Sinusix a écrit :louisa a écrit :Or pour Spinoza, la connaissance de l'essence et donc du singulier est tout à fait possible. C'est même exactement le rôle du troisième genre de connaissance. Et celui-ci n'est pas secondaire dans le projet de Spinoza, dès le TIE c'est le but même de toute sa philosophie, c'est celui qui nous donne accès à la Liberté, à l'Amour intellectuel de Dieu, au Salut, au Bonheur suprême, bref à tout ce que Spinoza a cherché dès le début, dès qu'il a commencé à écrire de la philosophie. Bien sûr, cette connaissance n'est plus "scientifique", elle n'est plus "rationnelle", elle est appelée par Spinoza "intuitive", c'est-à-dire elle ne se fonde plus sur les propriétés communes des les choses, mais sur l'essence de l'attribut, pour obtenir une connaissance de l'essence des choses. Si l'E2D2 nous oblige à n'accepter que des essences singulières, alors il faut dire que la Liberté spinoziste consiste en la connaissance - intuitive et non pas scientifique ou rationnelle - des esssences singulières d'un maximum de choses.
Louisa, Hokousai, bonjour
Je me réfère, pour rebondir, à ce dernier message de Louisa, auquel j'associe son précédent et celui d'Hokousai, et en particulier son ouverture existentialiste.
Je précise en premier lieu que j'acquiesce totalement au paragraphe ci-dessus seul conservé de Louisa, lequel est en phase avec une de mes avancées précédentes selon laquelle le 2ème genre était le domaine de la connaissance "scientifique" (l'intelligible) et le 3ème genre celui de l'accès "intuitif" aux essences individuelles, à partir duquel notamment nous pourrions comprendre des particularités humaines, notamment les particularités artistiques, lesquelles sont une forme de communication entre êtres humains de l'incommunicable, à savoir la perception des "essences individuelles".
Ceci précisé, j'observe que notre longue discussion m'a permis de fonder "rationnellement" ce qui n'était qu'intuition timide au départ.
Nous assistons bien à un "éreintement" de la notion d'essence, lequel m'apparaît somme toute logique. En effet, à partir du moment où, chez Spinoza, il y a immanence entre Dieu/Nature et les choses singulières, même par modes interposés, il ne peut y avoir place à aucune "transitivité" entre ce que devraient être lesdites choses (en puissance = essence réalisée) et ce qu'elles sont effectivement en acte.
Bonjour Sinusix,
si vous voulez appeler cette immanence un "éreintement" de la notion de l'essence, je crois qu'on peut le faire, mais en tenant compte du fait que Spinoza ne détruit pas uniquement la notion classique de l'essence, il propose également une
autre notion de l'essence. Ce n'est donc pas la notion d'essence elle-même que l'on perd, puisque fidèle à sa méthode Spinoza rend plutôt l'idée traditionnelle et selon lui inadéquate de l'essence plus "vraie" en y ajoutant quelque chose. Il le reprend entièrement (c'est la première condition de l'E2D2), pour y ajouter la proposition inverse (ou puisque "inverse" semble choquer Hokousai, "réciproque" (il s'agit du
vice versa de l'E2D2, que Pautrat traduit par "inversement")). Il la complète, pourrait-on dire. A mon sens, cela signifie qu'il lui donne plus de poids encore, et le fait que le troisième genre de connaissance, celui qui nous donne la Liberté et la Béatitude, est précisément connaissance des essences me semble confirmer l'idée que chez Spinoza la notion d'essence devient plus centrale encore que dans d'autres philosophies.
Sinusix a écrit :En un sens, il y a bien existentialisme dans la mesure tautologique où la chose est ce qu'elle est, autrement dit, comme Durtal, que sa nature est ce par quoi la chose est ce qu'elle est.
je ne crois pas que dans le spinozisme l'essence d'une chose est ce par quoi la chose est ce qu'elle est. Toute chose ne se conçoit que par et en Dieu, du moins lorsqu'il s'agit d'un mode. Seuls les attributs sont par eux-mêmes. Et Dieu a bel et bien une autre essence (car une essence de substance) que l'essence d'un mode, donc même si Dieu est cause immanente et non transitive, il faut tout de même en passer par Dieu pour pouvoir connaître ou produire une essence. Raison pour laquelle Spinoza définit la connaissance du troisième genre comme un ensemble d'idées qui déduisent de la connaissance adéquate d'un attribut la connaissance adéquate de l'essence des choses. Sinon on obtiendrait précisément ce que Sescho craint: que poser des essences singulières, c'est en faire des "causes de soi", des choses qui ne sont que par elles-mêmes.
Mais je vous ai peut-être mal compris, vous ne vouliez peut-être pas dire que l'essence d'une chose singulière est "par soi", mais autre chose?
Sinusix a écrit :Autrement dit encore, la notion "normative" liée à l'essence d'une chose, dans sa lecture classique, a complètement disparu
oui, cela je crois aussi, et cela me semble être très important, dans le spinozisme.
Sinusix a écrit : pour laisser place au simple constat, de la même manière qu'en Dieu il n'y a pas d'idée des choses qui soit pensée, au sens de logiquement antérieure, à leur existence constatée. Nous sommes donc bien devant une construction "sui generis" de chaque chose singulière, à laquelle il est impossible d'adosser une quelconque réalisation d'essence singulière clairement circonscrite et préexistante (au sens de volontarisme de réalisation d'une essence déterminée).
Ceci admis, puisque, pour la chose pensante que nous sommes, l'intelligible de l'existant ne se réfère plus à l'ex ante mais à l'ex post, deux voies, complémentaires et non alternatives de mon point de vue, sont offertes pour connaître Pierre, la montagne ou l'escargot : 1/ la voie "scientifique" qui débouche sur lois et notions communes, raison raisonnante qui est la base du fonctionnement collectif des sociétés ; 2/ la voie "mystique ou intimiste" de la connaissance de l'autre en particulier et de "l'adhésion" en Dieu/Nature, c'est-à-dire son respect, c'est-à-dire son amour.
Il y aurait donc bien chez Spinoza une forme d'existentialisme larvé, il y aurait donc bien une forme d'éreintement de la notion d'essence dans son sens classique devenu inopérationnel, il y a bien un renversement révolutionnaire des concepts, toutes choses qui peuvent expliquer la coïncidence des bases de certains philosophes contemporains, spinozistes, matérialistes, Nietzschéens, etc.
je ne suis pas certaine d'être d'accord avec vous. Je ne connais pas très bien l'existentialisme, mais son "slogan" n'est-ce pas "l'existence précède l'essence"? Est-ce à cela que vous référez lorsque vous dites que l'intelligible de l'existant réfère à un
ex post?
Si oui: je crois qu'il est important de tenir compte des deux sens dans lesquels Spinoza veut utiliser le mot "existence": une chose est dite exister actuellement d'une part lorsqu'elle est dite "durer", ou existe dans un temps et un lieu précis (E2P8, E5P29 scolie) (ce qui correspond à l'acceptation traditionnelle du terme "existence" à l'époque), et d'autre part en tant qu'elle est éternellement contenu en Dieu. C'est ce qui fait que quelque chose de l'Esprit (son essence) subsiste après la mort du Corps, c'est-à-dire continue à exister même lorsque la chose ne dure plus, n'existe plus dans aucun lieu ou temps précis. C'est aussi ce qui fait que nous existons déjà avant d'exister au sens propre du terme, donc avant de naître. Bien sûr, y ajoute Spinoza, nous n'avons plus de souvenir de cela, mais cela est précisément dû au fait que la part essentielle de l'Esprit, c'est ce qui n'est
pas tout ce qui relève de l'imagination et de la mémoire. De même, dire que notre Esprit est éternel ne signifie pas que ce qui subsistera de nous, c'est notre imagination ou notre mémoire. Spinoza dit exactement l'inverse: "
Si nous prêtons attention à l'opinion commune des hommes, nous verrons qu'ils sont, certes, conscients de l'éternité de leur Esprit; mais qu'ils la confondent avec la durée, et l'attribuent à l'imagination ou à la mémoire, qu'ils croient subsister après la mort."
Dans ce cas, l'existence temporelle s'ajoute à l'existence éternelle en Dieu. L'existence temporelle ne peut pas "changer" l'essence, car tout ce qui est éternel est immuable. Cela ne veut pas dire que l'existence temporelle n'a pas d'effet sur qui nous sommes, car justement, lorsque ce qui constitue l'essence d'un Esprit, ce sont des idées adéquates et inadéquates, il faut nécessairement dire que dès que nous avons une nouvelle idée, adéquate ou inadéquate, nous changeons d'essence (ce n'est pas l'essence elle-même qui change, c'est notre Corps qui commence à effectuer une autre essence, plus ou moins puissante que celle d'avant).
Autrement dit, il me semble que l'existence temporelle, dans le spinozisme, est bel et bien logiquement postérieure à l'existence éternelle de l'essence. Seulement, l'essence, comme vous le dites, ne peut plus jouer le rôle de "norme" à atteindre (et donc l'existence temporelle n'est plus ce qui "corrompt" l'essence, ce qui "aliène" etc.), elle n'est plus un possible, "existentiellement" neutre, puisqu'elle ne peut pas ne pas exister, du moins en Dieu, où elle existe éternellement. L'immanentisme spinoziste signifie donc ni l'un ni l'autre, ni que l'essence précède l'existence, comme on le dit traditionnellement, ni que l'existence précède l'essence, comme le dit l'existentialisme. Dans le spinozisme, l'existence éternelle de l'essence précède son existence dans le temps. J'ai l'impression qu'on a ici une position "tièrce", ni chrétienne, ni existentialiste. A vérifier. En tout cas essayer de rapprocher le spinozisme et l'existentialisme me semble être un exercice tout à fait intéressant.
Amicalement,
L.