bardamu a écrit :Pour ma part, je pars essentiellement de E1p16. ...
Comme tu t'en doutes, je n'ai pas de problème avec E1P16 et les autres. Oui la richesse de Dieu en mouvement est infinie. Oui on peut voir avec raison, et la meilleure, tout sous l'aspect de l'éternité. Voir tout sous l'aspect de l'éternité, c'est prendre en considération que toute chose découle d'une chose éternelle, savoir la substance et ses modes infinis et sempiternels associés dans le parallélisme : le Mouvement et l'Entendement infini (ou Idée de Dieu ; chaque essence est de son essence, en fait, et Dieu à l'idée de son essence, Idée de Dieu.) C'est voir que tout se produit dans les dimensions de l'existence par les lois éternelles de la nature divine (les lois du Mouvement, en particulier.)
Spinoza a écrit :PM2Ch12 : … un philosophe ne cherche pas ce que la souveraine puissance de Dieu peut faire ; il juge de la Nature des choses par les lois que Dieu a établies en elles ; il juge donc que cela est fixe et constant, dont la fixité et la constance se concluent de ces lois ; sans nier que Dieu puisse changer ces lois et tout le reste. Pour cette raison, quand nous parlons de l’âme, nous ne cherchons pas ce que Dieu peut faire, mais seulement ce qui suit des lois de la Nature.
bardamu a écrit :Que les choses n'aient pas d'essence par elles-mêmes n'implique pas qu'elles n'aient pas d'essence puisqu'il y a en Dieu une idée qui exprime l'essence de tel ou tel corps humain sub specie aeternitatis, cela signifie seulement que ces essences sont impliquées dans une production immanente infinie, que le fini ne se dit que dans l'infini.
Les choses singulières (particulières
en acte) n'ont pas de permanence dans le principe ; ce sont des phénomènes œuvre du Mouvement ; "leur" essence est éternelle à chaque instant parce que le Mouvement est éternel (ou sempiternel dans l'Etendue éternelle) et qu'elles sont contenues dans son essence, de laquelle suit tout ce que sa nature peut produire. Les choses singulières n'ont pas d'être propre mais un être en Dieu, qui est tout être, c'est pourquoi je mets "leur" entre guillemets : leurs essences ne leur appartiennent pas du tout. Elles sont une fenêtre d’existence qui se promène sur le champ éternel des essences. Mais oui, toutes les essences sont bien en Dieu, puisque c'est son essence même. Il ne faut pas confondre cet ordre de chose avec celui de l'existence : l'existence est selon le temps et donc l'impermanence et l'interdépendance, et le nombre. C'est un contre-sens parfait de parler d'éternité à partir d'une considération de durée. Soit c'est l'un, soit c'est l'autre. Les choses singulières ne possèdent aucune essence : elles en expriment forcément une (différente) en acte à chaque instant, c'est tout.
Spinoza a écrit :PM1Ch4 : De la division faite ci-dessus de l’Être en être dont l’essence enveloppe l’existence et être dont l’essence n’enveloppe qu’une existence possible, provient la distinction entre l’éternité et la durée. Nous parlerons ci-après plus amplement de l’éternité.
Ce qu’est l’éternité. – Ici nous dirons seulement qu’elle est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence infinie de Dieu.
Ce qu’est la durée. – Elle est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence des choses créées en tant qu’elles persévèrent dans leur existence actuelle. D’où il suit clairement qu’entre la durée et l’existence totale d’une chose quelconque il n’y a qu’une distinction de Raison. Autant l’on retranche à la durée d’une chose, autant on retranche nécessairement à son existence. ...
bardamu a écrit :Je dirais que si le 2nd genre de connaissance produit ces idées de commun qui pourraient ensuite être prise comme valant pour elle-même, si par le 2nd genre on peut avoir l'idée d'une Sagesse commune s'incarnant ici ou là et réduisant ces incarnations à peu de chose, dans le 3e genre on a au contraire la perception d'une synthèse qui ne les réduit pas, qui fait de chacune d'elle l'expression d'une même chose qui n'est pas une propriété commune mais qui est une puissance d'être devant nécessairement s'exprimer en singularités, en réalité(s), que "Cet être éternel et infini que nous nommons Dieu ou nature agit comme il existe, avec une égale nécessité. La nécessité qui le fait être est la même qui le fait agir", en attributs infiniment modifiés.
La sagesse commune peu de chose ? Elle, infiniment précieuse et pourtant rarissime ? Ce n'est pas du tout mon point de vue (ni du tout celui de Spinoza à mon point de vue.) J'ajoute que l'essence de genre Homme est quand-même pour moi de toute évidence l'essentiel de chaque homme (et je préfèrerais sans la moindre hésitation infiniment être un homme sage identique aux plus grands sages historiques, qu'un cheval – malgré sa majesté – dans toute sa particularité...)
Sur la connaissance du troisième genre, je ne voudrais pas qu’on balaye d’un mot ce qui pour moi a été prouvé et sur-prouvé par une grande quantité d’extraits, un travail significatif et de nombreux débats sur ce forum : elle porte sur les mêmes « choses » que le deuxième genre, mais vues instantanément, intuitivement, dans le monde réel (autrement dit, assez indifféremment dans toutes les circonstances réelles.) C’est tout-à-fait explicite chez Spinoza, l’exemple (triple) de la proportion étant déjà parfaitement clair par lui-même. Les extraits sont rassemblés
ici.
Je rappelle par ailleurs qu’il est dit par Spinoza qu’elle «
procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses. » Le tout en une seule intuition. Ce « procède » exclut de ne voir que les choses singulières dans leur singularités, puis de les rattacher à Dieu ensuite, par extension (car quelle que soit la tournure de phrase, c’est pour moi ce à quoi se résume ta position.) L’ordre logique de l’entendement est aussi l’ordre des choses : il s’agit de voir d’abord Dieu comme ayant une infinité d’attributs, puis par exemple l’Etendue sans forme, puis le Mouvement, puis la chose singulière, le corps, comme effet du Mouvement dans l’Etendue. Il faut voir dans cet ordre et sans rien oublier, le tout dans un seul mouvement. C’est cette vue seulement qui dit ce que sont réellement les choses singulières, qu’elles ne sont nullement en soi mais en Dieu, n’incarnent pas la même essence au cours du temps (l’essence étant en Dieu, la chose singulière dans l’existence temporelle), etc.
Mais pas de problème pour le reste : la variété infinie des choses naturelles est l’effet de la puissance et donc de la richesse de Dieu, en tant qu’on le considère comme modifié. Mais si Dieu n’était que modifié, le terme de modifié n’aurait plus aucun sens... Vouloir tout singulariser comme étant l’alpha et l’omega de l’être, c’est une énorme erreur, le contraire presqu’absolu de ce que dit Spinoza. Il y a une infinité de choses par la nature du mouvement, mais l’éternité est quand-même toujours dans l’éternel : la Nature en Mouvement. Dans ce cadre, une vague est bien plus proche d’une autre vague qu’elle n’en diffère. En nature elles sont pour la plus grande part indistinctes (et je ne sors pas l’indiscernabilité quantique…)
bardamu a écrit :… Cet exemplar est pour moi essentiellement pédagogique, uniquement destiné à communiquer ce que Spinoza s'estimait à peu près être, c'est-à-dire un être ayant suivi une voie qui le menait vers la Béatitude.
Ceci n’est pas un exemple (ce n’est qu’une homonymie) au sens d’une illustration parmi d’autres, mais un exemple au sens d’un idéal-guide, qui entre dans la nature de tout homme et représente l’idéal de perfection de tout homme. Je pense que le contexte du texte le montre clairement.
bardamu a écrit :On peut certes dire que Spinoza incarne la Sagesse mais c'est après avoir défini cette Sagesse selon le cas particulier de Spinoza (et éventuellement à partir d'autres personnes jugées sages). En d'autres termes, si il n'y avait pas des êtres singuliers, il n'y aurait pas de communauté, s'il n'y avait pas 2 choses, il n'y aurait pas de relations conditionnant l'idée même de commun.
Pas du tout, selon moi. Il y a commun d’abord, particularité ensuite, pas l’inverse. Spinoza montre bien en plusieurs endroits qu’il considère que s’il y a un certain nombre d’individus ayant la même essence c’est précisément une preuve que le mode fini ne peut recevoir l’existence avec l’essence (l’existence pouvant être multiple, avec une essence unique, pour l’essentiel.) Et ce n’est pas « la sagesse de Spinoza », c’est la Sagesse, déduite de la considération de la nature humaine prise dans toute sa généralité.
bardamu a écrit :Je ne fais pas autre chose que placer Dieu en premier, seulement ce Dieu est pour moi une infinité d'attributs infiniment modifiés, c'est-à-dire qu'il implique de manière nécessaire et immanente un ordre de choses diverses, de réalités, d'où découle l'apparence temporelle (et spatiale).
Dieu, c’est d’abord les attributs non modifiés, puis les modes infinis (ou principes des modes finis) ; le Mouvement par exemple, puis les modes finis en acte, dont l’existence en propre est impermanente et soumise à l’interdépendance. Pas de raccourci autorisé !

bardamu a écrit :Pour passer de la perception des affections mouvantes à l'éternité immuable sans pour autant couper Dieu en deux (une transcendance substantielle immuable s'incarnant dans la durée), je vois comme moyen de concevoir la substance comme une sorte de tissu événementiel tendu. Ce qui est déplacement selon la durée est dans l'éternité tension entre chose présente et chose future.
Il ne s’agit pas de couper en deux. Il s’agit de voir la Nature éternelle dans le monde changeant : c’est transversal, ou plutôt c’est essentiel. La même chose vue différemment et plus profondément. Et ceci seulement au niveau des modes finis, pour lesquels l’existence se distingue de l’essence. Car pour la chose éternelle, existence – qui est toute existence – et essence, c’est la même chose (car elle n’est pas elle-même soumise au temps ; celui-ci est une propriété du Mouvement.) La chose future n’est rien dans le présent. Seul existe le présent et les lois de la Nature qui règlent l’évolution du présent (ce terme étant temporel et donc marquant l’existence de choses finies en acte.)
bardamu a écrit :Et plus la perception sera subtile, plus on verra de choses. Le commun est du singulier "grossier", un manque de discernement d'où on produit des idées avec lesquelles il y a d'autant plus accord que "tout-le-monde" pense comme ça (le "bon sens" cartésien).
Non le commun est l’essentiel de l’essence. Le reste, c’est le détail. J’ajoute qu’il faut aussi se préoccuper de ce qu’on peut voir clairement et distinctement, et uniquement de cela, à moins de préférer l’imagination.
bardamu a écrit :Mais la pensée est d'autant plus adéquate qu'elle voit plus de choses, qu'elle dépasse ce que "tout-le-monde" voit.
Certes, mais ce que tout le monde voit c’est la singularité. Et voir la singularité, c’est aussi voir le changement : que tout change tout le temps tant soit peu (sauf éventuellement soi-même, par l'effet de l'ego confus.) Ce que très peu voient en revanche c’est que le singulier est la manifestation de la Nature éternelle (qui ne change donc pas), qui seule au fond est éternelle. La seule chose immuable, la seule qu’on peut dire assurément réelle pour cela, c’est la Nature en mouvement, l’être en soi et selon le mouvement. Dans ce cadre, il n’y a plus vraiment de singularité ; la singularité se voit toujours, quelle qu’elle soit – cela importe relativement peu finalement – comme de la Nature en mouvement, éternelle.
Non plus, Spinoza n’a pas traité du « facile à voir » et du « grossier » comme un premier étage avec boosters pour nous lancer vers la perception du singulier, au loisir de chacun. Toute sa démarche et tous ses commentaires le montrent : c’est la Sagesse accessible à l’Homme, à tout homme, qu’il nous décrit en prenant la nature humaine dans toute sa généralité. Et s’il y a un alpha et un omega, c’est de relier toute chose – quelle qu’elle soit en détail , peu importe finalement comme déjà dit : la variété est comme une cerise sur le gâteau, accessible de façon confuse – à Dieu et au Mouvement. La rareté est tentante c’est sûr ; mais Spinoza dit bien partout que le Bien qu’il décrit est commun et potentiellement accessible à tous.
Spinoza a écrit :TTP1 : … les choses que nous savons par la lumière naturelle dépendent entièrement de la connaissance de Dieu et de ses éternels décrets ; mais comme cette connaissance naturelle, appuyée sur les communs fondements de la raison des hommes, leur est commune à tous, le vulgaire en fait moins de cas ; le vulgaire, en effet, court toujours aux choses rares et surnaturelles, et il dédaigne les dons que la nature a faits à tous. …
… comme la connaissance naturelle est commune à tous les hommes, elle a moins de prix à leurs yeux, ainsi que nous l’avons déjà expliqué …
TTP3 : … Dans un autre psaume (XXXIII, vers. 1) il est dit clairement que Dieu a donné à tous les hommes le même entendement : " Dieu qui forme leur cœur d’une même manière. " Or le cœur était chez les Hébreux, comme tout le monde le sait, le siège de l’âme et de l’entendement. Il est évident, par Job (chap. XXVIII, vers. 28), que Dieu a donné la même loi à tout le genre humain : savoir, la loi d’adorer Dieu et de s’abstenir des actions mauvaises, ou de faire le bien. …
TTP4 : … Le nom de loi, pris d’une manière absolue, signifie ce qui impose une manière d’agir fixe et déterminée à un individu quelconque, ou à tous les individus de la même espèce, ou seulement à quelques-uns. Cette loi dépend d’une nécessité naturelle, ou de la volonté des hommes : d’une nécessité naturelle, si elle résulte nécessairement de la nature même ou de la définition des choses ; de la volonté des hommes, si les hommes l’établissent pour la sécurité et la commodité de la vie, ou pour d’autres raisons semblables. Dans ce dernier cas, elle constitue proprement le droit. Par exemple, que tout corps qui choque un corps plus petit perde de son propre mouvement ce qu’il en communique à l’autre, voilà une loi universelle des corps qui résulte nécessairement de leur nature. De même encore, c’est une loi fondée sur la nécessité de la nature humaine, que le souvenir d’un certain objet rappelle à l’âme un objet semblable ou qu’elle a perçu en même temps que le premier. …
… Si nous considérons maintenant avec attention la nature de la loi divine naturelle, telle que nous l’avons définie tout à l’heure, nous reconnaîtrons : 1° qu’elle est universelle, c’est-à-dire commune à tous les hommes ; nous l’avons déduite en effet de la nature humaine prise dans sa généralité …
TTP5 : … Nous avons montré dans le chapitre précédent que la loi divine, cette loi qui nous rend vraiment heureux et nous enseigne la vie véritable, est commune à tous les hommes ; et comme nous l’avons déduite de la seule considération de la nature humaine, il faut reconnaître qu’elle est innée et comme gravée au fond de notre âme. …
TTP6 : …Nous avons en effet démontré dans notre chapitre II que les preuves prophétiques, c’est-à-dire les preuves tirées de la révélation, ne se fondent pas sur les notions universelles et communes à tous les hommes, mais sur les idées reçues, quoique absurdes, et sur les opinions de ceux qui reçoivent la révélation et que le Saint-Esprit veut convaincre …
TTP7 : … dans l’étude de la nature on commence par les choses les plus générales et qui sont communes à tous les objets de l’univers, c’est à savoir, le mouvement et le repos, leurs lois et leurs règles universelles que la nature observe toujours et par qui se manifeste sa perpétuelle action, descendant ensuite par degrés aux choses moins générales...
… les principes de la véritable piété, étant communs à tous, s’expriment dans les termes les plus familiers à tous, et il n’est rien de plus simple ni de plus facile à comprendre ; d’ailleurs, en quoi consiste le salut et la vraie béatitude, sinon dans la paix de l’âme ? Or l’âme ne trouve la paix que dans la claire intelligence des choses. …
bardamu a écrit :… c'est le 3e terme qui intègre la différence dans l'unité, qui fait une immutabilité vivante, tendue, sous pression, dynamique.
Ah le troisième genre… Voir ci-dessus sa vraie définition. Il consiste pour l’essentiel à rapporter, en conscience vive, tout quel qu’il soit, y compris soi-même, comme simple manifestation, temporaire en tant qu’étant en acte, de l’éternel Dieu en mouvement, voilà tout (mais c’est ce qui est rarissime comme fait.) C’est cela la claire intelligence des choses.
Serge
Connais-toi toi-même.