Salut Ghozzis et à tout le monde,
Heureux de te revoir ici, je te reconnais bien avec tes questions philosophiquement pertinentes. C'est sûr que pour celui qui cherche la béatitude spinozienne, ce genre de question abstraite peut paraître assez artificielle, mais tout l'intérêt de la philosophie de notre auteur est de ne pas opposer l'intellect et l'affect, contrairement à bon nombre d'approches spirituelles occidentales ou orientales. De fait Spinoza passe beaucoup de temps, notamment dans la partie I de l'Ethique, à déterminer rationnellement les rapports entre l'être et les êtres. Il ne nous propose pas avec l'Ethique une méthode d'illumination immédiate du type dzögchen, encore que ladite approche tibétaine passe par un certain nombre d'étapes avant d'arriver à l'immédiat... Et puis, pour finir de répondre au sévère mais souvent juste Faun, comme on l'a bien compris, on peut très bien s'intéresser ici à l'aspect uniquement théorique des difficultés rencontrées à la lecture de l'Ethique, nul n'est contraint de se sentir concerné par l'amour intellectuel. Et d'ailleurs dans une lettre Spinoza dit que le problème du rapport entre infini et fini, et donc de l'un et du multiple, est le plus important de sa philosophie.
Pour répondre à ta question, Ghozzis, je dirais que la difficulté que tu soulèves me semble relever d'une confusion entre le mode de production "ordinaire" que nous pensons observer empiriquement, qui procède de façon transitive, du type A heurte B, ce qui produit le mouvement de B, et la production immanente, non moins ordinaire en fait mais qui ne se comprend bien qu'en raisonnant, du genre "plus je m'exerce à penser de façon méthodique, plus j'éprouve le désir de le faire" (cf. le
§ 11 du TRE).
En l'occurrence, la substance ne "produit" pas le multiple au sens où une machine à café produit une grande multiplicité d'expressos ! La substance reste éternellement égale à elle-même, composée d'elle seule. Ainsi, rien n'émane de la substance, rien n'en sort, car il faudrait pour cela qu'il y ait un en dehors de la substance, ce qui est contraire à l'idée même de substance définie en E1D3 et à l'absolue infinité qui en découle (E1P8). Donc, de ce point de vue, la substance ne produit rien, elle conserve la pureté de son unité ou simplicité.
Aussi quand on aborde la décisive
proposition 16 d'E1, la première chose à faire est de se départir de l'idée que la substance étant donnée "au commencement", il faudrait en tirer l'infinité des corps et des idées comme on tire des litres de lait du pis d'une vache. La priorité de la substance par rapport à ses affections (E1P1) est ontologique, c'est-à-dire essentiellement logique, essentielle et logique, non historique ou chronologique. Il n'y a donc pas de commencement au sens chronologique dans le système de l'Ethique, c'est une philosophie qui part de l'éternel pour comprendre ce qui nous est donné dans la durée, pour retourner à ce qui est éternel. Il n'y a pas alors à chercher un moment M où la substance une se pervertirait, se dégraderait pour se démultiplier : il n'y a éternellement qu'une seule substance absolument indivisible et éternellement une infinité de
modes, simples affections et non composants de cette substance indivisible.
Si nous cessons de de penser de façon mutilée et confuse en ignorant le lien de concaténation des corps qui nous environnent avec tous les autres corps et le rapport immanent avec l'étendue même, dans ce que nous appelons l'espace et les temps, les prenant ainsi pour des choses qui existent en elle-mêmes et par elles-mêmes, c'est-à-dire pour des substances, et si nous nous plaçons du point de vue global de cette substance, c'est-à-dire si nous nous mettons à penser adéquatement, nous dit Spinoza, alors nous percevons les corps et les idées, non plus comme des choses qui constitueraient des divisions ou composants de la substance, mais comme de simples "propriétés" éternelles de celle-ci, ainsi que le dit la démonstration d'E1P16. Le fait qu'il découle de l'essence d'un triangle que la somme de ses angles fait deux droits ne surajoute rien à sa puissance propre ; son essence n'est pas démultipliée du fait de ses propriétés, quel que soit leur nombre.
Envisage la substance comme la seule chose qui puisse exister : rien d'extérieur ne la fait être, rien ne peut la détruire. Elle est donc hors de toute temporalité. Mais comme cette substance est infinie, elle possède une infinité de propriétés éternellement accomplies de son point de vue - en devenir du point de vue d'un intellect fini.
Je pense à cet égard que Spinoza a d'abord eu l'intuition de ce rapport entre l'infini et le fini : non comme production transitive et temporelle du fini par l'infini mais le fini comme expression immanente et éternelle de l'infini. A mon sens, tout le vocabulaire de la substance, des attributs, des modes etc. a été élaboré pour tenter de rendre accessible et compréhensible (y compris pour lui-même) cette intuition.