La liberté - le déterminisme

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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Louisa
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Messagepar Louisa » 04 janv. 2009, 12:40

Sinusix a écrit :Pour ce qui me concerne, je ne dirais pas que cela est absurde, mais je ne cherche pas, comme vous semblez faire, à essayer de comprendre, car je "pressens" que, dans cette dernière partie, Spinoza passe au niveau des croyances et non des faits analysables par l'entendement. Or, comme l'a si bien dit Proust, Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas.
La cinquième partie de l'Ethique connaît une accélération stupéfiante du processus démonstratif, qui plus est "ésotérique", voire mystique. Il semble relever d'une expérience personnelle incommunicable, dont j'observe que la non occurrence chez moi, faute de la "grâce" associée, ne m'interdit pas de comprendre pour approuver, ou d'approuver intuitivement sans avoir encore compris, les quatre premières parties.
Je conçois dans ces conditions d'opposition entre, la force démonstrative et la rigueur des quatre premières parties d'une part, l'envolée "fumeuse" de la cinquième d'autre part, qu'on puisse s'interroger sur l'objectif de Spinoza, à savoir : terminer sans y croire avec une explosion ludique, ou résumé, faute de temps, d'une "vision" inabordable pour les autres.


Bonjour Sinusix,
je crois qu'on peut effectivement dire qu'il y a une accélération stupéfiante dans la 5e partie, mais celle-ci se trouve néanmoins toujours dans un livre qui veut démontrer "géométriquement", puis déjà dans le TIE Spinoza dit avoir trouvé un Bien suprême qui se laisse communiquer. Pour moi, cela signifie qu'il est impossible que le troisième genre de connaissance et donc la Liberté spinoziste relèvent d'une espèce de croyance.

Donc oui, je suis d'accord avec Sescho lorsqu'il insiste sur l'idée que le troisième genre doit être entièrement compréhensible, ou que cela soit au moins le but de Spinoza.

On pourrait dire qu'à cause de cette "accélération", Spinoza laisse un tas de choses implicites, ce qui fait que plus que dans les parties précédentes, il est au lecteur d'aller reconstruire tous les arguments qui permettent de passer sans "saut" logique des 4 parties précédentes à la 5e. Et certes, "l'expérience" à laquelle réfère le 3e genre de connaissance est une expérience "immédiate", une "intuition", qui dès lors ne se laisse pas remplacer par une explication géométrique. Mais cela ne veut pas dire que cette expérience ne se laisse pas communiquer au sens d'avoir une idée claire de ce en quoi elle consiste et de comment l'obtenir.

Pour revenir à la métaphore de la voiture: on peut lire un manuel et sur base de cela avoir une idée très claire de comment s'y prendre pour conduire une voiture, car conduire une voiture n'a rien de mystérieux, il s'agit simplement d'exécuter une suite de gestes tout à fait logique. Et pourtant ce qu'on va ressentir lorsque on se met réellement dans une voiture ne pourra jamais être ressenti juste en lisant le manuel. Donc à ce niveau-ci du problème, je crois aussi que Sescho a raison: avoir compris ce qu'est X est encore autre chose que d'appliquer cette compréhension concrètement, dans la vie réelle, à une chose singulière existante.

Là où je ne le suis pas, en revanche, c'est lorsqu'il s'agit de préciser ce X. Pour lui (si je l'ai bien compris) on peut avoir accès à l'essence d'une chose juste en appliquant une loi de la nature, alors que pour moi, cela est impossible, non seulement pour tous les problèmes déjà énumérés ci-dessus, mais aussi et avant tout parce l'E2D2 ne laisse pas de place pour des essences "communes", on n'a que des essences singulières, tandis que la connaissance du deuxième genre ne peut porter que sur les propriétés communes des choses, et par là même exclut toute application à une essence.

Sinon il faut tout de même corriger ce que j'ai écrit dans mon message ci-dessus, puisque je viens de découvrir que Bernard Rousset trouve non seulement que le 3e genre de connaissance doit être parfaitement compréhensible et communicable, comme le pensons aussi Sescho et moi, il y ajoute que selon lui, on peut réellement le comprendre très clairement, et un long commentaire essaie de nous expliquer comment (commentaire qui commence par rappeler que beaucoup de commentateurs l'interprètent comme vous le proposez ci-dessus: il s'agirait d'une connaissance "mystérieuse", irrationnelle, et donc incompréhensible).

Donc voilà, contrairement à ce que je disais ci-dessus, il y a tout de même au moins un commentateur qui prétend avoir compris l'essentiel du troisième genre. Je vais essayer de le lire bientôt afin de savoir comment lui il conçoit les choses et en quoi cela pourrait ressembler ou non à ce qu'on a déjà proposé sur ce forum. Si quelqu'un s'y intéresse, il s'agit du chapitre sur le troisième genre de connaissance dans son livre La perspective finale de "l'Ethique" et le problème de la cohérence du spinozisme. L'autonomie comme salut (Vrin, 1968).
Amicalement,
L.

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Durtal
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Messagepar Durtal » 04 janv. 2009, 20:26

Comme il me semble que la conversation est de nouveau en train de dévier insensiblement vers des choses qui, au train où elle va, auront de moins en moins de rapport (explicite et direct) avec le sujet initial de ce « fil » (selon le syndrome bien connu maintenant sous le nom d' « effet sentiment même de soi  I,II, etc.» ) à savoir la question de la compatibilité entre le déterminisme naturel et la liberté humaine je vais essayer de reconnecter la discussion sur le concept de puissance actuellement en cours (qui est en effet central pour la question, mais pas forcément cependant sur l'intégralité de tous ses aspects) avec la notion de liberté de façon un peu plus directe.

Je note avec satisfaction que Louisa, qui initialement me reprochait d'identifier liberté et puissance, a manifestement changé d'avis en cours de route,

Louisa a écrit :Elle devient (la question Éthique): "comment vais-je faire pour changer de puissance, pour augmenter ma puissance?". Ici on n'abolit pas tout projet éthique, on change de projet éthique, puisqu'on change de problème, on pense l'éthique différemment


désormais il n'est question selon elle que de « maximiser notre puissance » d'avoir de plus en plus de puissance et partant notre joie, et que c'est même là la caractéristique du projet éthique « spinoziste ». Or comme le projet en question constitue un programme de « Libération » et consiste à en indiquer les voies et les moyens j'en conclus que l'augmentation de notre puissance, est la même chose selon elle (et selon moi aussi du coup!) que l'augmentation de notre degré de liberté et donc que liberté et puissance sont la même chose.

Voici donc une controverse futile en moins (puisqu'il apparaît qu'elle était sans objet) ce qui est toujours bon à prendre.

Las, une nouvelle controverse est apparue en cours de route sur le concept même de puissance, dont je ne sais encore si elle est futile ou pas (même si j'ai quand même ma petite idée).

Quel est au juste le problème (supposé que cela en soit véritablement un)?

D'aucun ose dire tel Sinuxis (répondant à Louisa),

Sinuxis a écrit : En effet, comme vous le rappelez vous-même, E4Déf8 définit bien la puissance ou vertu comme le fait, pour l'être humain, d'avoir le pouvoir de produire certains effets qui peuvent se comprendre par les lois de sa nature. Or, si vous me permettez, à partir du moment où Spinoza écrit avoir le pouvoir de produire et ne fait donc pas coïncider la puissance avec l'affirmation d'une production qualitativement et quantitativement déterminée à l'avance selon les lois de la nature de chacun, il signifie clairement que la puissance de produire, effectivement en acte si on doit faire référence opposée à la conception aristotélicienne, n'implique pas pour autant que les effets y attachés vont être produits.


Ce qu'il est tout de même bien difficile de ne pas lui accorder. ( je dis ceci car Sinuxis fait remarquer très justement que Spinoza parle de « pouvoir » dans la proposition reproduite). Et j'ajoute que ce n'est pas tout: en d'autres passages (fort nombreux du reste) Spinoza parle « d'aptitude », d'être « apte à » en d'autres termes de « capacité » d'être « capable de.. », d'affirmation de ce que PEUT une chose ou de ce qu'elle ne PEUT pas etc. lexique qui s'articule à son tour en général autour de formes d'expressions qui ne laissent aucun doute quant à l'admission et l'utilisation de termes dispositionnels chez Spinoza comme « Plus F(x), plus G(x) ») (par exemple « plus un même individu forme des idées adéquates » et « plus cet individu est joyeux » ce qui n'aurait aucun sens si l'on ne supposait pas que la quantité dont il est question ici et que l'on suppose donnée n'était susceptible de prendre une valeur supérieure ou inférieure à celle qu'on lui suppose par hypothèse avoir actuellement).


Mais qu'importe. Peut être que tous ces termes et expressions ont des significations tout à fait autre que ce qu'il en semble au pauvre Sinuxis (et aussi à moi même je dois dire), voire des significations contraires.


Qu'importe également que Louisa emploie sans arrêt elle même le terme de maximum qui signifie jusqu'à plus ample informé le plus haut degré POSSIBLE auquel une quantité variable puisse atteindre.

En effet:

Louisa a écrit :A mon sens, chez Spinoza il n'y a plus de virtuel, ou de potentiel. Tout est toujours déjà entièrement actualisé, c'est pourquoi il peut dire que toute chose singulière est toujours déjà par-faite.


Une "petite" précision néanmoins si elle permet:

Que la puissance n'ait pas la signification d'un potentiel ou d'une entité virtuelle, et qu'il n'existe pas en effet de puissance qui ne soit en même temps en acte et en effectuation, est vrai mais cela ne doit pas faire passer à la trappe cette donnée incontournable qu'il n'existe en fait qu'une SEULE puissance qui s'affirme absolument et dont toute les déterminations qui en suivent sont actuelles: la puissance de Dieu.

Autrement dit l'identité stricte et sans reste entre Puissance et actualité  vaut premièrement pour une puissance infinie d'exister et j'ajoute (ce qui est certainement plus polémique) qu'elle ne vaut en fait que pour elle seule.

Que cette identité vaille premièrement pour une puissance infinie d'exister, c'est ce qui va de soi: cette puissance ne serait pas en effet, dans le cas contraire, une puissance infinie d'exister et de produire (je veux dire: si elle ne faisait pas absolument et effectivement tout ce qui en en elle)

Que cette identité vaille ensuite exclusivement pour une puissance infinie, est sans doute moins évident à première vue et c'est pourquoi je veux prendre la peine d'exposer les raisons qui me poussent à l'affirmer ce qui précisera en même temps la signification précise de cette affirmation, c'est à dire en quel sens je l'entends moi-même.

Qu'est ce que la puissance d'une chose finie en général?

Je la définie comme la puissance même de Dieu en tant qu'elle constitue la puissance d'une chose quelconque cependant que cette puissance est limitée ou bornée par la puissance même de Dieu en tant qu'elle constitue la puissance d'une autre chose quelconque laquelle est elle-même de nouveau bornée et limitée par la puissance même de Dieu en tant qu'elle constitue l'essence d' une autre troisième elle aussi bornée et limitée par ….et ainsi de suite à l'infini.

En termes plus simples: la puissance d'une chose finie se définit comme la proportion de la puissance de Dieu elle même qu'elle exprime en existant et en agissant compte tenu des limites et des contraintes que lui imposent la puissance propre des autres choses lesquelles puissances se définissent dans les mêmes conditions et obéissent à la même contrainte et cela aussi loin qu'il y a des choses et des puissances finies, c'est à dire à l'infini.


Des manchots sur un morceau de banquise dont on racontent qu'ils se collent les uns aux autres pour se tenir chaud (mais je ne sais pas si c'est vrai) offriront une image (un peu triviale d'accord) propre à illustrer ce que je veux dire ici:

Dans la situation évoquée chacun de ces animaux dispose de l'espace pour se mouvoir dans la proportion exacte de celle que lui laissent les autres membres de la colonie en effectuant leurs propres mouvements compte tenu également de la place dont ils disposent chacun eux mêmes, par conséquent les possibilités de mouvement de l'un quelconque d'entre eux (élément positif du rapport: puissance, affirmation...) sont déterminées à tout instant « négativement » par les mouvements effectifs et actuels de tous les autres, mouvements qui rendent impossibles ou possible certains des siens selon les « différents états du système » envisagés ( élément « négatif » du rapport: impuissance, négation).

Comme quoi même les pingouins subissent la loi « omni determinatio est negatio »

On aura remarqué j'espère, que les deux termes du rapport illustrés ici (« positif », « négatif «  affirmation/négation ») sont comme on dit « corrélatifs » l'un de l'autre. La puissance d'une chose finie a pour corrélat nécessaire son impuissance, qui n'est pas autre chose que la puissance de toutes les autres comparée à la sienne en tant qu'elle ont une incidence sur la sienne et qui s'opposent donc en exerçant les leurs propre à l'expansion et à l'affirmation indéfinie de la sienne.

De quoi je tire, (ce qui était ma proposition): que l'identité de la puissance et de l'actualité, stricto sensu ne peut valoir que pour la puissance infinie d'exister, c'est à dire celle que ne peut venir borner ou limiter aucune autre.

Pourquoi?

Car ce que l'on appelle ici la puissance propre d'une chose a pour signification la proportion de la puissance de Dieu qu'expriment tant son existence que ses actions . Mais cette puissance (dont elle est une certaine « portion » donc) est infinie, et donc toujours pleinement en acte. Ce qui veut dire, que si par hypothèse on supprime certaines des limites qui la déterminent actuellement à faire ce qu'elle fait et pas autre chose, et bien elle exprimera (c'est une conséquence tautologique) une plus grande proportion de la puissance de Dieu et donc fera plus de choses que ce qu'elle faisait avant que ces limites (qui donc la déterminaient et la définissaient) soit supprimées.

En conséquence de quoi: étant donné la puissance d'une chose finie quelconque il est toujours une proportion plus grande de cette puissance que la chose exprimera nécessairement, SI ce qui limite cette expression en tant qu'on la considère telle qu'elle est actuellement se trouve supprimé (peu importe comment ici). Et si à partir d'une chose finie quelconque nous supprimons peu à peu toutes les contraintes extérieures qui bornent et déterminent cette puissance, alors elle aura la puissance de Dieu même absolument parlant, c'est à dire elle sera Dieu lui même ( et elle ne sera plus par conséquent « une chose finie »).

Par conséquent il y a bien en un certain sens du « potentiel » et du « virtuel » relativement à la puissance des choses finies et ce « virtuel » ou ce « potentiel » est la puissance de Dieu que chacune d'entre elle exprime à quelque proportion que ce soit. Car étant donné un état de cette proportion, il existe toujours actuellement un état exprimant une proportion supérieure (à savoir la puissance de Dieu qui est actuelle). Et donc en ce sens, ce n'est pas parce qu'une chose finie fait exactement et à tout moment tout ce qu'elle peut (ce qui est vrai) qu'elle ne peut pas faire autre chose que ce qu'elle fait à certains moments et en certaines circonstances en d'autre moments et en d'autres circonstances.

Et donc sous cette acception précise du terme, qu'il n'y a pas en elle quelque chose que l'on peut appeler un « potentiel » de puissance, la « réserve » de puissance en question ne faisant pour ainsi dire jamais défaut puisque la puissance en question est absolument infinie.

C'est pourquoi le projet Ethique de Spinoza a un sens et qu'il peut proposer de façon cohérente avec ses propres principes un modèle d'homme (donc quelque chose qui par définition n'existe pas en acte) mais constitue une norme, et une fin, et dont il peut supposer légitimement que chaque homme à en lui, et en tant qu'il est homme, le « potentiel » de le réaliser plus ou moins parfaitement.

Et en ce sens qu'une pensée de la LIBERTÉ est possible .

Ps: Force est de constater que le programme présomptueusement annoncé par moi de recentrer le débat sur la question de la liberté, n'a pas été accompli de manière satisfaisante :( . N'importe: "faites ce que je dis pas ce que je fais!" 8-)

D.
Modifié en dernier par Durtal le 04 janv. 2009, 21:07, modifié 2 fois.

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Sinusix
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Messagepar Sinusix » 04 janv. 2009, 20:28

Bonsoir Serge,

Je vais essayer de me concentrer sur l'essentiel, en me référant partiellement aux deux messages qui suivent de Louisa, lorsqu'ils posent une problématique identique.

sescho a écrit :Mais le déterminisme est quand-même absolu, et il serait pour le moins incongru de prendre nos ignorances pour un espace de liberté...


Il faut que je travaille tous les échanges qui ont déjà eu lieu sur le forum, mais je pressens déjà que l'apparente divergence de points de vue repose sur l'équivocité du terme déterminisme et/ou de l'emploi que nous en faisons. Si par déterminisme il faut entendre que tout ce qui arrive suit nécessairement les (des) lois de la Nature, et que, dans ce contexte, notre méconnaissance adéquate des choses (l'indétermination épistémologique comme dit Louisa), faisant partie de notre nature, les (des) lois continuent à s'appliquer, je ne peux qu'être d'accord.
En revanche, si par déterminisme absolu, dans une vision téléonomique ou finaliste, on entend unicité absolue et prévisible des conséquences effectives d'un ensemble de conditions causales posées, je n'adhère pas, et ce pour deux raisons principales, à savoir :
1/ Bardamu l'expliquera mieux que moi, mais, parmi les lois de nature "physique", il y a des lois stochastiques (excès de paramètres) ou indéterministes (principe d'incertitude). Il s'agit toujours de lois, donc elles ne signifient pas intercession possible d'un quelconque libre-arbitre divin, dont la conséquence est la non unicité de l'effet attaché à un ensemble de causes spécifiques données, mais plutôt la "prévisibilité" d'une panoplie d'effets clairement définis ;
2/ En matière de pratique humaine, l'homme introduit (du fait de sa particularité de penseur et de créateur d'artefacts, et du fait de ce que j'appelais le hiatus entre ses idées adéquates et ses idées inadéquates), des boucles rétroactives réelles (qui, j'en conviens par avance, sont toujours des lois de nature), lesquelles conduisent au même résultat que le processus défini ci-dessus.
Bref, les lois de la Nature, absolument nécessaires, s'appliquent. D'aucuns, dont je suis, pourraient alors prétendre faire partie de ces lois celles, par exemple, d'un développement des contradictions, tant dans le monde physique (le réchauffement climatique) que dans la société (lutte des classes pendant un temps, accumulation du capital, etc.), toutes lois qui ne sont pas forcément connues ou explicitées de manière adéquate (donc il y a encore beaucoup de travail dans le domaine du 2ème genre), mais qui s'exercent de manière inéluctable.
Donc : Déterminisme absolu, oui. Prévisibilité du résultat, non. D'où rétroaction sur la pratique humaine qui "assiste" au développement de sa propre histoire.
A remarquer sur ce sujet, comme le dit Bergson quelque part, que l'histoire des sciences s'est développée de manière inversement proportionnelle à leur degré d'abstraction : mathématiques, puis physique, puis biologie, etc. (je ne mets pas la philosophie puisque, comme chacun sait.....). Ceci n'est pas neutre pour la suite de notre propos.

sescho a écrit :L’exemple du troisième genre ne laisse pas de m’étonner… Cela me met vraiment sur le c… (vraiment) qu’on puisse le trouver problématique…


Par l'emploi du terme problématique, vous abordez deux notions que nous devons, me semble-t-il, distinguer, pour avancer par la suite. En effet, est problématique pour Sinusix ce qui pose difficulté ou impossibilité de compréhension pour Sinusix (nous nous plaçons dans l'ordre du raisonnement et non de la croyance ou de l'opinion). Deux raisons sont possibles :
1/ L'idée exposée, le déroulement de sa démonstration sont clairs pour Serge, les termes employés ne sont pas équivoques entre Serge et Sinusix, mais la puissance de Sinusix, sur le point précis, est dépassée. C'est ainsi, par exemple, que Bardamu pourra nous dire qu'il ne comprend pas que chacun ne comprenne pas cette évidence que le temps n'est pas un opérateur hermitien ;
2/ L'idée exposée, bien que clairement exposée et ne montrant aucune difficulté langagière (ce qui est le cas de toutes vos citations ci-dessous) pose à Sinusix un problème effectif d'assimilation, c'est-à-dire d'accaparement convaincu de sa lumineuse clarté et évidence. Nous nous situons bien dans ce deuxième cas.

sescho a écrit :Ce qui constitue la connaissance du troisième genre c’est ce qui est dégagé (verbalement) par celle du deuxième genre, mais vu en direct, par l’intuition, en un seul mouvement mental. L’exemple des proportions (trois fois) est évident ; pourquoi se faire des nœuds au cerveau : il s’agit de toute évidence de la connaissance de la même chose (en l’occurrence une proportion) mais suivant des degrés croissants de profondeur, de puissance, de clarté. Et notre conditionnement mental n’est pas tel quand-même qu’on ne sache même plus ce que veut dire intuition !


Nous en sommes d'accord, et c'est là où commencent les difficultés en raison principalement, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, de l'ambiguïté attachée au simplisme de l'exemple de la quatrième proportionnelle retenu pas Spinoza. Car une chose est d'avoir l'intuition du quatrième terme, une autre est d'appréhender directement par l'intuition la valeur de Pi ou les équations de Lorentz.

Il doit donc manquer un maillon pour que je comprenne vraiment la chaîne.
Que l'intuition soit claire, et qu'elle ait sa présence obligatoire dans toute chaîne démonstrative, et comme le dit si bien Alain dans son petit livre sur Spinoza, il faut donc bien qu'à chaque moment de la déduction ce qui est déduit soit connu immédiatement et intuitivement comme vrai. Et sur ce point, ma formation mathématique et scientifique ne peut qu'insister sur l'existence effective de ce balancement continuel, avant et au cours d'une démonstration, donc de la recherche d'une propriété, entre l'intuition immédiate de l'étape suivante et la recherche des liens logiques pour la démontrer,repris immédiatement par la même intuition de l'étape suivante, etc.. Mon problème se situe dans l'acception (ou acceptation), à lire le texte stricto sensu, d'un saut total possible vers le résultat, hypothèse que je ne peux comprendre, car elle est pour moi irrecevable, même si les mots pour le dire sont clairs.
Donc, si telle doit être la lecture, je suis receveur d'un exemple d'intuition immédiate du 3ème genre qui ne serait pas le résultat final de la énième occurrence d'un processus raisonné du 2ème genre. Mais, je vous l'accorde bien volontiers, les mots pour le dire dans le texte sont compréhensibles pour tout bachelier.

sescho a écrit :Dites-moi Sinusix, vous qui me semblez avoir du discernement, qu’y lisez-vous, SVP ?

Que les êtres de Raison et les essences de genre n’existent pas, mais seules les choses singulières et Dieu, et sont donc sans signification ; que la Raison donc – qui les utilise en permanence, et évidemment avec Spinoza – n’a aucune utilité (donc aucun sens, car dire que c’est utile mais sans sens, c’est-à-dire sans réalité, c’est se moquer du monde) ?


Je ne lis, comme vous, rien de tout çà, et, fort heureusement, nul ne perd son temps à se fier aux êtres de raison et aux "essences de genre". Et tout est intelligible.

sescho a écrit :Note : la Raison ne fonctionne absolument pas sur du singulier en tant que singulier, c’est impossible.


Fort heureusement si, mais en s'appuyant sur ce qui précède avant d'aller directement à l'intuition.

sescho a écrit :Que la connaissance du troisième genre ne pouvant être liée à la Raison (qui d’ailleurs n’en démontre effectivement rien), il s’agit d’une qualité merveilleuse, comme magique, toute l’Ethique n’étant là que pour amuser les amateurs de gymnastique intellectuelle ?


Sous réserve de ma compréhension des choses, mais je n'ai pas trouvé le chemin.

sescho a écrit :Que les choses singulières nous sont accessibles clairement et distinctement dans leur singularité ?


Non. Comme je le dis parfois, j'ai l'impression que certains artistes s'emploient à vouloir percer le mur de l'intersubjectif.

sescho a écrit :TRE 24. Quant aux mathématiciens, ils savent par la démonstration de la 19e proposition du livre VII d'Euclide quels nombres sont proportionnels entre eux ; ils savent par la nature même et par les propriétés de la proposition, que le produit du premier nombre par le quatrième est égal au produit du second par le troisième ; mais ils ne voient pas la proportionnalité adéquate des nombres donnés, ou s'ils la voient, ils ne la voient point par la vertu de la proposition d'Euclide, mais bien par intuition et sans faire aucune opération.


Texte limpide, mais voir mon problème ci-dessus.

sescho a écrit :28. Troisième mode [deuxième genre]. Il faut reconnaître qu'il nous donne l'idée de la chose, et qu'il nous permet de conclure sans risque de nous tromper ; néanmoins il n'a pas en soi la vertu de nous mettre en possession de la perfection à laquelle nous aspirons.


J'ai du travail ici pour bien comprendre ce qui est en jeu, mais c'est clair.

sescho a écrit :29. Le quatrième mode [troisième genre] seul saisit l'essence adéquate de la chose [la même sans doute possible], et d'une manière infaillible ; c'est donc celui dont nous devrons faire principalement usage. ...


A supposer que j'y accède, j'ai un problème de rattachement. Le 2ème genre, se concentrant sur les notions communes, n'atteint pas l'essence, ce qui est logique à en croire E2D2 et E2P37, il faut donc attraper autrement l'essence singulière. On peut effectivement en conclure que la connaissance du tout, essence singulière et notions communes ou propriétés, exige l'apport cumulé de 2ème et 3ème.

sescho a écrit :CT2Ch1 (3) … 3° Un troisième ne se contente ni du ouï-dire, qui peut être faux, ni de l’expérience particulière, qui ne peut donner une règle universelle, mais il cherche la vraie raison de la chose, laquelle, une fois trouvée, ne peut tromper ; et cette raison lui apprend que, en vertu de la proportionnalité des nombres, la chose doit être ainsi et non autrement.
4° Enfin, le quatrième, qui possède la connaissance absolument claire, n’a besoin ni du ouï-dire, ni de l’expérience, ni de la logique, parce qu'il aperçoit immédiatement par l'intuition la proportionnalité des nombres.

Note 2 : Le premier a une opinion ou une croyance seulement par ouï-dire ; 2° le second a une opinion ou une croyance par l'expérience, et ce sont les deux formes de l'opinion ; 3° le troisième est assuré par le moyen de la vraie foi, qui ne peut jamais tromper, et c'est la foi proprement dite ; 4° le quatrième n'a ni l'opinion ni la foi, mais il voit la chose elle-même et en elle-même sans aucun intermédiaire.


Tout cela limpide, mais toujours le même problème lié à la quatrième proportionnelle.

sescho a écrit :CT2Ch2 (2) : Nous appelons le second la foi vraie, parce que les choses aperçues seulement par la raison ne sont pas vues en elles-mêmes, et qu'il ne se produit dans notre esprit qu'une persuasion que les choses sont ainsi et ne sont pas autrement.
Enfin nous appelons claire connaissance celle que nous obtenons, non par une conviction fondée sur le raisonnement, mais par le sentiment et la jouissance de la chose elle-même.


Tout cela limpide, mais toujours le même problème lié à la quatrième proportionnelle.

sescho a écrit :CT2Ch4 : (1) Après avoir montré dans le chapitre précédent comment les passions naissent des erreurs de l'opinion, nous avons à considérer maintenant les effets des deux autres modes de connaissance, et d'abord de celui que nous avons nommé la vraie foi [1].

Note 1 : La foi est une conviction puissante fondée sur des raisons, en vertu de laquelle je suis persuadé dans mon entendement que la chose est en vérité et en dehors de mon esprit, semblablement à ce qu'elle est dans mon esprit. Je dis une conviction puissante fondée sur des motifs, pour la distinguer de l'opinion, qui est toujours douteuse et sujette à l'erreur, aussi bien que de la science, qui ne consiste pas dans une conviction fondée sur des raisons, mais dans une union immédiate avec la chose elle-même. Je dis en outre que la chose est en vérité et hors de mon esprit. En vérité, car dans ce cas les raisons ne peuvent pas me tromper : elles ne se distingueraient pas de l'opinion. Je dis en outre qu’elle est semblablement : car la foi ne peut me montrer que ce que la chose doit être, et non ce qu'elle est ; autrement, elle ne se distinguerait pas de la science. Je dis encore : en dehors ; car elle nous fait jouir intellectuellement non de ce qui est en nous, mais de ce qui est hors de nous.

(2) Ce mode de connaissance nous apprend en effet comment les choses doivent être, et non pas comment elles sont en vérité : d'où vient que nous ne sommes jamais complètement unis avec la chose que nous croyons. Je dis donc que cette connaissance nous montre comment la chose doit être, et non quelle elle est. Il y a là une grande différence, car, comme nous l'avons montré dans notre exemple de la règle de trois, si quelqu'un peut trouver par la proportion un quatrième nombre qui soit au troisième comme le second est au premier, il peut dire alors, par le moyen de la multiplication et de la division, que ces quatre nombres sont proportionnels ; et, quoiqu’il en soit réellement ainsi, il en parle néanmoins comme d'une chose qui est en dehors de lui ; tandis que lorsqu'il considère la proportionnalité, comme nous l'avons montrée dans le quatrième cas, il dit que la chose est en effet ainsi, car alors elle est en lui, et non hors de lui. Et voilà pour le premier point.

(3) Quant au second effet de la vraie foi, il consiste à nous conduire à la claire connaissance, par laquelle nous aimons Dieu ; et elle nous fait connaître intellectuellement les choses qui sont hors de nous, et non en nous.

(4) Le troisième effet est qu’elle nous donne la connaissance du bien et du mal et nous fait connaître les passions que nous devons réprimer. …


Clair, mais je n'arrive pas à assimiler la distinction entre connaissance de l'extérieur (est-ce par les lois physiques, notamment sous forme mathématique, les analyses chimiques, biologiques, etc. pour parvenir à H2O) et connaissance de l'intérieur (pour parvenir à la nage en symbiose avec l'élément ?).

sescho a écrit :CT2Ch21 : (3) En effet le pouvoir que nous tenons de la chose elle-même est toujours plus grand que celle que nous acquérons par l'intermédiaire d’une autre chose, comme nous l'avons montré plus haut, en distinguant le raisonnement et la claire intelligence, d'après l'exemple de la règle de trois, car il y a plus de puissance à comprendre la proportionnalité en elle-même qu'à comprendre la règle des proportions. Et c'est pourquoi nous avons souvent dit qu'un amour est détruit par un autre qui est plus grand ; mais nous n'entendons pas par là le désir, qui ne vient pas, comme l'amour, de la vraie connaissance, mais du raisonnement.


Là, par exemple, je cale.

sescho a écrit :CT2Ch22 : (1) Puisque donc la raison (le raisonnement) n'a pas la puissance de nous conduire à la béatitude, il nous reste à chercher si, par le quatrième et dernier mode de connaissance, nous pouvons y arriver. Nous avons dit que cette espèce de connaissance ne nous est fournie par aucun intermédiaire, mais vient de la manifestation immédiate de l’objet à l'intelligence ...


Idem. Pas immédiat, donc problématique.

sescho a écrit :CT2Ch26 : (6) Enfin, nous voyons encore que la connaissance par raisonnement n'est pas en nous ce qu'il y a de meilleur, mais seulement un degré par lequel nous nous élevons au terme désiré, ou une sorte d'esprit bienfaisant qui, en dehors de toute erreur et de toute fraude, nous apporte la nouvelle du souverain bien et nous invite à le chercher et à nous unir à lui, laquelle union est notre salut véritable et notre béatitude.


Clairement exprimé, mais reste problématique.

sescho a écrit :E2P29S : Je dis expressément que l’âme humaine n’a point une connaissance adéquate d’elle-même, ni de son corps, ni des corps extérieurs, mais seulement une connaissance confuse, toutes les fois qu’elle perçoit les choses dans l’ordre commun de la nature ; par où j’entends, toutes les fois qu’elle est déterminée extérieurement par le cours fortuit des choses à apercevoir ceci ou cela, et non pas toutes les fois qu’elle est déterminée intérieurement, c’est-à-dire par l’intuition simultanée de plusieurs choses, à comprendre leurs convenances, leurs différences et leurs oppositions ; car chaque fois qu’elle est ainsi disposée intérieurement de telle et telle façon, elle aperçoit les choses clairement et distinctement, comme je le montrerai tout à l’heure.


Difficile àcomprendre, mais pas insurmontable.

sescho a écrit :E2P37 : Ce qui est commun à toutes choses (voir le Lemme ci-dessus), ce qui est également dans le tout et dans la partie, ne constitue l’essence d’aucune chose particulière.


Nous nous sommes longuement penché sur ce passage. Voir la difficulté récente que j'ai trouvé pour trouver la cohérence avec E1P17S : car le causé diffère de sa cause précisément par ce qu'il tient d'elle

sescho a écrit :E2P38 : Ce qui est commun à toutes choses et se trouve également dans le tout et dans la partie, ne se peut concevoir que d’une façon adéquate.


Fort heureusement, sinon aucune science possible.

sescho a écrit :E2P41 : La connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté des idées ; celle du second et du troisième genre est nécessairement vraie.


Fondamental pour asseoir la science sur l'intelligible et l'intuition qui en est l'autre face incomprise par moi à cette heure.

sescho a écrit :E2P44C2Dm : … les fondements de la raison, ce sont (par la Propos. 38, partie 2) ces notions qui contiennent ce qui est commun à toutes choses, et n’expliquent l’essence d’aucune chose particulière (par la Propos. 37, partie 2), notions qui, par conséquent, doivent être conçues hors de toute relation de temps et sous la forme de l’éternité.


Limpide, plus éternité des lois mises à jour (ce qui n'a pas été démenti à cette heure, me semble-t-il, l'invariance de Lorentz n'étant pas contredite ?).

sescho a écrit :E2P47S : Nous voyons par là que l’essence infinie de Dieu et son éternité sont choses connues de tous les hommes. Or, comme toutes choses sont en Dieu et se conçoivent par Dieu, il s’ensuit que nous pouvons de cette connaissance en déduire beaucoup d’autres qui sont adéquates de leur nature, et former ainsi ce troisième genre de connaissance dont nous avons parlé (dans le Schol. 2 de la Propos. 40, partie 2) …


Dans la même lignée que le reste.

sescho a écrit :E4P52 : La paix intérieure peut provenir de la raison, et cette paix née de la raison est la plus haute où il nous soit donné d’atteindre.

Démonstration : La paix intérieure, c’est la joie qui naît pour l’homme de la contemplation de soi-même et de sa puissance d’agir (par la Déf. 25 des pass.). Or, la véritable puissance d’agir de l’homme ou sa vertu, c’est la raison elle-même (par la Propos. 3, part. 3) que l’homme contemple clairement et distinctement (par les Propos. 40 et 43, part. 2)…


A cela, j'applaudis.

sescho a écrit :E4App : CHAPITRE IV : Il est donc utile au suprême degré, dans la vie, de perfectionner autant que possible l’entendement, la raison, et c’est en cela seul que consiste le souverain bonheur, la béatitude.


A cela, j'applaudis.

sescho a écrit :E5P10Dm : ... l’âme a la puissance de former des idées claires et distinctes, et de les déduire les unes des autres (voyez le Schol. 2 de la Propos. 40 et le Schol. de la Propos. 47, part. 2) ; d’où il résulte (par la Propos. 1, part. 5) qu’elle a la puissance d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant l’ordre de l’entendement.


Limpide.

sescho a écrit :E5P12Dm : Les objets que nous concevons clairement et distinctement, ce sont les propriétés générales des choses, ou ce qui se déduit de ces propriétés (voyez la Défin. de la raison dans le Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2) ...


Tout aussi limpide

sescho a écrit :E5P23Dm : … les idées qui sont en nous claires et distinctes ou qui se rapportent à la connaissance du troisième genre (voy. le Schol. 2 de la propos. 40, part. 2) ne peuvent résulter des idées mutilées et confuses, lesquelles (par le même Schol.) se rapportent à la connaissance du premier genre, mais bien des idées adéquates, c’est-à-dire (par le même Schol.) de la connaissance du second et du troisième genre. …

Scholie : … nous éprouvons que nous sommes éternels. L’âme en effet, ne sent pas moins les choses qu’elle conçoit par l’entendement que celles qu’elle a dans la mémoire. Les yeux de l’âme, ces yeux qui lui font voir et observer les choses, ce sont les démonstrations. …


Filiation clairement énoncée ; reste à bien comprendre.

sescho a écrit :E5P36CS : … et j’ai pensé qu’il était à propos de faire ici cette remarque, afin de montrer par cet exemple combien la connaissance des choses particulières, que j’ai appelée intuitive ou du troisième genre (voyez le Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2), est préférable et supérieure à la connaissance des choses universelles que j’ai appelée du second genre ; car, bien que j’aie montré dans la première partie d’une manière générale que toutes choses (et par conséquent aussi l’âme humaine) dépendent de Dieu dans leur essence et dans leur existence, cette démonstration, si solide et si parfaitement certaine qu’elle soit, frappe cependant notre âme beaucoup moins qu’une preuve tirée de l’essence de chaque chose particulière et aboutissant pour chacune en particulier à la même conclusion.


Là, j'ai un problème.

sescho a écrit :Lettre 21 à Blyenbergh : … convaincu d’ailleurs, quand j’ai trouvé une démonstration solide, qu’il est impossible que je vienne jamais à en douter, je me repose avec une parfaite confiance et sans aucune crainte d’illusion dans ce que la raison me fait voir clairement, et je me tiens assuré, sans même lire l’Écriture sainte, qu’elle n’y peut contredire.


Position scientifique communément admise, mais gâre aux adeptes des croyences (cf. le créationnisme en ce moment).

sescho a écrit :Lettre 37 à Bouwmeester : … toutes nos perceptions claires et distinctes ne peuvent naître que de perceptions de même espèce, lesquelles sont primitivement en nous et n’ont aucune cause extérieure. D’où il suit que toutes ces perceptions ne dépendent que de notre seule nature et de ses lois invariables et déterminées ; en d’autres termes, c’est de notre seule puissance qu’elles dépendent et non point de la fortune, je veux dire des causes extérieures, qui sans doute agissent suivant des lois déterminées et invariables, mais nous demeurent inconnues, étrangères qu’elles sont à notre nature et à notre puissance propre. …


Je ne suis pas d'accord s'il s'agit de croire à une capacité de perception qui serait innée, primitivement en nous. Un peu de culture est quand même nécessaire avant de savoir que c'est la terre qui tourne autour du soleil et non l'inverse.

sescho a écrit :TTP4 : … Si nous considérons maintenant avec attention la nature de la loi divine naturelle, telle que nous l’avons définie tout à l’heure, nous reconnaîtrons : 1° qu’elle est universelle, c’est-à-dire commune à tous les hommes ; nous l’avons déduite en effet de la nature humaine prise dans sa généralité ; 2° qu’elle n’a pas besoin de s’appuyer sur la foi des récits historiques, quels que soient d’ailleurs ces récits. Car comme cette loi divine naturelle se tire de la seule considération de la nature humaine, on la peut également concevoir dans l’âme d’Adam et dans celle d’un autre individu quelconque, dans un solitaire et dans un homme qui vit avec ses semblables. Ce n’est pas non plus la croyance aux récits historiques, si légitime qu’elle soit, qui peut nous donner la connaissance de Dieu, ni par conséquent l’amour de Dieu, qui en tire son origine ; cette connaissance, nous la puisons dans les notions universelles qui se révèlent par elles-mêmes et emportent une certitude immédiate … [notions communes ou axiomes, le reste par déduction logique.]


Limpide et confirme notre vision des notions communes.

sescho a écrit :TTP5 : … il faut observer, quand on se sert de preuves fondées sur l’expérience, que si elles ne sont point accompagnées d’une intelligence claire et distincte des faits, on pourra bien alors convaincre les esprits, mais il sera impossible, surtout en matière de choses spirituelles et qui ne tombent pas sous les sens, de porter dans l’entendement cette lumière parfaite qui entoure les axiomes, lumière qui dissipe tous les nuages, parce qu’elle a sa source dans la force même de l’entendement et dans l’ordre de ses perceptions. D’un autre côté, comme il faut le plus souvent, pour déduire les choses des seules notions intellectuelles, un long enchaînement de perceptions, et en outre une prudence, une pénétration d’esprit et une sagesse fort rares, les hommes aiment mieux s’instruire par l’expérience que déduire toutes leurs perceptions, en les enchaînant l’une à l’autre, d’un petit nombre de principes. Que résulte-t-il de là ? c’est que quiconque veut persuader une doctrine aux hommes et la faire comprendre, je ne dis pas du genre humain, mais d’une nation entière, doit l’établir par la seule expérience, et mettre ses raisons et ses définitions à la portée du peuple, qui fait la plus grande partie de l’espèce humaine ; autrement, s’il s’attache à enchaîner ses raisonnements et à disposer ses définitions dans l’ordre le plus convenable à la liaison rigoureuse des idées, il n’écrit plus que pour les doctes, et ne peut plus être compris que d’un nombre d’individus très-petit par rapport à la masse ignorante de l’humanité. …


Demande réflexion approfondie.

sescho a écrit :TTP6 : … les preuves tirées de la révélation, ne se fondent pas sur les notions universelles et communes à tous les hommes, …

Note 7 : … pour concevoir la nature de Dieu d’une manière claire et distincte, il est nécessaire de se rendre attentif à un certain nombre de notions très-simples qu’on appelle notions communes, et d’enchaîner par leur secours les conceptions que nous nous formons des attributs de la nature divine.


Deleuze a tout dit, et magistralement, sur ce sujet.

sescho a écrit :TTP7 : … dans l’étude de la nature on commence par les choses les plus générales et qui sont communes à tous les objets de l’univers, c’est à savoir, le mouvement et le repos, leurs lois et leurs règles universelles que la nature observe toujours et par qui se manifeste sa perpétuelle action, descendant ensuite par degrés aux choses moins générales


C'est dans la ligne de ce que je dis plus haut : ordre inverse des abstractions.

sescho a écrit :TTP13 : … si l’on prétend qu’il n’y a pas besoin à la vérité de connaître les attributs de Dieu, mais de croire tout simplement et sans démonstration, c’est là une véritable plaisanterie. Car les choses invisibles et tout ce qui est l’objet propre de l’entendement ne peuvent être aperçus autrement que par les yeux de la démonstration ; ceux donc à qui manquent ces démonstrations n’ont aucune connaissance de ces choses, et tout ce qu’ils en entendent dire ne frappe pas plus leur esprit ou ne contient pas plus de sens que les vains sons prononcés sans jugement et sans aucune intelligence par un automate ou un perroquet. …


C'est bien la base de mon penchant pour la vision Spinoziste. Fondamental.

sescho a écrit :TTP14 : … les fondements de la philosophie sont des notions communes, et elle-même ne doit être puisée que dans la nature …


C'est un peu court jeune homme........

sescho a écrit :TTP16 : ... la nature n’est pas renfermée dans les bornes de la raison humaine, qui n’a en vue que le véritable intérêt et la conservation des hommes ; mais elle est subordonnée à une infinité d’autres lois qui embrassent l’ordre éternel de tout le monde, dont l’homme n’est qu’une fort petite partie. C’est par la nécessité seule de la nature que tous les individus sont déterminés d’une certaine manière à l’action et à l’existence. Donc tout ce qui nous semble, dans la nature, ridicule, absurde ou mauvais, vient de ce que nous ne connaissons les choses qu’en partie, et que nous ignorons pour la plupart l’ordre et les liaisons de la nature entière ; nous voudrions faire tout fléchir sous les lois de notre raison, et pourtant ce que la raison dit être un mal n’est pas un mal par rapport à l’ordre et aux lois de la nature universelle, mais seulement par rapport aux lois de notre seule nature.


Rien à redire. Limpide et admis.

Amicalement

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Messagepar Durtal » 04 janv. 2009, 21:26

Sinusix a écrit :A remarquer sur ce sujet, comme le dit Bergson quelque part, que l'histoire des sciences s'est développée de manière inversement proportionnelle à leur degré d'abstraction : mathématiques, puis physique, puis biologie, etc. (je ne mets pas la philosophie puisque, comme chacun sait.....). Ceci n'est pas neutre pour la suite de notre propos.


C'est très bizarre comme idée puisque manifestement chacune de ces sciences s'est manifestement (dans l'histoire des sciences telles que nous la connaissons) développée (je veux dire à produit des résultats nouveaux) au contraire "proportionnellement" à leur degré d'abstraction .
C'est le cas de la géométrie, pensez par exemple au passage des géométries euclidiennes (qui formalisent notre "intuition concrète" de l'espace) aux géométries non euclidienne (qui n'ont plus rien à voir avec nos intuitions spatiales).

J'ai plutôt de la sympathie pour Bergson, mais s'il affirme réellement cela, je trouve qu'il s'agit vraiment d'une erreur de diagnostic manifeste (et assez énorme!).

D.

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Messagepar hokousai » 04 janv. 2009, 22:12

comme le dit Bergson quelque part, que l'histoire des sciences s'est développée de manière inversement proportionnelle à leur degré d'abstraction : mathématiques, puis physique, puis biologie, etc


Bergson a voulu dire que les mathématiques étaient très développées déjà chez les grecs ....et que la biologie , dont l'objet est moins abstrait , l'est maintenant chez nous .

dans l'ordre, on a commencé par une science abstraite (les maths) on en est à une science qui a plus de corporéité dans l'objet .

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Messagepar Durtal » 04 janv. 2009, 23:13

oui mais par exemple les "progrès" (je n'entends par là que la production de résultats nouveaux) de la biologie ont été fonction des progrès de la formalisation et de l'abstraction (pas de biologie moderne sans statistique par exemple).

et encore une fois (c'est pourquoi je parlais de géométrie) même les sciences les plus "abstraites" au départ n'ont "progressé" que d'être encore plus abstraites (ie: éloignée de l'expérience immédiate que nous avons des faits), ce que ne pouvait ignorer Bergson qui est contemporain des évolutions les plus spectaculaires en ce domaine précisément ( pour ce qui concerne du moins la relativisation de la géométrie euclidienne à un cadre beaucoup plus étendu et le développement d'une géométrie consistante basée sur la négation du fameux postulat: " En tout point extérieur à une droite ne passe qu'une seule droite parallèle à cette droite")

Peut être qu'il jugeait qu'il s'agissait de "fumisteries" (comme avec Einstein), je ne sais pas.


Mais bon tout cela est complètement hors sujet

D.

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Messagepar hokousai » 04 janv. 2009, 23:49

Sinusix a peut être opéré un raccourci .......à expliciter .(mais il nous dit cela de mémoire! )Il faudrait voir de près .

Bergson n'ignorait rien des sciences de son temps et je ne pense pas qu'il ne tenait pas Einstein pour un fumiste non plus .Il me semble que l'inversement proportionnel s'il est de Bergson est excessif .(un peu de vrai, beaucoup de faux )

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Messagepar Louisa » 05 janv. 2009, 05:32

Bardamu a écrit :
louisa a écrit :
(...)
C'est dans ce cadre qu'il me semble que Spinoza pose la question de la pédagogie et de l'"humanité". La meilleure pédagogie est celle qui permet à l'enfant de réellement augmenter sa puissance. Que faut-il faire pour y arriver? Faut-il se baser sur une idée d'impuissance?


Bonjour Louisa,
je reprends à nouveau parce que ce que je voulais dire n'était pas vraiment de cet ordre.
Il s'agissait pour moi d'évoquer ce que fait Spinoza lui-même dans ses exposés.

Pour ce faire, on peut sans doute comparer sa manière de procéder dans les lettres à Blyenbergh par rapport à ce qu'il fait dans l'Ethique.
Dans les lettres, son langage me semble directement suivre les idées ontologiques et l'objectif éthique profond. Je n'ai pas vérifié dans les versions latines mais dans la traduction d'Appuhn le terme "impuissance" ne semble pas apparaître une seule fois. Dans une des lettres, Spinoza dit que les comparaisons de puissance sont avant tout des êtres de raison.
Face à un Blyenbergh qui pense Dieu ou le bien/mal comme relevant de jugements moraux, relevant d'un Dieu-juge, Spinoza oppose son système des puissances relatives. Blyenbergh comprend bien qu'il s'agit de toujours parler de plus ou moins grande puissance mais il ne l'accepte pas, s'accrochant à ses idées de jugement.

Dans l'Ethique, il me semble que Spinoza infléchit son discours, peut-être après avoir pris conscience de l'effet qu'il produisait chez Blyenbergh et d'autres (réticences d'Oldenburg, accusations d'athéisme, d'immoralisme conduisant au TTP...). D'après moi, le terme "impuissance" apparaît dans l'Ethique pour traduire de manière plus commune les degrés de puissances, pour faire voir plus aisément qu'il y a une différence entre l'ignorant et le sage.

Si, comme dans les lettres, il avait dit brutalement que quelqu'un voyant clairement qu'il serait mieux à un gibet devrait se pendre, ou que quelqu'un pour qui le crime est vertu devait nécessairement poursuivre dans le crime (d'où ma référence à Sade), l'effet risquait d'être désastreux. Il n'a d'ailleurs pas manqué de l'être pour ceux qui ont compris que les idées de Spinoza impliquait cela et l'ont perçu comme la porte ouverte à tous les excès. Notre époque post-nietzchéenne parvient à saisir sans trop de difficulté ce que peut être une éthique "par-delà le Bien et le Mal", dans l'Abécédaire, Deleuze résumait ça par "en finir avec la morale du jugement", mais je ne crois pas que dans l'Ethique, Spinoza se permette de telles "agressions" envers les mentalités de son temps.

En bref, ce que je voulais dire en me basant essentiellement sur l'Ethique, c'est que Spinoza y adoptait une méthode "douce". Il s'agissait moins de s'interroger sur une pédagogie "spinoziste" que de s'attarder sur la (les) pédagogie(s) utilisée(s) par Spinoza, liée sans doute aux limites de l'acceptable pour l'esprit de son époque.


Bonjour Bardamu,
voici enfin une réponse à ton dernier message, réponse qui risque d'être de nouveau assez longue puisque j'ai finalement préféré déjà entamer une première réponse en détail au lieu d'attendre jusqu'à ce que je pouvais faire le résumé, mais n'hésite pas à me demander de reformuler ce qui suit de manière plus succincte si la longueur ne te convient pas trop.

D'abord, je n'avais effectivement pas compris que tu voulais comparer deux modes d'explication différents (les lettres versus l'Ethique). Je n'ai pas encore étudié les lettres de la même façon que ce que j'ai fait avec l'Ethique, donc je me base pour le moment sur ce que tu en dis. Si dans les lettres il ne parle jamais d'impuissance tandis que ce mot est clairement présent dans l'Ethique, on pourrait en effet se dire qu'ici il s'agit d'une méthode plus "douce", au sens où Spinoza y voulait plus tenir compte du vocabulaire courant (et puisque la notion d'impuissance me semble être centrale dans toute morale, cela vaut probablement toujours). N'empêche qu'à mon sens des propositions comme l'E4P53, ou la préface à l'E4, ou l'E5P10, montrent clairement que l'idée est la même: il faut abandonner la notion d'impuissance s'il on veut réellement augmenter sa propre puissance ou celle de quelqu'un d'autre. Est-ce que tu serais d'accord avec cela, où est-ce que tu crois que dans l'Ethique Spinoza conseille réellement autre chose?

Bardamu a écrit :
louisa a écrit :Comprendre ses limites, cela signifierait alors comprendre qu'on fait toujours tout ce qu'on peut faire, et donc qu'on ne doit pas se sentir coupable de ne pas avoir fait ceci ou cela, par exemple, comme le dit la suite du chapitre que tu viens de citer. Mais tu le liras peut-être différemment? Si oui comment et pourquoi?


Je suis bien entendu d'accord qu'il n'y a pas pour Spinoza d'intérêt à la culpabilité.
Une de tes expressions me semble malgré tout ambigüe.
Quand tu dis "on fait toujours ce qu'on peut faire", je suppose que ça veut dire "on fait toujours ce qu'on peut faire dans les conditions de contrainte où on se trouve". On comprend alors en quoi correspond l'amélioration, c'est-à-dire à être libre de contraintes y compris en les assumant activement.


en fait non, je crois que Spinoza propose un nouveau sens du mot "contrainte". D'ailleurs, est-ce qu'il l'emploie dans sa version de substantif? J'aurais tendance à croire que non (à vérifier), et qu'il parle plutôt d'être ou bien la seule cause d'un acte, ou bien d'être coäctus (par exemple dans la préface), tandis que même ce coäctus est très peu présent. Mon impression: le spinozisme, contrairement au hobbesianisme, n'est pas une philosophie de la contrainte. Il n' y a pas une puissance ou liberté "spontanée", toujours déjà là, que des "obstacles" viennent "contraindre". Il n'y a qu'une seule et même production d'effets, mais ces effets peuvent se déduire ou bien de la nature de l'agent seul, ou bien de la nature de l'agent ensemble avec une cause extérieure (et alors nous sommes "co-agis", nous agissons à la fois par nous-même et par une cause extérieure, étant donc seulement cause partielle de nos actes).

Ce qui est déjà plus présent dans l'E4, c'est le couple coercere vel juvare, contrarier ou aider (par exemple dans l'E4P29), mais même cela est assez rare, et, qui plus est, "moralement" neutre, au sens où "contrarier" est aussi bien utilisé pour l'activité qui consiste à diminuer voire éteindre la force d'une Passion que pour la situation dans laquelle une chose extérieure ne convient pas avec notre nature mais nous affecte néanmoins et ainsi peut aller contre notre effort de conserver notre être (Passion Triste). Mais même dans ce dernier cas, il me semble qu'on ne peut pas dire qu'on fait ce qu'on peut "vu les contraintes", puisque l'alternative, où l'on aurait fait plus si ces "contraintes" n'avaient pas été là, est purement imaginaire (puisque tout est déterminé de toute éternité). C'est pourquoi je crois qu'il faut tout de même dire que l'on fait toujours ce qu'on peut, jamais plus ni moins. Toute puissance est toujours déjà actuelle. Il n'y a pas un "potentiel" de ce qu'on aurait pu faire et que finalement on ne fait pas, vu les circonstances, car ces circonstances sont tout aussi déterminées que notre puissance actuelle. Le monde dans lequel les circonstances auraient été différentes et où on aurait eu une plus grande puissance que notre puissance actuelle, n'existe tout simplement pas. Cela n'est qu'une fiction. Et alors toute "amélioration" doit être compris non pas comme une "libération de" (Spinoza dit-il quelque part qu'il faudrait "se libérer de" ses Passions?), mais comme une réelle augmentation de sa puissance, et donc comme un "devenir-autre", au lieu de le comprendre comme un "devenir-soi" ou un devenir plus "soi-même" etc (c'est-à-dire comme un genre de retour à une "norme" toujours déjà là).

Bardamu a écrit :
louisa a écrit :
(...) Mais cela signifie, je crois, accepter l'idée que la seule façon d'augmenter durablement le degré de puissance d'une puissance donnée, c'est que c'est la puissance donnée qui soit la seule cause de l'augmentation. Et pour pouvoir y arriver, il faut s'appuyer sur la puissance donnée, et non pas sur l'idée de ce qui manque ou sur son "impuissance," si tu vois ce que je veux dire ... ?


Je vois ce que tu veux dire.
En fait, le point qui me semble purement logique, c'est que lorsqu'on pense en terme de dynamique (augmenter, réduire), on pense automatiquement en différences de niveau. Il n'y a ensuite qu'une question de vocabulaire soit qu'on s'autorise à parler d'"impuissance" pour un niveau inférieur, soit qu'on préfère parler plus justement de "moindre puissance".


que dit-on lorsqu'on dit qu'il s'agit d'une "moindre puissance"? A mon avis ou bien que juste avant on avait une puissance plus grande (et donc qu'on vient de subir une Tristesse), ou bien que juste avant on avait une puissance plus petite (et alors on vient d'éprouver une Joie). Dans les deux cas, on a la description d'un état, et non pas d'un passage d'un état à l'autre. Alors que la question pédagogico-éthique me semble précisément porter sur ce passage: comment faire passer quelqu'un d'une puissance moindre à une puissance plus grande? Et c'est là que je crois que les propositions citées ci-dessus, même déjà dans l'Ethique, indiquent que le terme d'impuissance non seulement ne permet pas de penser une réelle augmentation (il s'agit plutôt d'un constat d'un manque), mais est souvent lui-même cause d'une diminution de la puissance, donc cause de l'effet inverse de ce qu'on essayer de produire d'un point de vue pédagogique ou éthique.

Bardamu a écrit :
louisa a écrit :
Seulement je crois que l'existence dans la durée finalement ne s'oppose pas à l'existence d'un point de vue éternel, les deux co-existent, je crois. On peut privilégier la perception sous l'aspect de la durée ou celle de l'éternité, les deux sont "vraies" simultanément.


Oui. C'était en effet mal exprimé (ou mal pensé...).
La question serait de distinguer entre le premier genre de connaissance, le régime des affects subis, et les autres genres de connaissances.
Je reste attentif à distinguer :
- ce qui sera dans l'ordre du premier genre et ne se conçoit que dans la durée (les effets mécaniques des passions)
- ce qui sera repris aux 2nd et 3e genre pour prendre une dimension supplémentaire selon l'éternité.
C'est pour cela que lorsqu'il est dit que telle ou telle idée est associée à tel ou tel affect, je vérifie de quel ordre de connaissance on parle. Lorsqu'il y a tristesse, on est forcément dans le 1er genre, lorsqu'il y a joie on peut être dans le passionel-passif ou l'intellectuel-actif.

Un exemple représentatif, la démonstration de E4p53 :

1er temps, tristesse du fait d'un empêchement :
L'humilité, c'est la tristesse qui naît pour l'homme du spectacle de son impuissance (par la Déf. 26 des pass.). Or l'homme, en tant qu'il a de soi-même une connaissance raisonnable, comprend par cela même son essence, c'est-à-dire (par la Propos. 7, part. 3) sa puissance. Si donc l'homme, en se considérant lui-même, aperçoit en lui quelque impuissance, cela ne peut venir de ce qu'il se comprend lui-même, mais bien (comme on l'a démontré à la Propos. 55, part. 3) de ce que sa puissance d'action est empêchée de quelque manière.


Pautrat traduit: "de ce que sa puissance d'agir se trouve contrariée" (de nouveau coercere), ce qui me semble être plus correcte que "empêchée", justement parce que comme le dit l'E3P55, il s'agit de d'abord s'imaginer quelque chose qui pose ponere) sa puissance d'agir, et ensuite quelque chose qui la diminue donc contrarie, fait évoluer dans l'autre sens (toute puissance faisant toujours effort de devenir plus heureux/puissant)). Ici on voit bien que contempler son impuissance n'est possible que si d'abord on s'imagine avoir une puissance plus grande que celle que l'on n'a, pour ensuite penser à quelque chose qui l'a diminué. L'impuissance, en tant qu'état/constat, n'est qu'un mot pour caractériser ce qui manque, manque dont on s'imagine qu'il aurait pu ne pas exister.

Sinon je suis d'accord avec ce que tu viens de dire ci-dessus.

Bardamu a écrit :2e temps, conception adéquate d'une limitation par du positif, du plus puissant :
Suppose-t-on que l'idée de cette impuissance vient de ce que l'homme conçoit une puissance plus grande que la sienne et dont la connaissance détermine sa puissance propre ; cela ne signifie pas autre chose alors, sinon que l'homme se comprend lui-même d'une façon distincte (en vertu de la Propos. 26, part. 4), parce que sa puissance d'agir vient à être favorisée.

Conclusion :
Ainsi donc l'humilité, je veux dire la tristesse qui naît pour l'homme de l'idée de son impuissance, ne provient pas de la vraie connaissance de soi-même ou de la raison ; ce n'est point une vertu, c'est une passion.
C. Q. F. D.


en ce qui me concerne, je n'ai pas encore bien compris l'avant-dernière phrase de cette démonstration. Dans la traduction de Pautrat: "Que si nous supposons que l'homme conçoit son impuissance de ce qu'il comprend quelque chose de plus puissant que lui, par la connaissance de quoi il détermine sa puissance d'agir, alors c'est que nous concevons que l'homme se comprend distinctement lui-même, autrement dit (par la Prop. 26 de cette p.) que sa puissance d'agir se trouve aidée." Est-ce qu'ici Spinoza parle de quelque chose de positif ou non? Ce qui me fait penser que non, c'est la phrase juste après, qui dit la Tristesse causée par le fait de contempler son impuissance est une passion. Ce qui me fait penser que oui: Spinoza distingue ici éventuellement deux façons de concevoir l'impuissance: la première cherche de l'impuissance en nous-même, et là nous sommes dans les idées inadéquates donc la passion, la deuxième détermine positivement notre propre puissance en la comparant avec une puissance plus grande et en constatant l'écart. Est-ce que là on est encore dans l'Humilité ou non? Et si non, qu'est-ce qu'on fait plus précisément? Y aurait-il une satisfaction de soi-même dans la détermination de sa propre impuissance comparée à une puissance plus grande, et si oui, comment cela pourrait-il être possible?

Bardamu a écrit :
Louisa a écrit :je dirais qu'il s'agit simplement du parallélisme? Si l'impuissance est synonyme de Tristesse, l'idée de l'impuissance l'est aussi?


Ah, je ne pensais pas que tu puisses lire les choses ainsi.

La tristesse est chez l'homme le passage d'une plus grande à une moindre perfection.
A priori, cela ne concerne pas particulièrement le corps, ce n'est pas le corps qui réduit sa puissance avec une idée de réduction l'accompagnant.


comment l'un pourrait-il se produire sans l'autre? Une Tristesse n'est-ce pas avant tout un Affect, donc une affection du Corps qui diminue la puissance d'agir de ce Corps, et en même temps l'idée de cette affection (E3 Déf.3)?

Bardamu a écrit :La tristesse n'est pas au premier abord un objet correspondant à une idée, c'est directement une réduction de la puissance de penser (et d'agir dans l'étendue), une réduction de la puissance à former des idées.


si tu dis "réduction de penser et d'agir dans l'étendue", il me semble que nous sommes d'accord ... non?

Bardamu a écrit :Donc, quand je dis "idée d'impuissance", il s'agit de la reprise de cette variation de puissance dans une idée.


l'impuissance serait pour toi une variation de la puissance? Si oui, pourquoi le penses-tu?

En attendant: disons qu'il me semble que l'idée d'impuissance en tant que telle n'est pas encore un Affect, c'est juste une idée, mais le problème, c'est que cette idée est inévitablement la cause d'une Tristesse, donc d'une diminution de ma puissance d'agir et de penser (à condition qu'il s'agit d'une idée de mon impuissance, bien sûr - sinon on est ou bien dans la Pitié (Tristesse causée par l'imagination d'un malheur qui arrive à quelqu'un jugé semblable à nous, E3 Déf. des Affects 18) ou dans la Miséricorde (Tristesse du malheur d'autrui, E3 Déf.Aff.24; dans les deux cas l'Affect de Tristesse est accompagnée de l'idée d'une chose extérieure, tandis que la Tristesse causée par l'imagination de sa propre impuissance est un Affect accompagnée de l'idée d'une chose intérieure comme cause).

Bardamu a écrit : Que ce soit pour nous ou pour un autre, on prend pour objet cette variation, soit qu'on subisse une image (un "spectacle de la tristesse" ou de l'impuissance), soit qu'on produise un être de raison correspondant à la comparaison du plus et du moins.


comment fais-tu ici plus précisément la distinction entre image et être de raison?

Bardamu a écrit :Vu comme cela, l'idée d'impuissance ne détermine aucun affect a priori. Pour celui qui est victime de haine envers quelqu'un, il y a de la joie par cette idée-image de l'impuissance, d'où mon interrogation sur la manière dont tu associais un affect particulier à l'idée d'impuissance.


ah ok, oui alors nous sommes d'accord. L'idée d'impuissance n'est pas encore en tant que telle un Affect. Elle peut être la cause d'Affects très différents, selon qu'elle est accompagnée d'une idée de cause extérieure ou intérieure et selon que l'on aime ou haït la cause extérieure. Et donc en effet, dans mon message précédent je ne parlais que de l'idée d'impuissance en tant qu'elle est "cause interne", donc en tant qu'il s'agit de notre propre impuissance (que cette idée soit causée par nous-même (Humilité) ou par quelqu'un d'autre (imaginaire (Honte) ou non (Mépris?)).

Bardamu a écrit :Mais je suppose donc que dans ta pensée, "idée d'impuissance" signifiait "côté idéel de l'impuissance-tristesse". Auquel cas, tu n'appliquerais cela qu'à l'effet interne de telle ou telle idée, ce serait "l'idéel de ma tristesse" et pas "l'idée d'une tristesse, la mienne ou celle d'un autre" comme je l'entendais.


en effet, je ne parlais que de l'effet interne (mais je ne crois pas qu'alors on n'a qu'un "côté idéel" de l'impuissance, puisque l'idée de notre impuissance est bien réelle, donc est une idée qui en tant qu'idée a son "parallèle" dans le Corps, tandis que l'effet qu'elle cause (Tristesse) est lui aussi autant "idéel" que corporel.

Bardamu a écrit :La question est alors : est-ce qu'une variation de puissance du côté de la pensée peut être qualifiée d'idée ? est-ce qu'une variation de la puissance de penser est une idée ?


lorsqu'on lit l'E3D3, on voit qu'un Affect est caractérisé par une affection qui diminue ou augmente (donc fait varier) notre puissance d'agir (corporelle) et l'idée de cette affection.

Mais est-ce l'idée elle-même qui diminue ou augmente notre puissance de penser? Si l'on tient compte de l'Explication de la Définition Générale des Affects, fin E3, on dirait que non, puisque l'idée qu'est tout Affect ne fait qu'affirmer une puissance moindre ou plus grande qu'auparavant. L'idée n'indique donc pas vraiment le passage d'un état à un autre (contrairement à l'affection, qui elle semble être le passage même), mais plutôt l'état "final" d'une puissance augmentée/aidée ou diminuée/contrariée, sans aucune comparaison entre l'état présent et l'état juste avant. En tant que l'idée constate une moindre puissance, elle doit forcément constater à la fois une moindre puissance d'agir et de penser. Mais elle n'est pas en tant que telle cette variation de la puissance de penser.

Bardamu a écrit :
Louisa a écrit :non en effet, donc justement, il n'y a pas de définition de l'impuissance puisque l'impuissance n'est qu'une privation, rien de positif, rien qui se laisse définir.


J'ai quand même regardé un peu.
On trouve (E1p11 autre dém.) : "Pouvoir ne pas exister, c'est évidemment une impuissance". Ce serait l'impuissance considérée ontologiquement, c'est-à-dire justement rien qui ne soit ontologique, et donc un simple mot, un mot vide pour désigner ce que notre pensée forge en opposition à l'existence.


oui, mais s'agit-il d'une définition? Je crois que non, il s'agit plutôt d'un exemple. Tout comme la préface de l'E4 parle d'une impuissance "à maîtriser et à contrarier les affects". On est toujours impuissant en quelque chose (impuissant à continuer à exister infiniment, impuissant à contrarier une passion, etc.). On n'est jamais impuissant "en soi", et en cela il n'y a pas d'impuissance ontologique, je crois, et donc pas de définition non plus. On peut toujours dresser une liste interminable de choses qu'une chose singulière ne peut pas faire, cela ne dira jamais rien de son essence. Même dire d'une essence d'une chose singulière qu'elle n'enveloppe pas l'existence n'est pas en donner une définition, c'est dire quelque chose d'elle négativement. Le problème n'est pas que dire quelque chose de négatif serait faux (souvent c'est vrai, bien sûr), le problème c'est que cela ne dit rien d'ontologiquement vrai de l'essence en question, puisque toute définition doit toujours être entièrement affirmative.

Bardamu a écrit :Si il y a une notion d'impuissance, ce serait en tant qu'être de raison comme expliqué dans la lettre XXI à Blyenbergh : "Je dirai donc en premier lieu que la privation n'est pas l'acte de priver, mais purement et simplement l'absence ou le manque d'une certaine chose, autrement dit, elle n'est rien par elle-même ; ce n'est qu'un être de raison, une manière de penser que nous formons quand nous comparons les choses entre elles."


oui en effet. L'impuissance n'existe que dans notre Esprit, pas dans le monde hors de l'entendement, et tout comme c'est le cas pour l'imperfection, il s'agit simplement de parler de quelque chose d'absent dont on imagine la présence (comme le dit aussi l'E3P55).

Bardamu a écrit :
Louisa a écrit :
en effet, pas d'affect particulier, mais affect quand même, est qui plus est, affect passif dans tous les cas, non? Or tu sembles faire une exception pour la piété ... en quoi la piété aurait-elle besoin de concevoir l'homme comme étant impuissant ... ?


Justement, je mentionnais que contrairement aux affects passifs, l'homme raisonnable serait raisonnablement porté à la piété par le "spectacle de l'impuissance". Le "spectacle de l'impuissance" est à prendre dans un sens assez commun, l'image d'un homme dormant sur le trottoir en ce moment par exemple.


La Piété est le "Désir de faire du bien qu'engendre en nous le fait que nous vivons sous la conduite de la raison" (E4P37 scolie I). Or vivre sous la conduite de la raison n'est-ce pas vouloir augmenter maximalement la puissance d'un maximum de gens, indépendamment du degré de puissance qu'ils ont actuellement, et cela seulement parce que plus leur puissance augmente, plus on va convenir avec eux? En quoi aurait-on besoin de concevoir l'autre comme étant impuissant pour pouvoir vouloir augmenter sa puissance? De nouveau, il me semble que cette idée est peu adéquate, car si l'on veut que l'autre augmente sa puissance durablement, il va falloir créer une situation où il peut éprouver une Joie active, donc produire une idée qui ne se déduit que de sa puissance seule, et pour savoir quelle situation créer, il me semble qu'il faut surtout avoir compris en quoi consiste sa puissance actuelle. Contempler son impuissance en revanche nous permet juste de dire quelle puissance on aimerait qu'il ait, sans plus, sans déjà savoir comment y arriver. Tandis que contempler l'homme qui dort dans la rue comme étant impuissant et voulant l'aider sur une telle base, ne serait-ce pas proche de la Pitié?

En tout cas, c'est un peu ce que je pense pour l'instant (à vérifier). Avantage éventuel de voir les choses ainsi: on comprend mieux pourquoi toutes les "bonnes intentions" de pas mal de gens qui veulent s'occuper des sans-abris ne donnent aucun effet. On propose ceux-ci de venir dormir dans des endroits où ils auront gratuitement un lit, mis dans une salle collective, et on se dit, en tant que non sans-abri, que cela doit tout de même être mieux que de dormir sur le trottoir. Or il se fait que pas mal de sans-abris trouvent que non, cela n'est pas vrai du tout. Pourquoi? Parce qu'ainsi on ne les approche que comme des gens qui "manquent" quelque chose. Ce qui ne peut jamais marcher. La première chose qu'ils demandent, c'est la dignité humaine, c'est d'être respecté, c'est-à-dire d'être abordé dans leur puissance à eux, même si celle-ci est censée être très petite. Il est ainsi plus efficace de les aborder en tant que gens qui eux aussi ont droit à (au sens de: ont la puissance de) l'autonomie, à la décision autonome/personnelle. Il faut donc réussir à créer une situation dans laquelle cela devient pour eux une Joie active d'aller dormir dans le chaud dans un local offert par "la société", cette société qui n'a pas voulu d'eux et qu'ils ont maintenant la fierté de refuser à leur tour, seule "puissance" ou dignité humaine qui leur reste. Ce refus c'est leur acte de résistance à eux, c'est leur manière de conserver leur être. Aussi longtemps qu'on ne les voit pas ainsi, qu'on ne les voit qu'en tant qu'ils manquent quelque chose, on ne fait que renforcer le message que la société leur a donné depuis longtemps, et qui était précisément à la base de leur décision d'aller vivre dans la marginalité, loin de cette influence négative, même si cela entraînait un tas de risques et de danger.

Enfin voilà, c'est tout cela que la notion d'impuissance ne permet pas de penser, il me semble.

On pourrait référer à un reportage vidéo que Le Monde a récemment fait dans le bois de Vincennes (si je ne m'abuse). On y voyait une femme d'une cinquantaine d'années, devant sa "tente". C'était la seule femme sans-abri dans tout le bois. Elle montrait l'intérieur de sa tente, puis un ensemble de branches et de petites choses en plastic: son arbre de Noël. On pourrait très facilement se dire qu'un tel "spectacle" est épouvantable, tellement cet arbre manquait de charme et de tout ce qu'un arbre de Noël est censé avoir. Mais ce n'était pas ainsi que la femme le voyait. Pour elle, l'essentiel y était, elle honorait la tradition, et prouvait par là même son appartenance à "l'humanité", sa dignité, sa puissance à elle, son pouvoir d'encore pouvoir célébrer ce qu'on doit célébrer même dans des circonstances extrêmement difficiles et absurdes. Et lorsqu'on le voit ainsi, on peut difficilement lui donner tort: il faut une puissance assez extraordinaire pour être capable de rester humain dans un environnement si inhumain, si propice à contrarier tout Désir humain. Cette puissance, elle l'avait. Que par ailleurs elle était impuissant à faire un tas d'autre chose n'y changeait rien. Vivre sous la conduite de la raison, apprendre à ne voir que ce qu'il y a de bon dans chaque chose, ne pourrait-ce être cela, apprendre à voir la puissance même d'un sans-abri, au lieu de le voir comme quelque chose de misérable qui a absolument besoin de nous pouvoir devenir moins impuissant?

Bardamu a écrit :
Louisa a écrit :(...) le sage veut partager son savoir parce que cela lui fait plaisir à lui que de constater que quelqu'un d'autre a compris quelque chose (...) le sage ne veut pas faire des autres son "semblable", il veut satisfaire leur plus profond désir à eux et ainsi se nouer d'amitié à eux.
(...) C'est même la raison pour laquelle c'est un véritable plaisir pour le sage de pouvoir obtenir un tel résultat, car cela signifie que l'autre se singularisera encore plus, s'individualisera encore plus, et plus l'autre est un Individu puissant, plus une union avec lui donne plus de pouvoir au sage.


Par "semblable" (et pas identique) je voulais dire "quelqu'un qui comprend quelque chose" puisque ce qui définit la sagesse est de comprendre.


oui d'accord, je crois que tu as raison. En ce sens, le sage veut bel et bien rendre l'autre semblable à soi-même.

Bardamu a écrit :Mais je ne crois pas que le sage veuille satisfaire le plus profond désir de n'importe qui ou n'importe quoi. Le plus profond désir d'un être pour qui le crime est vertu, est d'être criminel, quant aux désirs des enfants ils sont extrêmement fluctuants.


je ne sais pas ... . Le plus profond désir du criminel, c'est de conserver son être, comme toute chose singulière, non? Alors il se fait que pour lui, cela se fait en s'opposant à d'autres gens. En cela, il a mal compris le monde, il a des idées inadéquates. Mais en tant qu'il a des idées inadéquates, il subit, il n'exprime pas son seul Désir à lui (puisque son désir à lui c'est de conserver son être et qu'il pourrait le faire beaucoup plus adéquatement en ayant une vie non criminelle).

Quant aux enfants: oui leurs désirs sont extrêmement fluctuants (d'ailleurs ceux des adultes de parfois plus de 50 ans avec qui je travaille le sont tout autant, ce n'est hélas pas l'apanage d'enfants seuls ..), mais en ce qu'ils ont des désirs contraires, ils subissent, non? A côté de cela, ils ont aussi un Désir qui est leur essence même, et qui consiste à s'efforcer à conserver leur être. Il me semble que là, de nouveau, on peut les concevoir dans leur essence à eux, et c'est là-dessus qu'il faut s'appuyer (donc sur leur désir de devenir plus puissant) pour pouvoir les éduquer. Ok, leur essence telle qu'elle est constituée dans le temps contient énormément d'idées inadéquates, comparé au nombre d'idées adéquates. Mais, aussi petite soit-elle, ils ont forcément aussi déjà une essence éternelle, et celle-là est purement affirmative et ne comprend que leurs idées adéquates, donc leur désir de comprendre, donc leur puissance.

Par conséquent, on ne peut "convenir" avec tous ces "impuissants" (sans-abri, criminel, enfant) que lorsqu'on a réussi à trouver en quoi ils ont réellement quelque chose en commun avec nous (leur "humanité") et en quoi consiste réellement leur puissance à eux (leur puissance/essence singulière). Leur faire contempler leur impuissance en revanche ne peut que renforcer leur Tristesse, et donc leur Haine pour la société (dans le cas des criminels et des sans-abris) et pour toutes ses "belles âmes". De nouveau, il ne s'agit pas de "bonnes intentions", mais d'une conduite sous la raison, et c'est celle-ci qui prescrit d'essayer de convenir avec un maximum de gens.

Bardamu a écrit :Ce que ne peut pas le sage c'est désirer qu'un fou reste fou, un criminel reste criminel, un enfant reste enfant.


oui en effet.

Bardamu a écrit :La démonstration de E4p70 (L'homme libre qui vit parmi des ignorants s'efforce, autant qu'il est en lui, de se soustraire à leurs bienfaits.) montre qu'il y a des limites aux concessions à faire au déraisonnable.


oui absolument. Je crois que cela est très important.

Bardamu a écrit :Si la singularité est appréciable c'est dans le cadre de l'expression de l'"être-raisonnable", lorsque la variété d'idées et d'attitudes ne peuvent que bien se composer.


oui, tout à fait d'accord. Or justement, en tant qu'on a des idées inadéquates, on est "co-agi", on n'est en train d'exprimer notre singularité dans sa puissance propre que de manière "partielle".

Bardamu a écrit :
Louisa a écrit :d'après ce que j'ai compris, dans l'E3P55 Spinoza lie effectivement l'idée d'impuissance à la Tristesse. Mais tu vois peut-être une manière d'interpréter cette proposition différemment?


Eh bien, ça reviendrait à redire ce que je disais sur la différence entre imaginer l'impuissance et comprendre l'impuissance (ou la puissance limitée). Au passage, en relisant la démonstration de E3p55, je m'aperçois que ça pourrait aller dans le sens de mon affirmation (cf plus haut) comme quoi il n'y a pas en première instance d'"idée de tristesse", que la tristesse ne s'accompagne pas d'une "idée de tristesse" mais est effet d'une idée attristante. En l'occurrence, c'est quand l'esprit produit une image de lui-même impuissant (suam imaginatur impotentiam) qu'il est attristé.


oui, comme déjà dit ci-dessus, tout à fait d'accord.

Bardamu a écrit :
Louisa a écrit :(...) Parler d'impuissance a donc une connotation purement polémique, je crois: Spinoza veut montrer par là que l'homme n'est pas tout-puissant, n'en déplaise aux moralistes. Mais ce ne sont que les moralistes qui ont besoin de voir les choses ainsi. Pour le commun des mortels, devenir plus heureux requiert de tout autres choses, choses expliquées par l'E5.


On peut se dire que le "moralisme" implique l'idée que l'homme est libre de ses actes, qu'il y a là une forme de toute-puissance, mais je ne crois pas que les moralisateurs aient été foncièrement choqués par l'idée qu'on parle de l'impuissance des hommes comme le fait Spinoza.
Par exemple E4p56 : Le plus haut degré de l'orgueil comme de l'abjection marque le plus haut degré d'impuissance de l'âme.


en effet, c'est là que l'idée que tu as mentionnée plus haut me semble éventuellement être intéressante: dans l'Ethique Spinoza veut tout de même rester maximalement proche du vocabulaire courant, et donc continue à parler souvent d'impuissance dans la partie E4. Mais pour moi, on ne peut pas nier que cette partie contient néanmoins un genre de "révolution clandestine", qui refait surface notamment à des endroits comme l'E4P53 ou dans la préface, et encore beaucoup plus dans la partie 5, révolution qui consiste à ôter toute "consistance" à l'impuissance (c'est-à-dire, on peut bien sûr le nier, mais pour pouvoir comprendre pourquoi, il me faudra quelques explications). C'est dans la retraduction de l'impuissance comme pure "privation" que consiste le changement radical par rapport aux moralistes, je crois (hormis l'abolition des causes finales, voir ci-dessus). L'impuissance n'est plus "incarnée" dans la tentation du diable, l'impuissance est réduite au néant, au rien. C'est là que tout moraliste forcément n'a plus grand-chose à dire, car s'il ne peut plus chasser les vices, que va-t-il encore dénoncer? C'est là qu'il est du coup obligé de trouver une solution plus constructive, plus efficace, aux passions.

Donc oui, ceux qui veulent continuer à moraliser peuvent le faire: on peut toujours se dire que l'Orgueil, la Lâcheté etc., "c'est pas bien" ("der Geist ist willig aber der Fleisch ist schwach", comme le chante Bach dans la Passion de Matthieu), mais cela seulement lorsqu'ils se limitent à une lecture superficielle de l'Ethique, qui ne fait que chercher une confirmation de ce qu'ils pensent déjà pour faire fi de tous les autres passages plus problématiques.

Bardamu a écrit :Je resterais plutôt sur l'idée que dans l'Ethique Spinoza a préféré affirmer une hiérarchie non-exempte de connotations morales pour que sa pensée soit plus acceptable par l'esprit de son temps.


oui, cela ne me semble pas être exclu. Mais n'oublions pas que ce livre n'a connu qu'une publication postume. Puis essayer de se conformer maximalement à son époque (ou aux moralistes d'aujourd'hui, qui ne me semblent pas être fondamentalement différents) ne signifie pas encore conserver les mêmes idées. Il suffit d'y ajouter juste quelques propositions, comme l'E4P53, pour bousculer toute morale, tandis que Spinoza pouvait tranquillement continuer à compter sur l'idée que la plupart des moralistes n'allaient jamais avoir la patience de procéder à une analyse détaillée de chaque proposition pour pouvoir avoir accès au sens plus profond de l'Ethique. Ceci étant dit, il me semble tout de même que les moralistes à l'époque ont immédiatement été fort choqués, non ... ? Enfin, à vérifier, bien sûr.
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Messagepar Durtal » 05 janv. 2009, 09:41

Bardamu,



je vais revenir sur ton intéressante intervention. Mais je trouve que ta solution en terme de "concession au vocabulaire" n'est pas vraiment satisfaisante. Je vois mal dans ce cas en effet pourquoi Spinoza dirait le genre de choses qu'il dit sur Dieu (qu'il est la substance étendue) dirait le genre de chose qu'il dit sur le rapport de l'intellect humain et celui de Dieu corollaire P11 E2 en l'assortissant d'un commentaire dont la substance est: je sais bien que vous n'allez rien comprendre du tout, mais vous ne le pouvez pas encore: lisez tout, que Dieu n'agit pas par la liberté de sa volonté, que le libre arbitre est un rêve, que l'âme périt (en partie) avec le corps, Bref des choses qui en un certain sens était au moins aussi scandaleuses (et dangereuses pour lui même à l'époque) que l'affirmation de son (supposé)"amoralisme".

Pourquoi serait-il aussi radical et dirait-il les choses aussi franchement ici et plus du tout quand il parle de "servitude" humaine?

Je suis assez d'accord pour dire avec Serge que si "l'Ethique" s'appelle "l'Ethique" c'est qu'elle EST une Ethique ( et pas par exemple un traité de physiologie humaine qui est autre chose, ni même "d'éthologie" comme le dit Deleuze je crois). Que Spinoza ne soit pas le penseur d'une éthique du Devoir ( d'une éthique déontologique) est une chose (bien sur c'est vrai) mais il défend clairement une solution de type "utilitariste" et "conséquentialiste" par certains de ces aspects au "problème moral" (N'en déplaise peut être à Deleuze qui, lorsqu'il parle de morale parle en fait toujours de Kant avec lequel il avait semble-t-il un compte a régler :D ), bien qu'il prolonge aussi cela dans une perspective qui n'a sans doute plus grand chose à voir avec l'utilitarisme ( savoir en une doctrine de la béatitude).

Mais je reprendrai le problème que tu poses dès que j'en aurais le temps.

D.

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Messagepar Sinusix » 05 janv. 2009, 16:10

Bonjour, cher Durtal.

Si je peux me permettre, votre message est pour moi d'une clarté remarquable et rencontre la courte synthèse à laquelle mon fonctionnement neuronal inconscient nocturne avait abouti ce matin ; je vous remercie donc de la joie que j'ai éprouvée et dont vous avez la paternité partielle. Je ne laisse que l'extrait ci-dessous de votre message, lequel me paraît encadrer votre démonstration (j'ai passé en gras le point fondamental pour moi).

Durtal a écrit :Qu'est ce que la puissance d'une chose finie en général?

Je la définis comme la puissance même de Dieu en tant qu'elle constitue la puissance d'une chose quelconque, cependant que cette puissance est limitée ou bornée par la puissance même de Dieu en tant qu'elle constitue la puissance d'une autre chose quelconque, laquelle est elle-même de nouveau bornée et limitée par la puissance même de Dieu en tant qu'elle constitue l'essence d' une autre troisième, elle aussi bornée et limitée par …. et ainsi de suite à l'infini.

En termes plus simples: la puissance d'une chose finie se définit comme la proportion de la puissance de Dieu elle même qu'elle exprime en existant et en agissant compte tenu des limites et des contraintes que lui impose la puissance propre des autres choses, lesquelles puissances se définissent dans les mêmes conditions et obéissent à la même contrainte et cela aussi loin qu'il y a des choses et des puissances finies, c'est à dire à l'infini.


Tout d'abord, je rappelle la difficulté qui se présentait à moi, suite au feuilleton de nos échanges avec Louisa sur l'essence d'une chose singulière, à savoir la contradiction apparente entre le couple conjugué E2D2 et E2P37, et la phrase de E1P17S selon laquelle : Le causé diffère de sa cause précisément par ce qu'il tient d'elle, et ceci en raison de E1P3.

Le problème se situant au niveau du contenu et du sens de l'ordre causal cause/effet, reprenant donc ma copie mentale, je suis arrivé à la synthèse suivante.
Il faut distinguer deux ordres de causalité distincts, à savoir :
1/ Le premier et véritable ordre causal, que j'appelle logique ou ontologique, lequel apparaît au niveau de la causa sui en premier ordre logique, "puis" (je mets les guillemets puisqu'il ne s'agit que d'un ordre logique) entre la nature naturante et la nature naturée. A ce niveau, nous avons bien incommensurabilité entre Dieu (substance et attributs) et ses modes immédiats infinis. Le causé diffère bien de sa cause, tant au regard de l'existence que de l'essence. C'est ainsi donc, comme le dit M. Guéroult que l'incommensurabilité n'est pas entre l'entendement divin et le nôtre, mais entre Dieu et son entendement infini. C'est, d'une manière certaine, le seul niveau d'incommensurabilité, entre la substance absolument infinie et ses modes immédiats infinis.
2/ Le second ordre causal, que j'appelle volontairement chronologique nous fait quitter l'Etre pour nous faire entrer dans le "développement" de la nature naturée, que nous connaissons au travers du commerce des choses et du commerce des idées. Qu'est-ce à dire à partir de ce "moment" là sinon que nous entrons à l'intérieur de l'ensemble infini et de l'infinité de ses partitions possibles, que nous ne parlons plus d'effets dans le même sens qu'auparavant, mais que nous assistons à une partition incessamment renouvelée du même ensemble, respectant le parallélisme de la distribution attributive. C'est en ce sens, par exemple, que l'entendement humain est commensurable à l'entendement divin infini, qu'il n'en est pas l'effet, mais une partie, raison fondamentale pour laquelle la science est possible.
Ainsi donc, au sein de la nature naturée, parler d'effets consécutifs à une cause revient à utiliser les mêmes termes que précédemment mais dans une acception selon moi différente dans la mesure où, au sein de la nature naturée, la relation "langagière " entre cause et effet relève de l'application, dans chaque cas considéré, de lois de la nature, c'est-à-dire de l'ordre de la nécessité (le soleil n'est pas cause du mouvement de la terre autour de lui, mais la loi de gravaitation universelle s'applique entre l'objet soleil et l'objet terre, en relation elle-même avec l'ensemble de l'univers - Pierre et Marie engendrent Paul selon les lois de l'hétéro-sexualité, etc.). En tout état de cause, ce qui se passe est exactement ce que vous relevez au niveau de la puissance, à savoir une reconstruction incessante de la partition de l'ensemble (qui est donc globalement un jeu à somme nulle, ce qui est intéressant au niveau de la réflexion entropique), les "pertes" d'un existant (matière, énergie, entendement, etc.) étant compensées par le cumul des "gains" de tous les autres existants.
J'observe d'ailleurs qu'il est difficile d'envisager les choses autrement dans la mesure où seule la "fiction" inhérente à notre "conscience temporelle" nous fait prendre des vessies pour des lanternes et que, si le temps n'existe pas dans l'absolu, c'est bien que les changement s dont nous avons conscience se font sur fond d'invariant substantiel, ce qui n'est pas une mince difficulté métaphysique (écouter à ce sujet l'intéressante conférence de Francis Wolff du 10 juin 2006 - les lundis de l'ENS - intitulée Ordre et Devenir).
Une telle lecture me semble confirmer la validité du "coup de sang" de Sescho et conséquemment le rôle fondamental des notions communes et assimilées, lesquelles permettent de comprendre par l'entendement les règles de répartition, ou d'affectation, au sein de la nature naturée des parties de réalité sous la forme desquelles elles se subdivise en une infinité de choses singulières constamment renouvelée.

Reste une difficulté pour moi : comprendre ce qu'est l'essence éternelle Spinoziste de chaque chose singulière, "restée en Dieu" dans le processus décrit, que Dieu ne peut pas connaître avant qu'elle existe du fait de la parfaite coïncidence de la connaissance et de l'existence,.........

Durtal a écrit :C'est pourquoi le projet Ethique de Spinoza a un sens et qu'il peut proposer de façon cohérente avec ses propres principes un modèle d'homme (donc quelque chose qui par définition n'existe pas en acte) mais constitue une norme, et une fin, et dont il peut supposer légitimement que chaque homme à en lui, et en tant qu'il est homme, le « potentiel » de le réaliser plus ou moins parfaitement.

Et en ce sens qu'une pensée de la LIBERTÉ est possible.


Et oui, et dans le contexte d'un jeu à somme nulle, on comprend l'illusion de l'homme quand il ne respecte pas les lois de la Nature, rattrapé qu'il est par son utilisation fallacieuse de sa "liberté", privé qu'il sera bientôt peut-être du spectacle des manchots se serrant les uns contre les autres, car c'est bien ce qu'ils semblent faire au vu du superbe film "la marche de l'empereur".

Par ailleurs, pour répondre à votre autre interrogation, je cite ci-dessous un peu plus longuement Bergson, toujours le fameux cours de psychologie, chapitre "Abstraction", pp 210,211,212. Ma citation n'avait pas pour objet d'ouvrir un débat, puisqu'effectivement il y a matière à discuter. J'observe néanmoins qu'elle rejoint une de mes préoccupations concernant le choix par Spinoza des exemples géométriques simplistes des cartésiens, lesquels peuvent donner l'illusion de la clarté et de la simplicité là où rien n'est plus complexe.

A mesure qu'on s'élève dans la série des abstractions, on arrive à des idées plus simples et par cela même plus claires. Au contraire, plus on descend des sommets de l'abstraction vers la réalité concrète, plus l'idée à laquelle on tend est complexe, et enfin dans l'objet singulier lui-même, dans l'objet individuel la complexité est infinie. C'est en ce sens que l'individuel est indéfinissable. Aura-t-on jamais épuisé l'énumération des qualités et attributs propres à un homme déterminé ? Est-il même possible de le caractériser par un trait essentiel, alors que ce trait, quelque important qu'il soit, lui sera nécessairement commun avec beaucoup d'autres ? C'est ici que la distinction cartésienne entre la clarté apparente de ce qui s'adresse à l'imagination et la clarté véritable de ce qui a été aperçu par l'entendement prend toute sa valeur et toute son importance. Le concret est ce dont nous avons l'image, mais cette image est d'une complication infinie, nous n'aurons jamais achevé d'en faire le tour. Mais l'abstrait est relativement simple, l'abstrait n'implique jamais que la représentation d'un nombre fini d'attributs. La représentation abstraite est donc la seule dont l'esprit soit véritablement maître et dont il connaisse tout le contenu. S'il en est ainsi, l'abstraction sera à l'origine de toute science, et même la science ne portera jamais que sur des abstractions. On ne peut pas étudier scientifiquement, ni connaître, au sens scientifique du mot, un objet concret, comme une goutte d'eau par exemple. Mais ce qu'on étudiera de cette goutte, ce sont les propriétés générales des liquides, c'est sa composition chimique, c'est la cohésion, la pesanteur, etc., c'est-à-dire autant de qualités isolées du tout, autant d'abstractions. Une science n'est réellement constituée que le jour où elle a marqué et délimité nettement l'aspect de la réalité qu'elle se propose d'abstraire pour s'y renfermer. C'est ainsi que nous avons vu presque de nos jours naître une science, la physiologie, laquelle s'est constituée en science distincte le jour seulement où elle s'est décidée à étudier les propriétés physiologiques des êtres vivants pour elles-mêmes et indépendamment du reste.
Si toute science porte sur des abstractions, on peut dire qu'une science sera d'autant plus facile, d'autant plus accessible à notre entendement qu'elle portera sur des abstractions plus hautes, c'est-dire sur des représentations plus vides et plus simples. C'est pourquoi les mathématiques sont de toutes les sciences les plus faciles, celles qui se sont développées d'abord et qui ont atteint tout de suite une perfection relative. C'est que l'objet de ces sciences est le nombre, l'étendue, la quantité en général, toutes idées très abstraites et très vides, dont on aperçoit tout de suite tout le contenu. Il n'y a rien de plus dans un triangle que ce que la définition y met : une surface bordée par trois lignes droites. Mais dans cette goutte d'eau dont nous parlions, il y a un monde, et la science n'aura jamais fini d'en décrire le contenu. Nous pouvons donc connaître absolument, adéquatement le triangle, au lieu que nous ne connaîtrons jamais adéquatement les propriétés en nombre infini de la goutte d'eau. Nous verrons, quand nous parlerons des sciences, qu'elles se sont développées chronologiquement dans l'ordre inverse de leur degré d'abstraction. Les abstractions les plus hautes, les plus élevées sont celles qui ont été étudiées et comprises d'abord : les propriétés mathématiques. Puis sont venues les sciences physiques, déjà plus concrètes, puis les sciences biologiques et ainsi de suite.


Amicalement

D.[/quote]


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