Remarque préliminaire : ce sujet a déjà fait l’objet de traitements, par exemple ici et là et encore là. Par ailleurs, des extraits étendus le concernant peuvent être consultés ici.
L’objectif est ici d’opérer une « contraction sémantique », sur la base des textes de Spinoza lui-même, sur un ensemble de termes différents, utilisés alternativement sur les mêmes sujets, sans connexion strictement explicite entre eux. Nous sommes ainsi confrontés à trois / quatre termes : « entendement infini », « intelligence / intellect infini » et « idée de Dieu ». Bien que l’on puisse toujours trouver dans une relation indirecte des angles de vue qui contredisent telle ou telle identification de termes, le principe est ici de ne pas s’en embarrasser, pour garder le rapport le plus clair à l’intuition, sous réserve de confirmation. L’Éthique est prise comme base première ; ensuite des éléments extraits d’autres œuvres de Spinoza sont ajoutés :
- E2P3Dm, qui porte sur l’idée de Dieu, fait référence à E1P16, laquelle porte sur l’intelligence infinie, et les met ainsi en équivalence :
E2P3Dm : Dieu, en effet (par la Prop. 1 de cette seconde partie), peut penser une infinité de choses infiniment modifiées, ou (ce qui est la même chose, par la Propos. 16, part. 1) former l’idée de son essence et de tout ce qui en découle nécessairement.
E1P16 : De la nécessité de la nature divine doivent découler une infinité de choses infiniment modifiées, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous une intelligence infinie.
- E2P4 le confirme :
L’idée de Dieu, de laquelle découlent une infinité de choses infiniment modifiées, ne peut être qu’unique.
- En outre, E2P4Dm, en faisant référence à E1P30, identifie « intelligence infinie » et « entendement infini » :
E2P4Dm : L’intelligence infinie n’embrasse rien de plus que les attributs et les affections de Dieu (par la Propos. 30, partie 1)…
E1P30 : Un entendement fini ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu, et rien de plus.
Conclusion : L’entendement infini, l’intelligence infinie et l’idée de Dieu ne sont pour Spinoza qu’une seule et même chose.
Note : 1) Ceci, en outre, satisfait le principe d’économie (de principes.) 2) L’Entendement, par définition, « contient » les idées ; l’idée de Dieu ne peut donc qu’être contenue dans l’entendement infini ; comme elle est unique, elle s’identifie en fait à lui.
Confirmations :
- E1P21Dm laisse entendre que l’idée de Dieu est la modification immédiate de l’attribut Pensée. Or la lettre 64 dit que la modification immédiate de la pensée est l’entendement absolument infini.
- Dans les Pensées Métaphysiques, nous trouvons dans PM2Ch7 une mise en équivalence d’ « entendement infini » et d’ « idée de Dieu » autour du terme « omniscient » :
Dieu est omniscient. – Au nombre des attributs de Dieu nous avons rangé précédemment l'Omniscience qu'il est assez certain qui appartient à Dieu ; .... D'où vient que Dieu n'a jamais eu l'entendement en puissance ni n'a conclu quelque chose par raisonnement.
Il y a en Dieu une seule et simple idée. – Enfin, avant de terminer ce chapitre, il paraît devoir être satisfait à la question consistant à demander s'il y a en Dieu plusieurs idées ou seulement une, et une parfaitement simple. À quoi je réponds que l'idée de Dieu, en raison de laquelle il est appelé omniscient, est unique et parfaitement simple.
Car en réalité Dieu n'est appelé omniscient pour aucune raison sinon qu'il a l'idée de lui-même ; laquelle idée ou connaissance a toujours existé en même temps que Dieu, car en dehors de son essence rien n'existe et cette idée aussi n'a pu exister autrement.
- A ceci nous pouvons en outre comparer PM2Ch8, qui associe « entendement infini » à la « connaissance de lui-même », ci-dessus apposée à « idée de Dieu » :
Nous ne savons pas comment se distinguent l'essence de Dieu et l'entendement par quoi il se connaît, et la volonté, par quoi il s'aime. – La Volonté de Dieu par quoi il se veut aimer lui-même suit nécessairement de son entendement infini, par quoi il se connaît.
- Dans le Court Traité, CT1Ch2 (2) associé à CT1Ch2 (11), identifie sans aucun doute « intellect infini » et « entendement infini. »
- CT1Ch9 (3) et CTApp2 (3) confirment le point cité ci-dessus au sujet de E1P21Dm et lettre 64 : la modification la plus immédiate de l’attribut de la pensée est l’Entendement infini de Dieu, lequel contient en soi objectivement l’essence formelle de toute chose (qu’elle existe ou pas en acte).
- CT2Ch22 note 1 identifie « intellect infini » et « idée de Dieu » :
Par là s'explique ce que nous avons dit dans la première partie, à savoir que l'intellect infini, que nous appelions le Fils de Dieu, doit être de toute éternité dans la nature, car, Dieu étant de toute éternité, son idée (l'idée de Dieu) doit être de toute éternité dans la chose pensante, c'est-à-dire en lui-même, laquelle idée convient objectivement avec lui.
- CTApp2 (10) appose « entendement » (infini) et « idée de Dieu » :
… 3° enfin que ces attributs sont les attributs d'un être infini. C'est pourquoi, dans la première partie, chap. IX, nous avons appelé Fils de Dieu, ou créature immédiate de Dieu, cet attribut de la pensée, ou l'entendement dans la chose pensante, et nous avons dit qu’il était créé immédiatement par Dieu, parce qu’il renferme objectivement l’essence formelle de toutes les choses et qu'il n'est jamais ni augmenté ni diminué. Et cette idée est nécessairement une, puisque l'essence des propriétés et des modifications contenues dans ces propriétés sont l'essence d'un seul être infini.
- Le Traité Théologico-politique associe idée de Dieu et entendement (vrai), et en outre dit de l’idée de Dieu la même chose qui est dite de l’entendement infini dans E2P43S et E5P40S, entre autres :
TTP 1 : … tout ce que nous concevons clairement et distinctement, c’est l’idée de Dieu, c’est la nature qui nous le révèle et nous le dicte, non par des paroles, mais d’une façon bien plus excellente et parfaitement convenable à la nature de notre âme : j’en appelle sur ce point à l’expérience de tous ceux qui ont goûté la certitude de l’entendement…
E2P43S : … Ajoutez à cela que notre âme, en tant qu’elle perçoit les choses suivant leur vraie nature, est une partie de l’entendement infini de Dieu (par le Corollaire de la Propos. 11, partie 2) ; par conséquent, il est nécessaire que les idées claires et distinctes de notre âme soient vraies comme celles de Dieu même.
E5P40S : … notre âme, en tant qu’elle est intelligente, est un mode éternel de la pensée, lequel est déterminé par un autre mode éternel de la pensée et celui-ci par un troisième, et ainsi à l’infini ; de telle façon que tous ces modes pris ensemble constituent l’entendement éternel et infini de Dieu.
Compléments :
- S’il était encore nécessaire de le prouver, E2P8 interdit que l’idée infinie de Dieu ne soit réduite qu’aux choses existant en acte puisqu’au contraire les modes n’existant pas y sont quand-même contenus :
Les idées des choses particulières (ou modes) qui n’existent pas doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu, comme sont contenues dans ses attributs les essences formelles de ces choses.
- CT1Ch9 en fait autant pour l’entendement (infini) :
(3) Quant à l'entendement dans la chose pensante, il est aussi, comme celui-là, fils, œuvre, création immédiate de Dieu, existant de toute éternité et subsistant sans altération pendant toute l'éternité. Son seul attribut est de comprendre toutes choses en tout temps d'une manière claire et distincte, accompagnée d'une joie infinie, parfaite, immuable, qui ne peut pas agir autrement qu'elle n'agit ...
- Ceci est encore confirmé par la lettre 64 qui ne met qu’en deuxième niveau les idées des choses réellement existantes :
(en réponse à une demande d’exemples de choses produites immédiatement par Dieu, et de choses produites par l’intermédiaire de quelque modification infinie) : … Voici les exemples que vous me demandez : pour les choses de la première catégorie, je citerai, dans la pensée, l’entendement absolument infini ; dans l’étendue, le mouvement et le repos ; pour celles de la seconde catégorie, la face de l’univers entier, qui reste toujours la même, quoiqu’elle change d’une infinité de façons. Voyez, sur ce point, le Scholie du Lemme 7, avant la Propos. 14, part. 2.
E2L7S : ... toute la nature est un seul individu dont les parties c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de façons, sans que l’individu lui-même, dans sa totalité, reçoive aucun changement.
- Dans le fil, un nombre important de passages disent clairement que les essences des choses singulières, qu’elles existent ou pas en acte, sont contenues dans les attributs. Le rapport à l’existence en acte des choses, corps et idées correspondantes, est donné par l’exemple des rectangles associés à un cercle, dans E2P8S :
... Un cercle est tel de sa nature que si plusieurs lignes se coupent dans ce cercle, les rectangles formés par leurs segments sont égaux entre eux ; cependant on ne peut dire qu’aucun de ces rectangles existe si ce n’est en tant que le cercle existe ; et l’idée de chacun de ces rectangles n’existe également qu’en tant qu’elle est comprise dans l’idée du cercle. Maintenant, concevez que de tous ces rectangles en nombre infini deux seulement existent, les rectangles E et D. Dès lors, les idées de ces rectangles n’existent plus seulement en tant qu’elles sont comprises dans l’idée du cercle, mais elles existent aussi en tant qu’elles enveloppent l’existence des deux rectangles donnés, ce qui distingue ces idées de celles de tous les autres rectangles.
Dans le Court Traité :
CTApp1 IV. Dém. : La vraie essence d'un objet est quelque chose de réellement distinct de l’idée de cet objet ; et ce quelque chose, ou bien existe réellement (par l'ax. III), ou est compris dans une autre chose qui existe réellement et dont il ne se distingue que d'une manière modale et non réelle. Telles sont les choses que nous voyons autour de nous, lesquelles, avant d'exister, étaient contenues en puissance dans l’idée de l’étendue, du mouvement et du repos, et qui, lorsqu'elles existent, ne se distinguent de l'étendue que d'une manière modale et non réelle. …
CTApp2 (11) : En outre, il est à remarquer que les modifications sus-nommées, quoique aucune d'elles ne soit réelle, sont également contenues dans leurs attributs ; et puisqu’il n'y peut avoir d'inégalité, ni dans les modes, ni dans les attributs, il ne peut y avoir non plus dans l'idée rien de particulier qui ne serait pas dans la nature. Mais, si quelques-uns de ces modes acquièrent une existence particulière et par là se séparent de leurs attributs d'une certaine manière (puisqu’alors l'existence particulière qu’elles ont dans leur attribut devient le sujet de leur essence), alors se montre une diversité dans les essences de ces modifications et par conséquent dans les essences objectives, lesquelles essences de ces modifications sont représentées nécessairement dans l'idée.
(15) … si Dieu sait tout dans son entendement infini, et si, en raison de sa perfection infinie, il ne peut plus rien savoir au delà, pourquoi ne pourrions-nous pas dire de même que tout ce qu'il a dans l'entendement, il l’a produit et fait, de telle sorte que cela existe ou existera formellement dans la nature ?
- Enfin, E1P31 faisant de l’entendement infini un mode de la Pensée, autrement dit se rapportant à la nature naturée, il ne peut être identifié à cet attribut.
- Outre plusieurs autres sur d’autres aspects de l’ontologie spinozienne, ces passages appellent une question : pourquoi cet « entendement infini » n’est-il pas l’attribut « Pensée » lui-même, celui-ci contenant les essences de tous les modes de toute éternité ? (Le Court Traité en semble proche, pourtant, dans CTApp2 (10) : « cet attribut de la pensée, ou l'entendement dans la chose pensante, ») Spinoza nous dit par E1P31 que c’est parce que, à l’ « intérieur » de la Pensée, il n’y a pas que les idées – quoiqu’elles soient premières dans l’ordre ontologique (E2A3) – mais aussi le désir, l’amour, etc. Mais ne dit-il pas, par ailleurs, qu’en Dieu tout cela se confond ?
Objet d’un prochain message… ?
Amicalement
Serge