Bonjour Ellie,
Sartre constatait qu'il n'y a de progrès en philosophie que lorsqu'on part de "problèmes" (portant sur la nature d'un objet de pensée), c'est exactement ce que ton prof de philo essaye de te faire faire avec "constat-soupçon". Certes les oeuvres de philosophes ne sont pas faites sur le modèle de la dissertation de l'élève français de terminale, mais celle-ci ne fait que formaliser de façon aussi simple que possible les ressorts logiques de la pensée philosophique depuis Platon et Aristote. Aussi, si un Sartre dépasse les règles de la dissertation dans ses écrits, c'est qu'il les a intégrées : pour se libérer des règles, il faut les avoir usées au point de justifier d'en inventer de nouvelles.
Et voir une "structure désordonnée" dans ses écrits, je veux bien si tu parles d'écrits de circonstance, à destination orale, comme
L'existentialisme est un humanisme, encore qu'une logique rigoureuse sous-tend l'ensemble, mais pour
L'être et le néant, il faut encore avoir des progrès à faire en logique pour ne pas l'y voir. De même celui qui ne prend connaissance que superficiellement de
l'Éthique démontrée suivant l'ordre géométrique pourra y voir une série d'affirmation confuses et désordonnées qui ne traduiront en fait que sa confusion et son désordre mental.
La philosophie, c'est la liberté du penser, mais croire qu'elle n'est pour cela qu'une suite désordonnée d'idées, un océan de blablas informes, c'est confondre liberté et licence. La licence, c'est de faire ce qui nous chante quand ça nous passe par la tête, et alors on est conduit le plus souvent et à son insu à ne faire que répéter ce qu'on a déjà entendu. La liberté véritable, c'est de faire ce qu'on veut vraiment, ce qui suppose qu'on soit en mesure d'évaluer ce qui est véritablement utile à notre satisfation. Ce qui satisfait le philosophe, ce sont les idées vraies et porteuses de signification, les idées fécondes : ça ne se trouve sous le sabot d'un cheval. Sa liberté de pensée n'est donc pas dans l'absence de règles mais dans les règles les plus adéquates à la satisfaction qu'il cherche, que seul un exercice rigoureux de la raison peut lui permettre de connaître.
Laisser aux élèves le choix de la forme ? Mais si tu choisis de rédiger un dialogue de type platonicien pour traiter une question de dissertation, aucun prof ne te pénalisera pour cela a priori ! Mais n'est pas Platon qui veut : les indications de méthode servent à donner à l'élève des repères peut-être un peu grossiers mais relativement accessibles pour construire une réflexion un tant soit peu philosophique - qui ne tombe ni dans la confession sentimentale, ni dans l'exposé encyclopédique, ni dans l'apologie mystico-religieuse, ni... Si toutefois il est capable d'inventer une forme nouvelle qui permette d'exprimer une réflexion authentiquement philosophique, personne ne lui en tiendra rigueur !
Car au fond qu'est-ce qu'une réflexion philosophique, telle qu'on en suppose capable l'élève sérieux de terminale ? Fondamentalement, c'est la démonstration d'une capacité de "penser autrement", c'est-à-dire d'envisager les choses et leurs idées sous un autre angle que ce que la pensée vulgaire pose comme évidence indépassable et autant que possible (c'est en fait difficilement séparable), du plaisir, une certaine jubilation à ce penser autrement. On peut se lancer dans cette démarche à corps perdu, en se disant qu'on inventera les règles au fur et à mesure - et dans l'absolu ce n'est pas Spinoza qui dirait le contraire : la méthode véritable n'étant que réflexion sur les idées vraies que nous possédons déjà, mais le plus souvent cette attitude ne va pas loin pour l'élève lambda : sans les forceps de la méthode scolaire, il en reste le plus souvent et sans s'en apercevoir aux préjugés amniotiques de la pensée toute faite dans laquelle il baigne.
L'amour de la sagesse ou le plaisir de penser autrement, cela implique la conscience que les pensées communes, les pensées déjà pensées, ne sont pas indubitables, qu'il est possible d'envisager les choses différemment, ce qui s'appelle aussi avoir le sens du problème. Mais cela ne vient pas comme un cheveu sur la soupe : une question problématique se pose parce qu'il y a une contradiction qui l'impose et nous réveille de notre sommeil intellectuel. Il faut bien alors "poser le problème" d'une façon ou d'une autre, c'est-à-dire constater que "d'un côté..." et que "d'un autre côté" ou bien "ceci paraît évident... pourtant...". Ensuite, il faut se donner les moyens de résoudre ce problème : certaines questions, propres à ce problème doivent se poser à cette fin. On appelle cela la problématique et si on a bien appris à en faire soi-même, on apprend aussi à la voir chez les philosophes même s'ils ne le formalisent ou formulent pas explicitement le plus souvent. Pour envisager la solution, il faut envisager les différentes hypothèses qui peuvent être retenues, puis voir celles qui tiennent la route face à une analyse conceptuelle. L'argumentation doit alors s'appuyer essentiellement sur cette analyse - et non sur l'expérience personnelle, telles autorités extérieures etc. - de sorte que le concept principal en jeu dans le sujet choisi doit d'abord être défini dans le sens le plus proche du préjugé commun puis redéfini progressivement de façon plus rigoureuse, à mesure qu'apparaissent les difficultés si on en reste à la définition faussement simple du vulgaire.
Pour mettre en oeuvre une telle démarche, tu peux proposer toutes sortes de "plans types" : tu peux faire "thèse/antithèse/synthèse" mais aussi un plan analytique du type "Pourquoi/comment/en vue de quoi" si tu intègres le débat conceptuel à l'intérieur de chacune de ces parties (traiter un sujet de façon totalement unilatérale étant antiphilosophique) ou bien "Thèse/objections/réponses aux objections" ou encore, quand les connaissances manquent, "Raisons de l'opinion ordinaire/Réfutation et limites de ces raisons/Raisons d'une thèse plus rigoureuse" etc.
L'important n'est pas la méthode adoptée mais le fait qu'il y ait une méthode : prise de conscience d'une difficulté d'ordre conceptuelle dont un essai de solution d'ordre conceptuel est proposé de façon méthodique,
c'est-à-dire claire, complète, ordonnée. Si on te donne des indications de méthode, c'est pour que tu n'aies pas à réinventer la roue, sachant qu'il est déjà assez difficile d'inventer la charette conceptuelle qu'on te demande en se contentant de te fournir quelques matériaux et un plan d'ensemble très formel, charge à toi de trouver les matériaux manquants et la façon exacte de les agencer au mieux. Maintenant si tu parviens à fabriquer une automobile à carburant compatible avec le développement durable, personne ne te fera de reproches ! Autrement dit, si tu écris des textes du niveau de liberté mais aussi de rigueur des lettres de Spinoza, des dialogues de Berkeley, des essais de Schopenhauer, tu n'as pas à craindre le mécontentement de ton professeur... Mais, petit conseil d'ami, assures toi déjà que tu es capable de fabriquer une charette conceptuelle.
Et enfin, si tu ne veux faire ni des charettes, ni des automobiles mais des colliers en papier, des corbeilles en osier ou des petites crèches avec un petit jésus (autrement dit des confessions sentimentales, des exposés encyclopédiques, des apologies mystico-religieuses etc.), rien ni personne ne te l'interdit par ailleurs, dans d'autres cours ou chez toi, sur ton journal intime par exemple, mais en cours de véhicule intellectuel, il n'est pas étonnant qu'on t'invite à apprendre à fabriquer plutôt des véhicules intellectuels !
