Le sentiment même de soi II

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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bardamu
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Messagepar bardamu » 09 nov. 2008, 22:07

Louisa a écrit :(...)
Mais je ne crois pas que le spinozisme soit un précurseur du postmodernisme, de l'adagio qui accorde à "chacun ses vérités". Sans doute le mot "objectif" était mal choisi, puisque justement, aussi bien le sujet que l'objet disparaissent quasiment entièrement du vocabulaire spinoziste. Peut-être aurait-il été mieux de parler d'intersubjectivité, et encore. (...)

Bonjour Louisa,
je vais préciser parce que ce n'était pas ce que je voulais dire.
Et dans le même temps, cela devrait aussi insister sur ce qui me différencie de Sescho dans l'approche du rapport entre différence et ressemblance des essences.

Il ne s'agit donc pas pour moi de dire "à chacun ses vérités" mais de dire que la vérité des choses ne se comprend que dans leurs ressemblances et différences.
Quand deux personnes produisent des idées d'après le texte de Spinoza, elles produiront des idées ayant une part commune et une part n'appartenant qu'à eux. Pour moi, comprendre en "spinoziste", c'est comprendre que dans le dialogue il faut comprendre les deux productions d'idées. Ce ne sera pas dans une disjonction basée sur une fiction de sujet ("à chacun ses vérités") ou dans un "accord intersubjectif" qui en serait la moyenne, le plus petit dénominateur commun, mais plutôt dans la composition "tendue" de toutes les idées adéquates qui découlent de la lecture de Spinoza.
Si après un travail évident, l'un et l'autre produisent une conception cohérente d'une pensée qu'ils attribuent à Spinoza, alors ces deux conceptions entrent dans la lignée d'un "effet Spinoza" même si elles divergent sur certains points.
Et il n'est pas plus évident de comprendre sa propre production que de comprendre celle de l'autre. Il est même parfois plus facile de comprendre l'autre parce que c'est une reproduction d'idées déjà vues alors que soi-même on est en train de produire du nouveau.

A mon sens, Serge a tendance à ramener la pensée sage, adéquate, au commun, à ce que tu appelais l'objectif ou l'intersubjectif.
sescho a écrit :(...)
L'erreur très répandue c'est de considérer que l'existence dans la durée des choses singulières implique qu'elles incarnent toujours une essence qui leur serait propre, toujours la même. C'est purement et simplement nier Spinoza. C'est confondre la durée avec l'éternité, l'existence avec l'essence. Or l'essence est éternelle, l'existence des choses singulières non ; l'essence est commune, les choses singulières sont multiples (même si de fait elles ne sont rigoureusement identiques, l'essentiel est le même), etc.

Mais ce que je lis là, c'est justement l'inverse de ce qui, pour moi, se produit réellement : les essences sont d'abord singulières et éternelles, chacune comme effet direct de la puissance de Dieu de produire une infinité de choses infiniment modifié (E1p16).

E5p23 scolie : notre esprit ne peut donc être dit durer et son existence ne peut se définir par un temps précis qu'en tant qu'il enveloppe l'existence actuelle du corps et ce n'est qu'en cela qu'il a la puissance de déterminer l'existence des choses par le temps et de les concevoir sous la durée.

L'essence éternelle et, simultanément, dans sa détermination en tant qu'actualité temporelle les idées qui la constitue dans la Pensée sont attribués à une production successive dans le temps. Pour une image géométrique : un cercle réel est éternel, et sa définition comme "figure tracée par une corde dont une extrémité est fixe et l'autre en mouvement" détermine la manière dont sera percevable sa production dans la durée, dans l'interaction.

Pour les hommes : on a l'essence d'un Spinoza, c'est-à-dire l'essence d'une chose ayant eu pour effet des écrits dits "de Spinoza". On a l'essence d'une Louisa, d'un Sescho, d'un Bardamu etc. dont les corps (et, espérons, les esprits...) ont pour effet des écrits sur ce forum. Les effets des essences de Louisa, Sescho etc. sont qualifiables temporellement parce que nous sommes en interaction, que notre auto-définition se produit actuellement notamment dans nos interactions présentes. Nous pouvons nous connaître par ces interactions et nous pouvons connaître une part de Spinoza par l'effet de ses écrits.

Tout cela est susceptible d'être pour nous à la fois temporel et éternel, éternel pour autant qu'on saura voir en nous-même l'affirmation d'essence(s) avec des interactions, chacune constituant son "cercle" propre, des "cercles" qui se touchent.
Chacun touche le Spinoza réel, celui qui était cause des écrits "de Spinoza", d'autant plus que le contact est grand avec ses idées réelles, et dans le même temps chacun d'entre-nous se touche puisqu'il est en contact avec la même chose.

Si on pense que le partage d'idées consiste en une fusion où s'annuleraient les singularités, on n'est pas pour moi en contact avec les idées de Spinoza. Le partage est dans le contact et le contact implique la différence, chacun touchant en même temps à des idées que les autres ne touchent pas (on n'a pas le même corps), même si on peut reproduire en soi une partie de ce que l'autre est, c'est-à-dire qu'on peut augmenter nos parties en contact, communes, se rapprocher.
Tout le monde est en contact avec l'idée de Dieu ou l'entendement infini, parce que chacun en est une composante. C'est cette composition infinie d'esprits qui compose l'entendement infini de Dieu, et c'est pour autant qu'un esprit aura de "personnalité", c'est-à-dire d'idées adéquates, actives, qu'il sera facile de l'identifier, de le nommer. Spinoza est identifiable parce qu'il s'est particulièrement affirmé, parce qu'il a été en contact avec des idées qui peuvent toucher un grand nombre de personnes et produire en eux de nombreux effets, imposer une forme à leur pensée.
Par exemple, ma forme est actuellement entre les écrits de Spinoza, Nietzsche, Deleuze, la physique quantique, Rammstein etc., tout ce qui me touche, produit des effets, détermine mes propres productions. Le jour où mon corps perdra le contact avec ces déterminations, que ce soit par la mort organique ou par une évolution intellectuelle, je ne me reconnaîtrais plus dans cette forme, ma puissance de penser s'éteindra ou se développera dans une autre sphère que je n'appellerais plus Bardamu.

Pour résumer : quitte à ce que se construise une identité, éventuellement désignable comme "Moi", elle se ferait par les déterminations nées des "ambiants", un contact à peu près stable avec d'autres essences ou leur expression par divers moyens de communication, et une vérité qui est non seulement l'épanouissement par des contacts intimes avec ce qui est commun à beaucoup mais aussi par ceux qui ne sont possibles qu'à l'être que la Nature a déterminé/détermine/déterminera en des lieux et place d'où se dit un "Moi".
Une vérité ni subjective, ni intersubjective mais pré-subjective dont le sujet est une construction, un effet d'autant plus réel qu'il s'affirme dans la connaissance de ses causes, dans le contact à ce qui le fait, c'est-à-dire dans l'extension/complexification de ses rapports au monde.

P.S. : il y a peut-être beaucoup de "moi" dans ce post, notamment dans une tentative de parler des choses avant le Sujet. A chacun de voir si il y trouve du Spinoza...

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Messagepar hokousai » 09 nov. 2008, 22:33

à Durtal

""""" je sais bien c'est pourquoi précisément je dis qu'on ne peut pas faire de ceci le critère de cela. """""""""


Je peux très bien faire du sentiment de l 'Ego une des causes de l'identification des évènements successifs à une histoire celle d'un individu qui est moi , histoire revendiquée donc comme personnelle.
Il y a une histoire rapportée à moi parce que j 'ai conscience de moi même à chaque moment de l' histoire . .
Il va de soi que si je n'était pas moi même à chaque moment de mon histoire ce ne serait pas mon histoire.
...........................................................................
Un amnésique est conscient d'être lui même mais n'a plus d' histoire personnelle . La mémoire lui manque ,donc la mémoire est l'une des causes de l'identification des évènements successifs à une histoire.

...........................................................................
Je ne vous parle d'aucun substrat substantiel permanent
.......................................................................

Il est vrai aussi que je ne m'intéresse ici qu'au point de vue de Spinoza.


et bien exercez votre capacité de critique .
Car prop 4/3 n'a rien d 'évident . Elle convient à expliquer les mécanismes d érosion mais pas la mort des organismes vivants .

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Messagepar sescho » 10 nov. 2008, 11:21

bardamu a écrit :... ce qui me différencie de Sescho dans l'approche du rapport entre différence et ressemblance des essences.

Déjà la formulation me pose un problème... ;-) Il ne s'agit pas de "ressemblance", il s'agit de la même essence, incarnée en commun par des choses singulières multiples.

En fait, selon moi, on fait (et j'ai fait) une incorrection de terminologie en disant qu'une chose singulière "a" une essence, et ce serait aussi le cas même si l'on disait que la chose singulière "est" une essence. Une chose singulière est une chose particulière en acte, autrement dit l'actualisation, la manifestation, dans le temps, différente à chaque instant, d'une essence éternelle, ou plutôt de l'essence éternelle qui est l'essence de Dieu en mouvement même, qui n'a aucun rapport au temps, ni à l'espace, ni au nombre.

C'est pourquoi Spinoza dit par exemple :

PM1Ch3 : ... non seulement l’existence des choses créées mais encore, ainsi que nous le démontrerons plus tard dans la deuxième partie avec la dernière évidence, leur essence et leur nature dépend du seul décret de Dieu. D’où il suit clairement que les choses créées n’ont d’elles-mêmes aucune nécessité : puisqu’elles n’ont d’elles-mêmes aucune essence et n’existent pas par elles-mêmes.

... cette sorte de nécessité qui est dans les choses créées par la force de leur cause peut être relative ou à leur essence ou à leur existence ; car, dans les choses créées, elles se distinguent l’une de l’autre. L’essence dépend des seules lois éternelles de la Nature, l’existence de la succession et de l’ordre des causes. ...

PM1Ch4 : ... De la division faite ci-dessus de l’Être en être dont l’essence enveloppe l’existence et être dont l’essence n’enveloppe qu’une existence possible, provient la distinction entre l’éternité et la durée. ...

En rappelant que les essences sont de l'ordre de l'éternité.

sescho a écrit :... ce qui, pour moi, se produit réellement : les essences sont d'abord singulières et éternelles, chacune comme effet direct de la puissance de Dieu de produire une infinité de choses infiniment modifié (E1p16).

Pour moi, voir les choses singulières en premier c'est renverser l'ordre requis pour philosopher (je ne remets pas les extraits, nous les avons déjà produits plusieurs fois : E2P10S par exemple.) Même les notions communes sont dites par Spinoza "immédiates", et ne supposent pas d'avoir identifié les choses singulières comme singulières (d'ailleurs, comme il le dit lui-même, si cela était, il ne se formerait tout simplement aucune idée de Dieu éternel et infini.) Pour comprendre Spinoza, me semble-t-il, il faut obligatoirement placer Dieu en premier et considérer toute chose à partir de là. Les choses singulières ne sont que des manifestations temporaires de Dieu, la puissance de Dieu en mouvement.

bardamu a écrit :... Nous pouvons nous connaître par ces interactions et nous pouvons connaître une part de Spinoza par l'effet de ses écrits.

Pour la première partie : pas bien, justement. Nous cherchons ce qui est clairement et distinctement "Moi". Spinoza dit : ceci est nos idées claires et distinctes, qui ne peuvent l'être en particulier qu'en plaçant en conscience Dieu en amont de tout, de fait (pas comme recollage a posteriori.) Et cela est commun à tous les hommes. Les circonstances particulières et la mémoire de celles-ci n'ont pas de part là-dedans (mais nous sommes bien en interdépendance permanente, c'est clair.) Maintenant, dans notre cheminement pour trouver le vrai Moi, les interactions sont utiles (ou nuisibles, c'est selon) pour évacuer les voiles de la fausse connaissance ; il n'y a pas de changement sans interaction (et ceci peut se faire avec un certain délai, la mémoire ayant son rôle de fait.) On ne peut progresser qu'à sa propre marge, et le relatif perd de sa force par des moyens qui se trouvent eux-mêmes dans le relatif, mais qui découvrent l'absolu. Il ne convient pour autant pas du tout de prendre le relatif pour de l'absolu, ce qui condamne au relatif.

Pour la seconde partie : si l'on comprend vraiment Spinoza, ce qui est au bout n'est pas l'essence de Spinoza, mais l'essence de l'homme réalisé, l'essence réalisée entièrement, pour la part accessible ainsi. Eternel et circonstanciel vu dans sa particularité (et non comme une expression parmi d'autres de la puissance divine) ont quelque chose d'incompatible pour l'homme. Le rapport au monde c'est d'abord et en tout premier lieu le rapport à Dieu.


Serge
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Messagepar Sinusix » 10 nov. 2008, 15:33

hokousai a écrit :A sinusix

Je distingue toujours le moi du cogito ( même s’il n’est pas exprimé ainsi )disons le moi conscience actuelle de lui même , du moi /sujet qui se reconnaîtrait comme ayant une histoire .
Dans le second cas un individu peut avoir une perte /amnésie totale de son histoire et en ce sens ne plus se connaître .
Mais pour le premier cas .Peut –on aussi avoir des cas pathologique de méconnaissance de soi même comme centre actuel ? J’ai bien du mal à imaginer cela .

Au sujet de l’essence il me semble que les deux instances du moi sont de ce qu’est l’ homme naturellement (en sa condition d’ homme ), je ne dis pas que cela définit suffisamment l’homme, je ne cherche d’ ailleurs pas une définition exhaustive et définitive de l’humain .
J’ essaie simplement de ne pas oublier deux instances évidentes et qu’on voudrait parfois faire passer pour secondaires . L’automate spirituel pouvant alors être défini sans Ego, sans conscience, sans histoire.
L’essence de Pierre (ce qu’est Pierre ) me semble constituée verticalement, c’est à dire selon des degrés de puissance d’exister,( et je dirais de durer ) de modifications uniques ( propre à Pierre et à son histoire personnelle ) et de modifications qui elles ressemblent (sans sans doute être absolument identiques ) à celle de Jean .( et les Ego sont de ces modifications là )

Pour être plus clair sur un exemple devenu du sens commun .Nous avons un programme génétique unique, le nôtre, mais deux programme génétique( le votre te le mien )se ressemblent quand même beaucoup sous divers aspects , suffisamment pour qu’ on parle d’essence d’espèce .


Il faut rendre compte ( du pt de vue spinoziste ) de ce que Spinoza dit :
selon l’ essence les hommes peuvent convenir mais dans l’ exister ils doivent différer ..(fin du scolie prop 27/1)………

…à vous, si le défi vous tente

A hokousai

Vous donnez vous-même une base de clarification du différend, qui néanmoins demeure comme la suite des interventions le prouve.

1/ Vous distinguez premièrement une constante chez l'homme, à savoir une conscience "instantanée" du moi. Nul ne peut vous contredire sur ce point dans la mesure où (patrimoine génétique aidant, donc "essence de genre" étant admise), l'homme est chose pensante. Autrement dit, à chaque instant, il a l'idée des idées de ses affections. Quel quels que soient donc les événements, pour autant que le corps de Pierre n'est pas cliniquement mort, il a conscience de soi.
2/ Mais cette conscience instantanée de "soi", d'une durée équivalente à celle du corps ainsi préservé, n'implique pas pour autant la construction identitaire d'un "moi", au sens où la question est ici débattue (autrement dit, à chaque instant de la vie de Pierre, rien ne conduit à la perception immédiate d'une sommation des instantanés de conscience antérieurs révélatrice d'une identité). Puisque tout est changement, seul l'entendement est susceptible de reconstruire une unité qui n'a lieu d'être, c'est-à-dire, d'une certaine manière, à fixer par un concept spécifique la particularité que prend le conatus chez la chose pensante qu'est l'homme.
Et il me semble bien que le processus à partir duquel s'opère cette construction relève d'un processus mémoriel, à preuve l'incidence de la perte de la mémoire. Comme tout processus mémoriel, il a deux composantes, consciente (et sur ce plan certainement historiquement socialement déterminée) et inconsciente (voir les expériences neurologiques concernant l'importance du rêve dans la préservation de la continuité de l'identité).
Enfin, puisque vous faîtes référence au patrimoine génétique, n'oublions pas la grande particularité, révolutionnaire, de l'espèce humaine, selon laquelle la transmission intergénérationnelle et la construction de "soi" ne sont que partiellement basées sur le patrimoine génétique. Si ce dernier enveloppe bien évidemment l'ensemble des possibles de chacun (au sens où le nécessaire inclut l'ensemble des événementspossibles), il ne faut pas oublier que la connectique du cerveau, par exemple, dépend de l'histoire de chaque individu, et n'est donc pas prédéterminée (on pourrait étendre ce type d'exemple à d'autres particularités comportementales de la nature humaine, sportive ou artistique).
L'essence de genre de l'homme ouvre donc, par construction génétique, deux champs de variables :
a) les variables génétiques stricto sensu, lesquelles vont certainement distinguer, outre le reste, le cerveau de Sinusix de celui de Hokousai ;
b) les variables sociétales qui vont réduire ou aggraver le différentiel génétique selon les histoires de chacun, vont amener l'un à faire de la philosophie et l'autre de la pâte à modeler, donc à construire un moi que rien n'avait prédéterminé, au contraire de celui de la fourmi (s'il existe une subjectivité de la fourmi).
Bien sûr, le résultat de tout ceci est en Dieu, et le tout peut être, a posteriori, reconstruit comme une chaîne nécessaire par un entendement infini. Mais pour ce qui concerne chaque intéressé, puisque vous parlez de défi, je pose la question : qui des lecteurs du forum pourrait assurer que son "moi" reconstitué dont il a "conscience" dans la durée est le "moi" qui correspondrait à une essence clairement circonscrite.
Non, c'est bien parce que l'essence individuelle change, comme tout le reste, et que, d'une certaine manière, l'homme (reste un possible circonscrit à l'intérieur de la circonférence de ses prédéterminations comme dirait R. Debray) peut canaliser ce changement par la connaissance et l'échange avec les autres, qu'un "progrès" est possible qu'il ne suffit plus d'attendre des mutations génétiques, lesquelles en l'occurrence n'avaient et n'ont rien à faire du progrès puisque la nature n'est pas finaliste.
La philosophie Spinoziste ne m'intéresse que parce qu'elle me permet cette lecture progressiste de la dialectique qu'elle renferme. Au contraire, des essences invariables renverraient à un déterminisme implacable, à une lecture du monde qui serait plutôt celle de Sade que de Spinoza.
Amicalement

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Messagepar hokousai » 10 nov. 2008, 21:59

A Sinusix

Non, c'est bien parce que l'essence individuelle change,


Et les essences de genre ou d'espèce !! ne changent elles pas ?
Quid de l’évolution des espèces ?

Vous allez vous heurter à bien des passages de Spinoza où il dit que les essences sont des vérités éternelles .
Dire qu'elles sont des vérités éternelles ce n'est pas dire stricto sensu qu'elles ne changent pas , certes, mais ce n'en est pas loin , ainsi Serge vous parlera d 'essences éternelles qui ne changent pas .

Le fond de ma pensée : je ne crois à aucune essence qui ne change pas .Je n’aime pas ce concept d’essence, je lui préfère processus (procès ou tout ce qui indique une activité ) et composition de processus .

Toute la question est dans la ressemblance des processus non identiques .Est- ce qu’une ressemblance peut exister sans similitude ? C’est toute la question philosophique.
De mon point de vue elle est insoluble dans la logique du tiers exclu.

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Messagepar bardamu » 10 nov. 2008, 23:50

sescho a écrit :(...)
Déjà la formulation me pose un problème... ;-) Il ne s'agit pas de "ressemblance", il s'agit de la même essence, incarnée en commun par des choses singulières multiples.
(...)
Pour moi, voir les choses singulières en premier c'est renverser l'ordre requis pour philosopher (je ne remets pas les extraits, nous les avons déjà produits plusieurs fois : E2P10S par exemple.) Même les notions communes sont dites par Spinoza "immédiates", et ne supposent pas d'avoir identifié les choses singulières comme singulières (d'ailleurs, comme il le dit lui-même, si cela était, il ne se formerait tout simplement aucune idée de Dieu éternel et infini.)

Bonjour Serge,
je crois qu'on a là toute la différence dans nos lectures.

Pour ma part, je pars essentiellement de E1p16.

E1p16 est utilisé pour montrer :
> que Dieu est cause de l'essence de toute chose (E1p25 scolie),
> que la puissance de Dieu est l'essence même de Dieu (E1p34),
> qu'il est de la nature de la raison de percevoir les choses sous la forme de l'éternité (E2p44 coroll. 2),
> que toute idée d'un corps ou d'une chose particulière existant en acte (pas du point de vue de la durée) enveloppe l'essence éternelle et infinie de Dieu (E2p45),
> que "Cet être éternel et infini que nous nommons Dieu ou nature agit comme il existe, avec une égale nécessité. La nécessité qui le fait être est la même qui le fait agir" (E4 préface),
> qu'il est impossible que l'homme ne soit pas soumis aux affections (E4p4),
> et enfin qu'il y a nécessairement en Dieu une idée qui exprime l'essence de tel ou tel corps humain sous le caractère de l'éternité (E5p22) d'où découle la connaissance sub specie aeternitatis par E5p23 et E5p29.

Cette "infinité de choses infiniment modifiées" dont parle E1p16 découle directement de la nature de Dieu comme être à la réalité, aux réalités, infinie(s). Il y a une infinité de réalité parce qu'il y a une infinité d'attributs, et d'attributs infiniment "modulés". L'unité divine est une unité de composition du multiple, une unité synthétique immanente.
Que les choses n'aient pas d'essence par elles-mêmes n'implique pas qu'elles n'aient pas d'essence puisqu'il y a en Dieu une idée qui exprime l'essence de tel ou tel corps humain sub specie aeternitatis, cela signifie seulement que ces essences sont impliquées dans une production immanente infinie, que le fini ne se dit que dans l'infini.

Je dirais que si le 2nd genre de connaissance produit ces idées de commun qui pourraient ensuite être prise comme valant pour elle-même, si par le 2nd genre on peut avoir l'idée d'une Sagesse commune s'incarnant ici ou là et réduisant ces incarnations à peu de chose, dans le 3e genre on a au contraire la perception d'une synthèse qui ne les réduit pas, qui fait de chacune d'elle l'expression d'une même chose qui n'est pas une propriété commune mais qui est une puissance d'être devant nécessairement s'exprimer en singularités, en réalité(s), que "Cet être éternel et infini que nous nommons Dieu ou nature agit comme il existe, avec une égale nécessité. La nécessité qui le fait être est la même qui le fait agir", en attributs infiniment modifiés.

Chez Spinoza, je ne vois pas de réduction du singulier : il y a des choses, des choses singulières incarnées dans leur singularité, avec leur essence, et des rapports qui sont fait entre elles pour déterminer des sortes d'essences communes. Des êtres particuliers et une détermination selon leur proximité comme "humains" et dans l'"humain" certains comme "sages". C'est pour cela que Spinoza présente un modèle (exemplar) de sage à partir duquel il pourra utiliser le langage commun du bon et du mauvais (du beau et du laid si il s'agissait d'esthétique).
Cet exemplar est pour moi essentiellement pédagogique, uniquement destiné à communiquer ce que Spinoza s'estimait à peu près être, c'est-à-dire un être ayant suivi une voie qui le menait vers la Béatitude.

On peut certes dire que Spinoza incarne la Sagesse mais c'est après avoir défini cette Sagesse selon le cas particulier de Spinoza (et éventuellement à partir d'autres personnes jugées sages). En d'autres termes, si il n'y avait pas des êtres singuliers, il n'y aurait pas de communauté, s'il n'y avait pas 2 choses, il n'y aurait pas de relations conditionnant l'idée même de commun.

Mais le 3e genre de connaissance est renvoyé à E1p16 par E5p22, il est renvoyé à cette compréhension d'une nature qui s'exprime en réalité(s) éternelle(s) dans une synthèse vivante, tendue. Il y a durée parce qu'il y a tension entre les choses, que le futur tire ou presse le présent pour que puisse s'exprimer une infinie puissance.
sescho a écrit : Pour comprendre Spinoza, me semble-t-il, il faut obligatoirement placer Dieu en premier et considérer toute chose à partir de là. Les choses singulières ne sont que des manifestations temporaires de Dieu, la puissance de Dieu en mouvement.

Je ne fais pas autre chose que placer Dieu en premier, seulement ce Dieu est pour moi une infinité d'attributs infiniment modifiés, c'est-à-dire qu'il implique de manière nécessaire et immanente un ordre de choses diverses, de réalités, d'où découle l'apparence temporelle (et spatiale).

Pour passer de la perception des affections mouvantes à l'éternité immuable sans pour autant couper Dieu en deux (une transcendance substantielle immuable s'incarnant dans la durée), je vois comme moyen de concevoir la substance comme une sorte de tissu événementiel tendu. Ce qui est déplacement selon la durée est dans l'éternité tension entre chose présente et chose future.
Le rapport unité/différence, communauté/singularité n'est pas dans une disjonction correspondant à éternel/temporel, c'est à la fois que les rapports d'unité/différence peuvent être vu soit selon l'éternité soit selon la temporalité.

Et plus la perception sera subtile, plus on verra de choses. Le commun est du singulier "grossier", un manque de discernement d'où on produit des idées avec lesquelles il y a d'autant plus accord que "tout-le-monde" pense comme ça (le "bon sens" cartésien). Mais la pensée est d'autant plus adéquate qu'elle voit plus de choses, qu'elle dépasse ce que "tout-le-monde" voit.
Certes il est plus facile de communiquer le commun et donc de prétendre à une idée claire puisque chacun s'accordera à la dire claire. Mais il est parfois plus réjouissant de tomber sur une idée rare quitte à ne pouvoir la partager qu'avec quelques-uns voire à ne pas pouvoir la partager, même avec soi-même, c'est-à-dire à ne pas pouvoir se la dire, à savoir qu'on sait sans trouver les mots ou les images l'exprimant (quoique, ça peut aussi être frustrant de ne pas parvenir à partager...).
sescho a écrit : si l'on comprend vraiment Spinoza, ce qui est au bout n'est pas l'essence de Spinoza, mais l'essence de l'homme réalisé, l'essence réalisée entièrement, pour la part accessible ainsi.
Eternel et circonstanciel vu dans sa particularité (et non comme une expression parmi d'autres de la puissance divine) ont quelque chose d'incompatible pour l'homme. Le rapport au monde c'est d'abord et en tout premier lieu le rapport à Dieu.

Justement, le circonstanciel peut aussi être vu comme expression de la puissance divine, et il n'y a plus d'incompatibilité à vivre dans le temps et dans l'éternité. Le rapport à Dieu, à la réalité-réalités, est alors ce qui peut se distribuer entre soi et les choses, c'est le 3e terme qui intègre la différence dans l'unité, qui fait une immutabilité vivante, tendue, sous pression, dynamique.

L'"essence de l'homme réalisé" qu'est-ce que c'est ?
Cela peut être l'homme tel que le définit Spinoza à partir de sa propre expérience, selon son exemplar. Mais qui définira ce qu'est ta réalisation ou la mienne ? Quel exemple a-t-on à proposer ? Faut-il faire ce qu'a dit Spinoza et coller à son "homme" ou faire ce qu'il a fait et construire sa propre nature ?

Et pour tenter de recoller au sujet, je dirais que se construire un "Moi" qui ne soit pas trop loin d'une essence, c'est se concevoir dans cette tension passé-futur, moi-autre, dans une unité liée par la pression de l'autre, la tension à l'autre, y compris cet autre que j'étais et que je serais.
Il y a stabilité et béatitude parce que chaque affection subie ou produite est intégrée dans cette compréhension qu'une puissance infinie nous/se forme nécessairement dans ces rapports vécus, dans ces événements multiples. Il ne s'agit plus d'incarner des essences éternelles toujours-déjà faites, un homme défini a priori, il s'agit de vivre dans la conscience que la chair qui se fait et se défait est une nécessité éternelle pour une puissance infinie aux réalités infinies, pour l'essence de Dieu ou la Nature, que l'homme se définira en se faisant, comme il se doit en un Dieu qui agit comme il est. Il y a une infinité d'essences singulières parce que sans ça il manquerait quelque chose à Dieu, au principe même d'une absolue réalité.

P.S. : aïe, la logorrhée me guette, faudra que je fasse plus court...

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Messagepar sescho » 11 nov. 2008, 14:46

bardamu a écrit :Pour ma part, je pars essentiellement de E1p16. ...

Comme tu t'en doutes, je n'ai pas de problème avec E1P16 et les autres. Oui la richesse de Dieu en mouvement est infinie. Oui on peut voir avec raison, et la meilleure, tout sous l'aspect de l'éternité. Voir tout sous l'aspect de l'éternité, c'est prendre en considération que toute chose découle d'une chose éternelle, savoir la substance et ses modes infinis et sempiternels associés dans le parallélisme : le Mouvement et l'Entendement infini (ou Idée de Dieu ; chaque essence est de son essence, en fait, et Dieu à l'idée de son essence, Idée de Dieu.) C'est voir que tout se produit dans les dimensions de l'existence par les lois éternelles de la nature divine (les lois du Mouvement, en particulier.)

Spinoza a écrit :PM2Ch12 : … un philosophe ne cherche pas ce que la souveraine puissance de Dieu peut faire ; il juge de la Nature des choses par les lois que Dieu a établies en elles ; il juge donc que cela est fixe et constant, dont la fixité et la constance se concluent de ces lois ; sans nier que Dieu puisse changer ces lois et tout le reste. Pour cette raison, quand nous parlons de l’âme, nous ne cherchons pas ce que Dieu peut faire, mais seulement ce qui suit des lois de la Nature.


bardamu a écrit :Que les choses n'aient pas d'essence par elles-mêmes n'implique pas qu'elles n'aient pas d'essence puisqu'il y a en Dieu une idée qui exprime l'essence de tel ou tel corps humain sub specie aeternitatis, cela signifie seulement que ces essences sont impliquées dans une production immanente infinie, que le fini ne se dit que dans l'infini.

Les choses singulières (particulières en acte) n'ont pas de permanence dans le principe ; ce sont des phénomènes œuvre du Mouvement ; "leur" essence est éternelle à chaque instant parce que le Mouvement est éternel (ou sempiternel dans l'Etendue éternelle) et qu'elles sont contenues dans son essence, de laquelle suit tout ce que sa nature peut produire. Les choses singulières n'ont pas d'être propre mais un être en Dieu, qui est tout être, c'est pourquoi je mets "leur" entre guillemets : leurs essences ne leur appartiennent pas du tout. Elles sont une fenêtre d’existence qui se promène sur le champ éternel des essences. Mais oui, toutes les essences sont bien en Dieu, puisque c'est son essence même. Il ne faut pas confondre cet ordre de chose avec celui de l'existence : l'existence est selon le temps et donc l'impermanence et l'interdépendance, et le nombre. C'est un contre-sens parfait de parler d'éternité à partir d'une considération de durée. Soit c'est l'un, soit c'est l'autre. Les choses singulières ne possèdent aucune essence : elles en expriment forcément une (différente) en acte à chaque instant, c'est tout.

Spinoza a écrit :PM1Ch4 : De la division faite ci-dessus de l’Être en être dont l’essence enveloppe l’existence et être dont l’essence n’enveloppe qu’une existence possible, provient la distinction entre l’éternité et la durée. Nous parlerons ci-après plus amplement de l’éternité.

Ce qu’est l’éternité. – Ici nous dirons seulement qu’elle est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence infinie de Dieu.

Ce qu’est la durée. – Elle est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence des choses créées en tant qu’elles persévèrent dans leur existence actuelle. D’où il suit clairement qu’entre la durée et l’existence totale d’une chose quelconque il n’y a qu’une distinction de Raison. Autant l’on retranche à la durée d’une chose, autant on retranche nécessairement à son existence. ...


bardamu a écrit :Je dirais que si le 2nd genre de connaissance produit ces idées de commun qui pourraient ensuite être prise comme valant pour elle-même, si par le 2nd genre on peut avoir l'idée d'une Sagesse commune s'incarnant ici ou là et réduisant ces incarnations à peu de chose, dans le 3e genre on a au contraire la perception d'une synthèse qui ne les réduit pas, qui fait de chacune d'elle l'expression d'une même chose qui n'est pas une propriété commune mais qui est une puissance d'être devant nécessairement s'exprimer en singularités, en réalité(s), que "Cet être éternel et infini que nous nommons Dieu ou nature agit comme il existe, avec une égale nécessité. La nécessité qui le fait être est la même qui le fait agir", en attributs infiniment modifiés.

La sagesse commune peu de chose ? Elle, infiniment précieuse et pourtant rarissime ? Ce n'est pas du tout mon point de vue (ni du tout celui de Spinoza à mon point de vue.) J'ajoute que l'essence de genre Homme est quand-même pour moi de toute évidence l'essentiel de chaque homme (et je préfèrerais sans la moindre hésitation infiniment être un homme sage identique aux plus grands sages historiques, qu'un cheval – malgré sa majesté – dans toute sa particularité...)

Sur la connaissance du troisième genre, je ne voudrais pas qu’on balaye d’un mot ce qui pour moi a été prouvé et sur-prouvé par une grande quantité d’extraits, un travail significatif et de nombreux débats sur ce forum : elle porte sur les mêmes « choses » que le deuxième genre, mais vues instantanément, intuitivement, dans le monde réel (autrement dit, assez indifféremment dans toutes les circonstances réelles.) C’est tout-à-fait explicite chez Spinoza, l’exemple (triple) de la proportion étant déjà parfaitement clair par lui-même. Les extraits sont rassemblés ici.

Je rappelle par ailleurs qu’il est dit par Spinoza qu’elle « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses. » Le tout en une seule intuition. Ce « procède » exclut de ne voir que les choses singulières dans leur singularités, puis de les rattacher à Dieu ensuite, par extension (car quelle que soit la tournure de phrase, c’est pour moi ce à quoi se résume ta position.) L’ordre logique de l’entendement est aussi l’ordre des choses : il s’agit de voir d’abord Dieu comme ayant une infinité d’attributs, puis par exemple l’Etendue sans forme, puis le Mouvement, puis la chose singulière, le corps, comme effet du Mouvement dans l’Etendue. Il faut voir dans cet ordre et sans rien oublier, le tout dans un seul mouvement. C’est cette vue seulement qui dit ce que sont réellement les choses singulières, qu’elles ne sont nullement en soi mais en Dieu, n’incarnent pas la même essence au cours du temps (l’essence étant en Dieu, la chose singulière dans l’existence temporelle), etc.

Mais pas de problème pour le reste : la variété infinie des choses naturelles est l’effet de la puissance et donc de la richesse de Dieu, en tant qu’on le considère comme modifié. Mais si Dieu n’était que modifié, le terme de modifié n’aurait plus aucun sens... Vouloir tout singulariser comme étant l’alpha et l’omega de l’être, c’est une énorme erreur, le contraire presqu’absolu de ce que dit Spinoza. Il y a une infinité de choses par la nature du mouvement, mais l’éternité est quand-même toujours dans l’éternel : la Nature en Mouvement. Dans ce cadre, une vague est bien plus proche d’une autre vague qu’elle n’en diffère. En nature elles sont pour la plus grande part indistinctes (et je ne sors pas l’indiscernabilité quantique…)

bardamu a écrit :… Cet exemplar est pour moi essentiellement pédagogique, uniquement destiné à communiquer ce que Spinoza s'estimait à peu près être, c'est-à-dire un être ayant suivi une voie qui le menait vers la Béatitude.

Ceci n’est pas un exemple (ce n’est qu’une homonymie) au sens d’une illustration parmi d’autres, mais un exemple au sens d’un idéal-guide, qui entre dans la nature de tout homme et représente l’idéal de perfection de tout homme. Je pense que le contexte du texte le montre clairement.

bardamu a écrit :On peut certes dire que Spinoza incarne la Sagesse mais c'est après avoir défini cette Sagesse selon le cas particulier de Spinoza (et éventuellement à partir d'autres personnes jugées sages). En d'autres termes, si il n'y avait pas des êtres singuliers, il n'y aurait pas de communauté, s'il n'y avait pas 2 choses, il n'y aurait pas de relations conditionnant l'idée même de commun.

Pas du tout, selon moi. Il y a commun d’abord, particularité ensuite, pas l’inverse. Spinoza montre bien en plusieurs endroits qu’il considère que s’il y a un certain nombre d’individus ayant la même essence c’est précisément une preuve que le mode fini ne peut recevoir l’existence avec l’essence (l’existence pouvant être multiple, avec une essence unique, pour l’essentiel.) Et ce n’est pas « la sagesse de Spinoza », c’est la Sagesse, déduite de la considération de la nature humaine prise dans toute sa généralité.

bardamu a écrit :Je ne fais pas autre chose que placer Dieu en premier, seulement ce Dieu est pour moi une infinité d'attributs infiniment modifiés, c'est-à-dire qu'il implique de manière nécessaire et immanente un ordre de choses diverses, de réalités, d'où découle l'apparence temporelle (et spatiale).

Dieu, c’est d’abord les attributs non modifiés, puis les modes infinis (ou principes des modes finis) ; le Mouvement par exemple, puis les modes finis en acte, dont l’existence en propre est impermanente et soumise à l’interdépendance. Pas de raccourci autorisé ! ;-)

bardamu a écrit :Pour passer de la perception des affections mouvantes à l'éternité immuable sans pour autant couper Dieu en deux (une transcendance substantielle immuable s'incarnant dans la durée), je vois comme moyen de concevoir la substance comme une sorte de tissu événementiel tendu. Ce qui est déplacement selon la durée est dans l'éternité tension entre chose présente et chose future.

Il ne s’agit pas de couper en deux. Il s’agit de voir la Nature éternelle dans le monde changeant : c’est transversal, ou plutôt c’est essentiel. La même chose vue différemment et plus profondément. Et ceci seulement au niveau des modes finis, pour lesquels l’existence se distingue de l’essence. Car pour la chose éternelle, existence – qui est toute existence – et essence, c’est la même chose (car elle n’est pas elle-même soumise au temps ; celui-ci est une propriété du Mouvement.) La chose future n’est rien dans le présent. Seul existe le présent et les lois de la Nature qui règlent l’évolution du présent (ce terme étant temporel et donc marquant l’existence de choses finies en acte.)

bardamu a écrit :Et plus la perception sera subtile, plus on verra de choses. Le commun est du singulier "grossier", un manque de discernement d'où on produit des idées avec lesquelles il y a d'autant plus accord que "tout-le-monde" pense comme ça (le "bon sens" cartésien).

Non le commun est l’essentiel de l’essence. Le reste, c’est le détail. J’ajoute qu’il faut aussi se préoccuper de ce qu’on peut voir clairement et distinctement, et uniquement de cela, à moins de préférer l’imagination.

bardamu a écrit :Mais la pensée est d'autant plus adéquate qu'elle voit plus de choses, qu'elle dépasse ce que "tout-le-monde" voit.

Certes, mais ce que tout le monde voit c’est la singularité. Et voir la singularité, c’est aussi voir le changement : que tout change tout le temps tant soit peu (sauf éventuellement soi-même, par l'effet de l'ego confus.) Ce que très peu voient en revanche c’est que le singulier est la manifestation de la Nature éternelle (qui ne change donc pas), qui seule au fond est éternelle. La seule chose immuable, la seule qu’on peut dire assurément réelle pour cela, c’est la Nature en mouvement, l’être en soi et selon le mouvement. Dans ce cadre, il n’y a plus vraiment de singularité ; la singularité se voit toujours, quelle qu’elle soit – cela importe relativement peu finalement – comme de la Nature en mouvement, éternelle.

Non plus, Spinoza n’a pas traité du « facile à voir » et du « grossier » comme un premier étage avec boosters pour nous lancer vers la perception du singulier, au loisir de chacun. Toute sa démarche et tous ses commentaires le montrent : c’est la Sagesse accessible à l’Homme, à tout homme, qu’il nous décrit en prenant la nature humaine dans toute sa généralité. Et s’il y a un alpha et un omega, c’est de relier toute chose – quelle qu’elle soit en détail , peu importe finalement comme déjà dit : la variété est comme une cerise sur le gâteau, accessible de façon confuse – à Dieu et au Mouvement. La rareté est tentante c’est sûr ; mais Spinoza dit bien partout que le Bien qu’il décrit est commun et potentiellement accessible à tous.

Spinoza a écrit :TTP1 : … les choses que nous savons par la lumière naturelle dépendent entièrement de la connaissance de Dieu et de ses éternels décrets ; mais comme cette connaissance naturelle, appuyée sur les communs fondements de la raison des hommes, leur est commune à tous, le vulgaire en fait moins de cas ; le vulgaire, en effet, court toujours aux choses rares et surnaturelles, et il dédaigne les dons que la nature a faits à tous. …

… comme la connaissance naturelle est commune à tous les hommes, elle a moins de prix à leurs yeux, ainsi que nous l’avons déjà expliqué …

TTP3 : … Dans un autre psaume (XXXIII, vers. 1) il est dit clairement que Dieu a donné à tous les hommes le même entendement : " Dieu qui forme leur cœur d’une même manière. " Or le cœur était chez les Hébreux, comme tout le monde le sait, le siège de l’âme et de l’entendement. Il est évident, par Job (chap. XXVIII, vers. 28), que Dieu a donné la même loi à tout le genre humain : savoir, la loi d’adorer Dieu et de s’abstenir des actions mauvaises, ou de faire le bien. …

TTP4 : … Le nom de loi, pris d’une manière absolue, signifie ce qui impose une manière d’agir fixe et déterminée à un individu quelconque, ou à tous les individus de la même espèce, ou seulement à quelques-uns. Cette loi dépend d’une nécessité naturelle, ou de la volonté des hommes : d’une nécessité naturelle, si elle résulte nécessairement de la nature même ou de la définition des choses ; de la volonté des hommes, si les hommes l’établissent pour la sécurité et la commodité de la vie, ou pour d’autres raisons semblables. Dans ce dernier cas, elle constitue proprement le droit. Par exemple, que tout corps qui choque un corps plus petit perde de son propre mouvement ce qu’il en communique à l’autre, voilà une loi universelle des corps qui résulte nécessairement de leur nature. De même encore, c’est une loi fondée sur la nécessité de la nature humaine, que le souvenir d’un certain objet rappelle à l’âme un objet semblable ou qu’elle a perçu en même temps que le premier. …

… Si nous considérons maintenant avec attention la nature de la loi divine naturelle, telle que nous l’avons définie tout à l’heure, nous reconnaîtrons : 1° qu’elle est universelle, c’est-à-dire commune à tous les hommes ; nous l’avons déduite en effet de la nature humaine prise dans sa généralité …

TTP5 : … Nous avons montré dans le chapitre précédent que la loi divine, cette loi qui nous rend vraiment heureux et nous enseigne la vie véritable, est commune à tous les hommes ; et comme nous l’avons déduite de la seule considération de la nature humaine, il faut reconnaître qu’elle est innée et comme gravée au fond de notre âme. …

TTP6 : …Nous avons en effet démontré dans notre chapitre II que les preuves prophétiques, c’est-à-dire les preuves tirées de la révélation, ne se fondent pas sur les notions universelles et communes à tous les hommes, mais sur les idées reçues, quoique absurdes, et sur les opinions de ceux qui reçoivent la révélation et que le Saint-Esprit veut convaincre …

TTP7 : … dans l’étude de la nature on commence par les choses les plus générales et qui sont communes à tous les objets de l’univers, c’est à savoir, le mouvement et le repos, leurs lois et leurs règles universelles que la nature observe toujours et par qui se manifeste sa perpétuelle action, descendant ensuite par degrés aux choses moins générales...

… les principes de la véritable piété, étant communs à tous, s’expriment dans les termes les plus familiers à tous, et il n’est rien de plus simple ni de plus facile à comprendre ; d’ailleurs, en quoi consiste le salut et la vraie béatitude, sinon dans la paix de l’âme ? Or l’âme ne trouve la paix que dans la claire intelligence des choses. …


bardamu a écrit :… c'est le 3e terme qui intègre la différence dans l'unité, qui fait une immutabilité vivante, tendue, sous pression, dynamique.

Ah le troisième genre… Voir ci-dessus sa vraie définition. Il consiste pour l’essentiel à rapporter, en conscience vive, tout quel qu’il soit, y compris soi-même, comme simple manifestation, temporaire en tant qu’étant en acte, de l’éternel Dieu en mouvement, voilà tout (mais c’est ce qui est rarissime comme fait.) C’est cela la claire intelligence des choses.


Serge
Modifié en dernier par sescho le 11 nov. 2008, 19:15, modifié 4 fois.
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Messagepar Sinusix » 11 nov. 2008, 17:01

hokousai a écrit :A Sinusix

Non, c'est bien parce que l'essence individuelle change,


Et les essences de genre ou d'espèce !! ne changent elles pas ?
Quid de l’évolution des espèces ?

Vous allez vous heurter à bien des passages de Spinoza où il dit que les essences sont des vérités éternelles .
Dire qu'elles sont des vérités éternelles ce n'est pas dire stricto sensu qu'elles ne changent pas , certes, mais ce n'en est pas loin , ainsi Serge vous parlera d 'essences éternelles qui ne changent pas .

Le fond de ma pensée : je ne crois à aucune essence qui ne change pas .Je n’aime pas ce concept d’essence, je lui préfère processus (procès ou tout ce qui indique une activité ) et composition de processus .

Toute la question est dans la ressemblance des processus non identiques .Est- ce qu’une ressemblance peut exister sans similitude ? C’est toute la question philosophique.
De mon point de vue elle est insoluble dans la logique du tiers exclu.

A hokousai
Votre réponse nous permet de quitter un instant la battologie que laisse prospérer le présent thème, image sur le forum du scolie I de E2P40.
Je ne crois pas plus que vous à une essence qui ne changerait pas (sous réserve des essences des seuls invariants : les objets mathématiques, et, bien entendu, de l'invariant infini fondamental = essence de Dieu, partiellement accessible, pour l'entendement humain, par ses "lois de développement nécessaire"), ce qui ne me paraît pas devoir m'éloigner de la pensée de Spinoza, lequel me paraîtrait plutôt devoir classer "l'essence", selon la terminologie de l'Ecole qui sert ici sur le forum souvent de référence en arrière plan, parmi les Universaux, autrement dit comme un néant.
Si j'ai bien compris la démonstration, lumineuse à ce titre pour moi, de Bardamu, cela ne me paraît pas devoir contredire le caractère de vérité éternelle du mécanisme "essentiel" du développement, puisque ce mécanisme "découle d'une chose éternelle, savoir la substance et ses modes infinis et sempiternels associés dans le parallélisme".
En incidente de vos remarques, je persiste à dire que le tiers exclu est un fondement Spinoziste. En effet, il n'existe que deux sortes de choses, celles qui sont en soi et celles qui sont en un autre. Ensuite, E1P28 ne laisse place à aucune ambiguïté.
En évoquant au passage le problème de l'évolution des espèces, vous mettez le doigt sur le lancinant problème de "l'historicité" d'un système philosophique et de la "menace partielle" que peut présenter l'évolution des connaissances sur la portée de certains concepts et constructions. En l'occurrence, le dommage collatéral pourrait ici être catastrophique dans la mesure où la philosophie Spinoziste exclut l'incompréhensibilité de Dieu et l'incommensurabilité des entendements divins et humains.
On pourrait par exemple s'interroger, d'après la forme, sur le fond de ce passage du Scolie II de E1P8 : "Car ceux qui ignorent les vraies causes des choses confondent tout, et c'est sans répugnance d'esprit qu'ils forgent des arbres parlant tout autant que des hommes, et des hommes formés de pierres tout autant que de la semence, et imaginent que n'importe quelles formes se changent en n'importent quelles autres". Comment Spinoza aurait-il rédigé cette phrase s'il avait su que "l'homme descend du singe, lequel descend du lémurien, lequel etc. à l'infini", autrement dit que E1P28 ne s'applique pas seulement à l'ontogenèse mais également à la phylogenèse.
Naïveté peut-être de ma part à la lecture de l'Ethique : je crois qu'il n'aurait pas été perturbé ; je crois même au contraire qu'il aurait trouvé là matière à renforcer encore, s'il était besoin, ses convictions.
A ce stade donc, s'il faut trouver une question philosophique, je ne la mettrais pas sur l'appel distinctif que vous faîtes, qui me paraît relever de la définition de choses et des limites du Corps humain, lequel "n'est capable de former en soi de manière distincte qu'un nombre précis d'images à la fois".
Non, je suis plutôt troublé par l'impact de la vision phylogénétique sur le fonctionnement du parallélisme (et nous en revenons à une discussion de début de ce fil avec Louisa sur le "saut technologique" que représente l'Esprit humain et l'avantage compétitif), à savoir la révolution que constitue la "singularisation" des choses pensantes, autrement dit le fait, pour certaines choses singulières, d'avoir accès aux idées qui n'étaient qu'en Dieu, autrement dit la distinction entre l'universalité et l'éternité de l'intelligible, face à l'historicité et à la localisation étroite des choses pensantes (sauf bien sûr pour certains à verser dans l'animisme généralisé qui peut permettre effectivement de croire faire la jointure).
Autrement dit encore, le phénomène "d'accumulation de réalité" que l'on constate dans les choses singulières (sans aucun finalisme, je précise) est-il, du fait du parallélisme et par le même phénomène aggrégatif qui lui est isomorphe, déclencheur, à partir d'un "certain seuil", de la faculté de penser.
Nous ne résoudrons bien entendu pas ce problème sur le forum, sinon c'est le Nobel collectif assuré.
PS : pour ceux qu'intéresse la confrontation de la Philosophie Spinoziste avec la science actuelle du cerveau, je rappelle le site Canadien déjà cité : "Le cerveau à tous les niveaux".
Il y a par exemple, sur le thème "émergence de la conscience", au niveau organisation sociale et en niveau "avancé" un remarquable schéma illustratif d'un parallélisme en acte.

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Messagepar Sinusix » 11 nov. 2008, 17:15

sescho a écrit :
bardamu a écrit :… c'est le 3e terme qui intègre la différence dans l'unité, qui fait une immutabilité vivante, tendue, sous pression, dynamique.

Ah le troisième genre… Voir ci-dessus sa vraie définition. Il consiste pour l’essentiel à rapporter, en conscience vive, tout quel qu’il soit, y compris soi-même, comme simple manifestation, temporaire en tant qu’étant en acte, de l’éternel Dieu en mouvement, voilà tout (mais c’est ce qui est rarissime comme fait.) C’est cela la claire intelligence des choses.

Serge


Merci de la générosité de ce point de vue riche, mais difficile d'accès.
Dans mon approche non aboutie pour sentir, de l'intérieur, comment accéder directement et intuitivement à l'intérieur de l'autre, me vient une question. L'Art n'est-il pas le langage du 3ème genre qui permet à ceux qui en ont le talent de révéler aux autres la vision directe des "essences" qu'ils ont. C'est l'intuition qu'il m'est arrivé d'avoir à la lecture de Proust ; n'est-ce pas cette singularité de l'aubépine et de la Sonate de Vinteuil ?

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Messagepar sescho » 11 nov. 2008, 18:42

Sinusix a écrit :Dans mon approche non aboutie pour sentir, de l'intérieur, comment accéder directement et intuitivement à l'intérieur de l'autre, me vient une question. L'Art n'est-il pas le langage du 3ème genre qui permet à ceux qui en ont le talent de révéler aux autres la vision directe des "essences" qu'ils ont. C'est l'intuition qu'il m'est arrivé d'avoir à la lecture de Proust ; n'est-ce pas cette singularité de l'aubépine et de la Sonate de Vinteuil ?

Ce n'est pas vraiment mon rayon, pour tout dire... Jusqu'à Sénèque, plus... ;-)

Spinoza dit qu'il ne sait pas quels sont tous les moyens "dont se sert" Dieu pour "nous amener" à le reconnaître tel qu'il est. Ceci laisse donc ouverte la question. Maintenant la démarche qu'il décrit est clairement la suivante : 1) Prendre acte des évidences premières (notions communes, ou axiomes, augmentés des termes utilisés sans être définis.) 2) En déduire par la logique tout ce qui est possible, en commençant par l'essentiel évidemment. C'est la connaissance du deuxième genre. 3) Voir intuitivement les conclusions dans ce cheminement (les propositions, ou théorèmes) intuitivement, directement, sans verbaliser, dans le monde réel. C'est la connaissance du troisième genre. Toutefois, si l'on veut ne retenir qu'une seule chose de tout cela, qui prime sur tout et vaut à elle seule plus que tout le reste - elle en est en fait la condition incontournable, sauf à rester dans le relatif - c'est que tous les modes ne peuvent pas être considérés clairement en soi (sauf point de vue partiel à des fins discursives) mais doivent être considérés en Dieu, ou la Nature, la seule chose qui existe par soi et qui est tout être.


Serge
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