus ou moins justes, je vis
ces idées, j'en suis affecté et il est donc nécessaire
de comprendre comment les affects et passions s'ordonnent en moi, selon
un ordre naturel et nécessaire.
4. "De l'esclavage de l'homme ou de la force des passions" :
il s'agit alors de comprendre comment les passions m'amènent
à un état qu'on se propose justement d'améliorer,
car cet état est le plus souvent fait de tristesse ou d'anxiété.
Cette quatrième partie détermine donc quels sont les sentiments
bons à cultiver et quels sont au contraire ceux qu'il est préférable
de transformer.
5. "De la puissance de l'entendement, ou de la liberté humaine"
: il s'agit enfin de faire le point sur les moyens de parvenir à
la liberté et à la béatitude, sachant que tout
ce qui précède est déjà moyen de jouir d'une
vie meilleure et que c'est dans le moyen ou la pratique que se situeront
la joie et la liberté. Il n'y a ainsi pas d'aboutissement absolu
: c'est dans le chemin lui-même que se cache le but. Cette 5°
partie est donc une sorte d'explicitation finale de tout ce qui précède
: il ne s'agit ainsi pas de détruire purement et simplement toute
vie affective mais d'améliorer celle-ci en goûtant à
la joie de se comprendre soi-même comme être à la
fois corporel et mental, fait de passions et de vertus.
Voir le plan détaillé de l'Éthique.
2. "L'ordre géométrique" : il s'agit pour Spinoza
de se situer sur la plan de la connaissance la plus rationnelle et rigoureuse
qui soit. Ainsi, Spinoza prend les Éléments d'Euclide
comme modèle. L'ordre géométrique consiste ainsi
à partir de définitions évidentes par elles-mêmes,
d'axiomes qui sont des propositions ou des jugements qui n'ont
pas besoin de démonstration, de propositions qui sont
démontrées à partir des axiomes ou à partir
de propositions qui ont déjà été démontrées
et enfin de "scolies" qui sont des remarques visant à
expliciter le sens de la proposition ou de la démonstration qui
précèdent, afin en général de lever les
objections possibles. Spinoza qualifie lui-même cet ordre géométrique
de "prolixe", c'est-à-dire qu'il consiste à développer
de façon discursive ce qui souvent est déjà perçu
intuitivement, d'un seul coup d'œil (mental). Ce développement
est essentiellement déductif et logique : il s'agit de partir
d'idées simples et d'accéder progressivement à
des idées de plus en plus complexes en découvrant comment
ces idées simples se lient entre elles. Mais une fois que ces
idées complexes sont comprises, elles deviennent, pour celui
qui les a comprises, aussi simples et évidentes que les premières.
Aussi, on peut concevoir qu'une personne qui aurait déjà
saisi l'évidence de ces idées n'a pas besoin de l'ordre
géométrique pour les penser.
Ainsi, l'ordre géométrique n'est pas à proprement
parler une "méthode". Dans le Traité de la Réforme
de l'entendement (que je traduirais plutôt Traité
de l'amélioration de l'intelligence), Spinoza dit en effet
que la seule méthode valable qu'on puisse se fixer pour progresser
dans la connaissance est la réflexion sur les idées vraies
que nous possédons déjà et sur la façon
dont nous parvenons à les posséder : la méthode
n'est donc que l'idée de l'idée vraie, ce qui signifie
qu'elle ne fonde pas la connaissance, qu'elle n'est pas antérieure
à la possession d'idées vraies, mais au contraire qu'elle
n'en est qu'une expression postérieure. La méthode à
adopter est donc la réflexion sur les idées vraies que
nous possédons alors que l'ordre géométrique est,
comme son nom l'indique, la mise en ordre de ces idées vraies.
L'intérêt de cette mise en ordre est de permettre une explicitation
de ce que nous saisissons intuitivement sans pouvoir l'expliquer et
aussi de bien faire la distinction entre les certitudes qui relèvent
d'une intuition qui peut être démontrée et
les convictions plus ou moins claires qui relèvent plutôt
de l'imagination et de la confusion mentale.
3. Les définitions : Une définition philosophique
consiste à énoncer ce qui caractérise essentiellement
une chose, ce qui fait que la chose à définir est ce qu'elle
est. Il s'agit d'aller au cœur même de la chose et non pas de
se contenter de donner des synonymes – comme c'est souvent le cas dans
le dictionnaire – ou encore de renvoyer à des mots qui supposent
eux-mêmes qu'on connaisse déjà ce qui est à
définir.
Prenons par exemple la notion d'amour : le Larousse le définit
comme "sentiment très intense, attachement englobant la tendresse
et l'attirance physique, entre deux personnes."
Si on y réfléchit bien, il n'y a ici que des mots
faisant référence à des notions voisines de l'amour
qui mènent plus à des confusions qu'à une véritable
clarification : un sentiment peut être très intense sans
être de l'amour, au contraire : la haine peut être un sentiment
très intense. Ensuite, on peut aimer de façon modérée.
L'attachement peut faire penser à de l'amour mais on peut être
attaché à nos vieilles pantoufles parce qu'on y est habitué
sans éprouver un sentiment d'amour particulier pour celles-ci.
En disant que cet attachement englobe la tendresse et l'attirance physique,
on ne précise pas mieux les choses, car l'amour dépasse
souvent le cadre de l'apparence physique. Enfin, on peut aimer autre
chose que des personnes : un animal, une œuvre d'art, un plat cuisiné…
même si à chaque fois, on n'aime pas exactement de la même
façon, il y a toujours de l'amour. La définition du Larousse
n'est donc que nominale, elle se contente de mots qui ne permettent
qu'une approche extérieure de la chose à définir.
Une véritable définition est "génétique",
c'est-à-dire qu'elle met en évidence la cause suffisante
de son objet. Qu'est-ce alors que l'amour ? C'est, dit Spinoza, "une
joie accompagnée de l'idée d'une cause" (cf E3P13, scolie)
Lorsque nous éprouvons une joie et qu'en même temps nous
nous représentons un objet comme étant la cause de cette
joie, nous l'aimons. Par exemple, j'éprouve un sentiment de bien-être
et j'attribue ce sentiment à la présence de mon chien
pour qui j'ai l'air si important, j'éprouverai alors automatiquement
de l'amour pour celui-ci. Un être dont je m'imaginerais qu'il
ne me cause que de la tristesse ne provoquerait en moi que de l'aversion
ou de la haine.
Ensuite on peut déduire de cette définition un propre
et des propriétés. Le propre de l'amour est de m'amener
à désirer m'unir à l'être aimé : il
est naturel que je cherche la présence de ce qui me procure de
la joie. Une des propriétés de l'amour est de pouvoir
se changer en haine : quand par exemple j'imagine que l'être aimé
ne m'aime pas autant que je l'aime, j'en tire l'idée d'une dévalorisation
de ma personne, c'est-à-dire une tristesse et éprouver
une tristesse accompagnée de l'idée d'une cause extérieure
conduit à un état de haine plus ou moins intense. Les
définitions de l'Éthique sont donc génétiques,
c'est-à-dire qu'elles vont au cœur même de la chose à
penser en donnant son essence, ce qui suffit à faire qu'elle
est ce qu'elle est, sa "cause prochaine".
Une intuition sensible, c'est la saisie immédiate (= ne passant
pas par les étapes d'un raisonnement) d'un objet au moyen des
sens. Une intuition intellectuelle, c'est la saisie directe du lien
qui unit des êtres que la sensation sépare. Cette saisie
ne s'effectue pas au moyen de l'entendement mais à l'intérieur
de l'entendement comme capacité de penser l'unité du réel.
La raison, au moyen de raisonnements, nous amène à comprendre
progressivement dans un tout uni des éléments que nous
imaginions séparés. Mais une fois que nous avons compris
le raisonnement, nous saisissons que ce que la raison unit n'est pas
un assemblage plus ou moins arbitraire d'éléments divers
mais la mise en évidence de liens qui de toute éternité
sont inséparables (ou alors uniquement de façon abstraite,
"pour les besoins de l'analyse").