Je pense être proche de la façon de penser d'Hokousai sur le passage auquel il répondait.
Mais je reprend l'ensemble du message d'origine :
D'abord le "panthéisme" de Spinoza se démontre surtout à partir d'E1P15 :
Spinoza a écrit :Tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu.
Démonstration : Hors de Dieu (par la Propos. 14), il n'existe et on ne peut concevoir aucune substance, c'est-à-dire (par la Déf. 3) aucune chose qui existe en soi et se conçoive par soi. Or les modes (par la Déf. 5) ne peuvent être, ni être conçus sans la substance, et par conséquent ils ne peuvent être, ni être conçus que dans la seule nature divine. Mais si vous ôtez les substances et les modes, il n'y a plus rien (par l'Axiome 1). Donc rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu. C. Q. F. D.
Il faut d'abord noter que le terme de panthéisme ne se trouve nulle part chez Spinoza. Les deux "natures" substantielle ou modale - naturante ou naturée - sont la même chose considérée soit comme ce qui affirme, la nature naturante, soit comme ce qui est affirmé, la nature naturée mais la même chose parce que ce qui est affirmé est précisément cela même qui affirme parce qu'étant absolument infini, Dieu est à la fois ce qui affirme de lui une infinité de choses et par conséquent immédiatement cette infinité de choses affirmées. Mais si par panthéisme, on entend que Dieu est tout de la même façon, on n'est plus chez Spinoza : cela c'est plutôt l'animisme ou le panthéisme de certaines religions orientales. Dieu chez Spinoza est tout d'une infinité de façons singulières.
Ensuite, dans notre discussion sur le chat, tu m'avais demandé comment les êtres finis pouvaient se concevoir à partir d'un être absolument infini et c'est là que je t'avais parlé d'E1P16. Voyons cependant ce que tu dis de la démonstration de cette proposition :
d'une manière générale, je reproche à cette «démonstration» de mélanger l'ordre logique et l'ordre réel. La logique sert à interpréter le réel et doit lui être subordonné, mais dans cette «démonstration», on dirait que c'est le réel qui est subordonné à la logique.
Je ne suis pas sûr que tu aies bien tenu compte de la note explicative que je donne de cette proposition
ICI. Tu décrètes que la logique doit être subordonnée au réel, tu en fais donc un mode
a posteriori de la pensée, ce qui est pour le moins arbitraire quand on connait les difficultés d'un Hume à rendre compte de "l'harmonie de la nature" et des catégories logiques. Le réel est logique et la logique est réelle et non "le réel est subordonné à la logique". Et cela pour une raison très simple que Spinoza démontre sans faire référence à l'idée d'un Dieu qui enveloppe toute réalité : "L'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses." (E2P7) En effet, "la connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la cause et l'enveloppe". Si j'ai l'idée qu'un objet a été peint en vert, je ne peux comprendre vraiment cette idée que si j'ai l'idée de ce qui a réellement produit cette peinture : je ne sors pas de la logique interne des idées pour comprendre pleinement le réel par ses causes.
1.
D'abord, je ne me sens pas obligé d'accepter la définition de Dieu que donne Spinoza et qui est invoquée dans la démonstration. De toute façon, avec S. Thomas, je pense que Dieu est impossible à définir.
Si Dieu était absolument indéfinissable, il ne serait rien et de rien, il n'y a effectivement rien à dire. On peut cependant dire qu'il est indéfinissable relativement au sens où la définition semble en général délimiter un être alors que l'idée que nous avons de Dieu est précisément celle d'un être illimité. Mais c'est alors précisément au nom d'une idée que l'on peut qualifier de définie qu'on croit pouvoir le dire indéfinissable. Et on peut la qualifier de définie au sens où on opposera l'idée claire et distincte de Dieu comme être absolument infini à tout ce qui peut comporter quelque finitude ou négation. Définir Dieu comme absolument infini, c'est dire qu'il ne peut se réduire à quoique ce soit de fini : il n'est pas ce qui comporte une négation réelle.
A cet égard, Spinoza n'innove pas tellement. Il ne fait que dire dans le langage classique, issu de la révolution galiléenne, l'idée déjà ancienne d'être réalissime,
ens realissimum, celui qui contient le maximum de réalité, la perfection absolue, ce à quoi il ne manque rien. Cette idée n'est pas tellement différente que celle qu'on trouve déjà dans la Bible, le terme "El" pour désigner Dieu signifiant la puissance, mais la puissance en un sens absolu, la puissance qu'aucune autre puissance ne peut surpasser. Quand Moïse demande au dieu du buisson ardent quel est son nom, celui-ci répond "je suis ce que je suis" par opposition à toute chose limitée, qui n'est jamais totalement et définitivement ce qu'elle est : affirmation pure contre affirmation partielle. Seulement Spinoza "purifie" cette idée de sa gangue imaginaire et en tire toutes les conséquences logiques.
Alors certes, tu as le droit de nier les définitions que tu veux, de même que tu peux toujours nier qu'une sphère soit un demi-cercle en rotation sur son axe, mais l'idée n'en est pas moins claire et distincte. Si tu dis que Dieu est un grand X mystérieux, c'est encore une définition mais je prétends qu'un tel dieu serait nécessairement inférieur à un être absolument infini car ce qui est indéterminé (même par soi-même) a bien moins de réalité et de nécessité que ce qui l'est en raison de sa négativité même. Or la négation est impuissance tandis que seule l'affirmation pure de soi, l'être absolument infini, est puissance par excellence.
Quant à la suite de la définition "une substance consistant en une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie", ce n'est qu'une rigoureuse explicitation de l'idée d'être absolument infini, elle-même explicitation de l'idée d'être tout-puissant. En effet, un être absolument infini ne saurait être déterminé par rien d'autre que soi, d'où son caractère substantiel (et il faut pour comprendre cela consentir à laisser au vestiaire au moins une fois les autres définitions possibles de ce mot, l'essentiel étant ici non les mots mais les idées) et ce que l'entendement peut percevoir de l'essence de cette substance doit donc être conforme à cette infinité : il doit y avoir une infinité de façons de comprendre cette essence, autrement dit d'attributs, eux-mêmes infinis.
2.
Le problème de la démonstration, c'est que Spinoza chosifie les propriétés qui sont déduites de la définition d'une chose (car si j'ai bien compris, je suis une propriété de Dieu, ainsi que toutes les choses qui m'entourent).
Si par chose, tu entends comme Descartes une réalité substantielle, il est évident qu'il n'y a nulle chosification dans cette proposition 16 qui n'affirme qu'une infinité de
modes comme affections de la substance. D'autre part, il y a effectivement une réalité pouvant se déduire d'une définition : quand nous disons que la somme des angles d'un triangle est de 180°, nous parlons pas de quelque chose de purement logique, cette propriété est concrètement présente, observable et mesurable dans chaque triangle. Par ailleurs, si on dit d'un corps qu'il a comme propriété de se dilater sous l'effet de la chaleur, cette propriété n'est pas une vue de l'esprit, elle existe concrètement dans ce corps. Ainsi, une propriété qui se déduit adéquatement d'une essence, parce que cette essence suffit à comprendre pourquoi il en est nécessairement ainsi et pas autrement, est en même temps une réalité. Mais pas une réalité substantielle, cela va sans dire, une réalité modale : un mode d'une substance ou un mode de mode.
Il est vrai que, certains concepts étant dits de Dieu, on peut en déduire d'autres et étendre notre connaissance de Dieu, mais ce n'est pas parce qu'on déduit des concepts qu'on en fait des «modes» qui sont en réalité des «choses».
Tu fais allusion à ce qu'on peut appeler chez Spinoza des "modalités" de la substance, comme l'éternité, la liberté etc. qui ne sont effectivement pas des réalités en soi ou en autre chose mais des façons de comprendre la substance, de l'éclaircir, comme on dégrossit un outil avec d'autres outils de même facture pour obtenir un outil (ici conceptuel) de plus en plus solide et efficace. Mais cela n'enlève rien à ce que j'ai dit précédemment à savoir qu'une raison bien comprise implique des conséquences nécessaires qui sont en même temps des réalités effectives :
causa sive ratio.
Spinoza a l'air de croire qu'il y a une définition «en soi» de Dieu, qui est malheureusement trop sublime pour nous, d'où on puisse tout déduire ce qui arrive dans le cosmos. Allons donc! La définition est seulement quelque chose d'humain, un procédé bien à nous pour appréhender le réel. Un autre entendement n'aurait pas besoin de définition pour connaître les choses, et la démonstration de Spinoza lui paraîtrait nulle.
Rejoignant Hokousai sur cette remarque, je n'ajouterai en plus de ce qui précède que les remarques suivantes :
a/ Ce qui est absolument infini doit justement être en soi sans quoi on ne fait que penser quelque chose qui serait en autre chose (voir la citation que j'avais faite de St Anselme pour éclaircir cela).
b/ Spinoza n'a pas la prétention de tout déduire précisément à partir de la définition de la substance, il ne fait que dire qu'une infinité de choses doivent suivre de celle-ci à titre de façons d'être. L'existence des choses singulières se comprenant à partir de l'existence d'autres choses singulières (E1P28), il faudrait un entendement infini pour comprendre comment chaque chose dérive exactement d'une autre, puisqu'il doit y en avoir une infinité (E1P16).
3.
Dieu n'est pas une définition abstraite, et les choses ne sont pas des propriétés abstraites. Les définitions sont des procédés pour interpréter la réalité : la réalité n'est pas une définition d'où découlent éternellement des tas de propriétés. Ne mêlons pas ce qui est concret et ce qui est abstrait.
Est abstrait ce qui est retiré d'un tout donné parce que l'on a été plus particulièrement marqué par un caractère donné. Ainsi pour certains, la définition de l'homme est "bipède sans plume" ou pour d'autres "animal raisonnable". Ce sont des définitions abstraites au sens où l'homme en général comme "bipède sans plume" aussi bien que comme "animal raisonnable" n'existe nulle part car d'un côté, on peut concevoir un être humain qui serait affublé de plumes et on peut concevoir un humain qui pourtant ne raisonne jamais (on en fait d'ailleurs souvent l'expérience) : ces définitions retirent uniquement tel ou tel caractère sans que l'on comprenne la relation avec ce qui caractérise par ailleurs l'humain (la possibilité de rester humain malgré des changements physiques importants, le fait d'avoir une vie affective). En revanche, énoncer l'essence de chaque homme comme effort conscient de persévérer dans son être, c'est énoncer une essence tout ce qu'il y a de plus concret. En effet, sans cet effort, aucun être ne continue d'exister et la conscience de cet effort est concrètement vécue par chacun à tout moment de sa vie. Les possibilités que l'on peut rencontrer en chaque homme peuvent se comprendre à partir de cette essence première.
En ce qui concerne Dieu comme être absolument infini, on ne peut faire moins abstrait ou plus concret comme définition dans la mesure où on ne retire absolument rien à son contenu. Il faut lire attentivement la définition : caute.
4.
L'infini: je n'aime guère ce concept, qui me semble d'un usage difficile. Je préfère le laisser aux maths. Je dirai seulement que l'argument suivant lequel il ne peut rien avoir d'autre que l'infini, sans quoi l'infini serait limité par cette autre chose et ne serait plus infini, cet argument se base sur une conception spatiale de l'infini, une conception de l'imagination, qui me semble inacceptable. Je soutiens même qu'il est absurde de spatialiser l'infini.
Il faudrait expliquer davantage cela. Comment un être absolument infini pourrait-il ne pas contenir non seulement tout ce qui est pensable mais également tout ce qui peut être étendu, en un mot tout ce qui peut être ? Quant à l'espace, c'est une notion abstraite, ce serait une étendue vide de tout corps, ce qui ne correspond à aucune intuition sensible ou intellectuelle. Il n'y a pas d'espace chez Spinoza.
Mais le concept spinozien de l'infini est tout ce qu'il y a de plus simple. C'est ce qui s'affirme absolument, ce qui ne contient aucune négation (E1P8S1) (voir aussi ma réponse à
Koba). A vrai dire, c'est la finitude qui introduit une complexité en introduisant un mélange d'affirmation et de négation.
Pas besoin par ailleurs de spatialiser l'infini pour comprendre que Dieu serait limité par le monde s'il n'était pas celui-ci : l'infini étant affirmation pure, Dieu perdrait
ipso facto son infinité s'il n'était pas quoique ce soit de positif - à titre de substance ou de mode.
En conclusion, il me semble que tu louvoies avec l'argument "panthéiste", tu ne le prends pas de front. Tu dis d'un côté que tu peux si tu veux ignorer le concept d'affirmation pure, ce qui reviendrait à ne comprendre aucune affirmation particulière (ne serait-ce que celle selon laquelle Dieu ne peut être limité ou "défini" en ce sens limitatif) ; tu dis d'un autre côté qu'il ne faut pas spatialiser l'infini juste après avoir avoué que tu ne comprenais pas bien ce concept, sans montrer en quoi Spinoza spatialiserait l'infini. Pour contester plus sérieusement l'argument panthéiste ou encore "panenthéiste" selon Guéroult, il faudrait montrer en quoi Dieu ou l'
ens realissimum n'est peut-être pas absolument infini, ce que tu ne fais pas, et/ou il faudrait montrer comment un être absolument infini peut ne pas être [autrement dit être radicalement séparé (et non pas seulement distinct) d'une façon ou d'une autre de] quelqu'être que ce soit sans être limité par cet être qu'il ne serait pas (E1D2) et tout en restant absolument infini. Je te souhaite bien du courage
Amicalement,
Henrique