comme déjà dans deux fils de discussion différents l'on revient constamment sur la notion de paresse, et que certains d'entre nous, comme Ulis, Faun et d'autres semblent croire que la paresse puisse trouver sa place dans un système spinoziste là où d'autres comme Miam (si je me souviens bien), Pourquoipas et moi-même n'y croient pas du tout, voici que j'avais l'impression qu'il valait mieux créer un sujet à part là-dessus au lieu d'en discuter à de différents endroits, et cela afin de faciliter un petit aperçu des arguments pro et contre (surtout que ma dernière réponse ci-dessous s'avère être assez longue ... désolée déjà à ceux qui préfèrent la brièveté ... quand ma puissance de penser sera plus grande - ou que je disposerai tout simplement d'un peu plus de temps - il y a une chance que j'y arriverai ... ).
Voici donc une tentative pour résumer et/ou dire autrement ce que moi-même j'en pense pour l'instant.
Ulis a écrit :Spinoza nous dit donc que nous possédons le pouvoir de nous libérer, enfin sauf les idiots, les ignorants... et les paresseux ! et que nous pouvons nous affranchir de notre déterminisme externe.
mais est-ce que Spinoza ne dit pas aussi que nous ne possédons le pouvoir de nous libérer non pas dans la mesure où nous possédons la raison (qui appartient de toute façon à notre nature), de manière générale, mais dans la mesure où nous avons des idées adéquates, autrement dit dans une mesure qui correspond à notre degré tout à fait singulier de puissance? Et inversement, est-ce que poser un acte libre, ce n'est pas une Joie? Et donc une augmentation de notre puissance de penser, et par là même une augmentation de notre pouvoir de nous libérer?
C'est en tout cas ce que je crois que Spinoza veut dire. Or à partir de ce moment-là, on ne peut plus penser en deux catégories: d'une part les idiots, les ignorants, etc, bref ceux qu'un tribunal désignerait comme ne disposant que d'une 'responsabilité atténuée', et d'autre part les gens 'normaux', raisonnables, capable d'utiliser la raison. On n'a plus ce tableau kantien noir-blanc, on a seulement une infinité de degrés de gris: chacun peut utiliser la raison exactement dans la mesure où il est un tel degré de puissance de penser, ni plus, ni moins. Comme chaque personne singulière à un degré de puissance de penser qui le caractérise, et comme, ainsi que Spinoza le dit littéralement, chacun ne peut rien d'autre que faire ce qu'il peut, il me semble qu'il est entièrement EXCLU de supposer que dans un système spinoziste, il y ait une catégorie de gens qui tous disposeraient de la même puissance de penser, mais dont certains feraient plus d'efforts et donc l'utiliseraient plus, tandis que d'autres font peu d'efforts et utiliseraient moins la raison. Si on pense cela, on ne voit pas la puissance de penser comme un état, un fait déterminé et bien précis, on la voit comme une 'potentialité' ou 'virtualité', à l'instar de la puissance aristotélicienne, qui ne définit qu'une possibilité, possibilité qui alors peut être actualisée/réalisée ou non.
Un paresseux, forcément, est quelqu'un dont on suppose qu'il fait MOINS que ce que qu'il peut. Comme s'il a une puissance de penser plus forte que ce qu'il pense à chaque moment, et que, avec un 'petit effort', il pourrait penser davantage, et donc réaliser davantage sa nature. Mais il n'y a AUCUN écart entre sa propre nature et ce qu'on fait, chez Spinoza. Il n'y a RIEN qui est en puissance au sens d'être non actualisé. Toute puissance est toujours déjà actualisée. C'est bien ce qu'il affirme notamment dans le scolie de l'E1P31 ("La raison qui me fait parler ici d'intellect en acte n'est pas que j'accorde aucun intellect en puissance" etc).
C'est que quand on croit que quelqu'un pourrait faire plus d'effort que ce qu'il ne fait, on quitte l'empire de la nature pour y ajouter un deuxième empire: celui de la morale. Car si chaque chose est définie par un effort précis, comment pourrait-elle faire PLUS d'effort que son essence actuelle lui permet de faire? En tout cas, faire plus d'effort demande une plus grande puissance que son essence actuelle. D'où est-ce que ce surplus d'effort et donc de pouvoir pourrait venir? Car il faut bien que quelque chose va CAUSER ce surplus d'effort, il ne peut pas survenir comme ça, tombé du ciel ou issu du néant. Alors qu'est-ce qui dans un discours qui admet l'existence de paresseux peut causer ce surplus d'effort? Une seule chose: la 'volonté'. Elle formerait alors ce deuxième empire, un genre de stock d'énergie capable de causer des effets dans le premier empire, celui de la détermination par les causes extérieures, les désirs (animaux, y ajoutent les moralistes). Pourquoi parler d'un deuxième empire? Parce que les lois naturelles n'y vaudraient plus, il s'agit par définition d'un empire de la liberté, qui ici ne signifie rien d'autre qu'une liberté négative: pouvoir s'opposer aux lois de la nature, lois qui caractérisent le premier empire.
Or pour Spinoza, ce deuxième empire n'existe pas. Du coup, la volonté n'est rien d'autre que le désir, ce qui fait écrouler inéluctablement toute morale kantienne. Pour pouvoir concevoir un paresseux, il faut distinguer le désir de la volonté, les situer dans deux mondes ou empires différents (le monde des lois naturelles d'une part, le monde des lois de la liberté d'autre part). La volonté pourra alors s'opposer au désir, si elle fait un effort. Mais le seul effort qu'un homme peut faire, chez Spinoza, c'est celui que définit son essence actuelle, essence qui est également définie par un désir. Désir et volonté ne font plus qu'un. Du coup, on perd ce deuxième empire, d'où des causes pourraient faire que quelqu'un fait plus d'effort que le degré de puissance ou effort qui définit son essence. C'est au sein même du premier empire, celui de la détermination absolue et de l'absence de toute possibilité de ne pas obéir aux lois naturelles qu'on va devoir trouver des causes qui peuvent augmenter la Joie, qui peuvent augmenter les comportements vertueux. Ce qui change tout, bien sûr.
Donc voilà, le fait que Spinoza nulle part ne parle de paresse, lui qui s'adonne à des analyses si poussées de toutes sortes d'affects, et surtout aussi de tout ce qui est à la base de notre servitude, ce fait s'explique à mon avis entièrement par le fait qu'il rejette TOUTE morale. La paresse est une notion morale. Elle PRESCRIT un comportement vertueux. Or toute morale est basée sur l'idée que la vertu PRECEDE le bonheur: il faut d'abord faire un effort (pénible en soi), et puis la récompense, ce sera la béatitude. Cela, pour Spinoza, c'est tout à fait absurde. La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, pour lui, mais la vertu elle-même - voir la célèbre dernière proposition de l'Ethique, coup fatal à toute idée de morale qui aurait encore subsisté, après tant de propositions, dans la tête du lecteur. Spinoza y dit que c'est tout le contraire que ce que prônent les moralistes: c'est dans la mesure où nous sommes heureux que nous pouvons nous opposer à des affects-passions. Jamais on ne pourra d'abord s'y opposer, puis comme récompense être heureux. On ne devient pas du tout heureux juste en s'opposant à ses 'bas désirs'. On ne pourra même pas s'y opposer avec succès si on n'a pas déjà acquis antérieurement le degré de bonheur nécessaire pour pouvoir les combattre. Le bonheur, le plaisir chez Spinoza ne sont pas des petites récompenses de celui qui s'est bien fait souffrir, ce sont des FORCES, précisément c'est forces dont il faut disposer suffisamment pour pouvoir maintenir loin de soi tout affect-passion, ou plutôt, pour pouvoir le comprendre dès qu'il arrive et par là pouvoir le transformer en Joie.
Ceux que l'on appelle dans un système moral des 'paresseux' ne sont donc pour Spinoza que des malheureux, incapables de s'opposer aux influences extérieures parce que ne disposant pas du degré de bonheur nécessaire pour être suffisamment armés contre elles. Il n'y a donc qu'une seule chose qui peut leur donner plus de moyens pour réellement pouvoir combattre leurs affects-passions: la Joie. Il faut les affecter de Joie, c'est-à-dire il faut augmenter leur puissance de penser. Leur dire qu'ils doivent le faire eux-mêmes ne sert à rien, car tout comme nous ils font exactement ce qu'ils peuvent, pas plus, pas moins. Leur dire qu'ils sont paresseux, c'est leur dire que leur malheur est de leur propre faute, chose tout à fait absurde si on sait que pour Spinoza, tout malheur ne peut que venir du dehors. En leur disant cela, on s'ajoute tout simplement nous-mêmes à la série de causes extérieures qui sont des sources de Tristesse pour eux. On va donc diminuer davantage encore leur puissance d'agir, là où seul une chose peut les sauver: davantage de Joie!! Bref, en moralisant, on ne peut que rendre les choses bien pire, aussi bien pour le 'paresseux' lui-même que pour nous-mêmes (car avoir des types 'paresseux' autour de soi-même est tout sauf agréable ...).
On pourrait objecter que Spinoza dit tout de même qu'il faut parfois refuser un plaisir immédiat pour pouvoir jouir par après d'un plaisir plus stable ou plus important, et que cela montre bien qu'il faut d'abord faire un effort pénible (refuser quelque chose d'agréable) avant de pouvoir avoir accès, comme récompense, à un plaisir plus intéressant. Mais si l'on croit que c'est la même chose que ce que prône une morale, on oublie quelque chose de très important: pour Spinoza, comprendre quelque chose, c'est déjà être Joyeux. Celui qui a réellement compris qu'il vaut mieux ne pas sauter immédiatement sur une belle femme dès qu'il la croise mais que le plaisir sera plus grand s'il y a quelque part d'abord une amitié entre eux, ne souffre plus du fait de ne pas pouvoir posséder ce qu'il désire, car d'une part son désir a changé (il va vouloir avant tout une amitié, puis verra bien si davantage est possible ou non), et d'autre part le fait même qu'il a compris cela le rend Joyeux.
Or comment est-ce qu'il pourrait le comprendre, s'il n'a pas la puissance de pensée nécessaire pour comprendre ce genre de choses? On aura beau l'appeler un paresseux, il n'aura rien compris de plus quand on lui dit cela (sauf qu'il aura compris qu'il y a quelque chose chez lui qu'on désapprouve, et que donc on le condamne dans un certain sens, ce qui ne peut qui lui inspirer de la Haine envers nous). Car le degré de puissance de penser, c'est-à-dire la capacité à un moment x de comprendre y, c'est ce qui définit son essence même. Ce n'est que ce degré de puissance qui détermine l'effort qu'il peut faire et que donc inévitablement il fait (puisque toute essence est toujours déjà entièrement actualisée). Exiger davantage de lui, c'est souhaiter qu'il était une autre personne, ce qui n'est pas très raisonnable de notre part.
Et donc à mon sens, la paresse est du point de vue d'un système spinoziste une notion tout à fait inadéquate. Cela me semble même être si crucial, dans le spinozisme, que c'est une des grandes révolutions conceptuelles opérées par Spinoza pour combattre toute sorte de morale en général. Dans un monde où tout est déterminé, une morale, qui par définition demande de faire autre chose que ce qu'on est déterminé de faire, est absurde, une contradiction absolue. Accéder au salut n'est donc plus possible via une morale, mais seulement par le biais d'une ETHIQUE, c'est-à-dire une étude des lois nécessaires, éternelles et immuables qui régissent le domaine des affects, et une exposition aussi claire et rationnelle possible des résultats de cette étude, afin de pouvoir causer une compréhension chez les lecteurs.
C'est alors que Spinoza fait appel à des causes tout à fait naturelles, et non plus morales: son livre cause une meilleure compréhension des choses, c'est-à-dire le livre lui-même procure inévitablement une grande Joie, et qui dit Joie, dit augmentation de la puissance de penser, précisément ce qu'il nous faut pour pouvoir comprendre davantage encore, jusqu'à atteindre la béatitude. Spinoza n'a donc pas créé un système prescriptif, énonçant des normes que les hommes devraient respecter en soi, parce qu'un Dieu ou un vague 'appel des choses' les leur commandaient (et qui par après seraient censées donner en surplus, comme petit cadeau pour le fait d'avoir bien obéi, un peu de bonheur). L'Ethique n'est pas une variante sur 'Les Dix Commandements'. Tous ces systèmes exigent une volonté libre, c'est-à-dire une cause capable de causer sans être elle-même causée. RIEN n'est sans cause, chez Spinoza. La seule chose qu'il pouvait donc faire pour aider les gens, c'était de créer lui-même une cause, de causer un effet sur eux. Le moyen: un petit livre ... .
Mais peut-être que ceux qui voient une possibilité pour intégrer la notion de paresse dans la pensée spinoziste pourraient expliquer davantage comment comprendre la paresse pour qu'elle devienne même en des termes spinozistes une vertu?
Cordialement,
louisa