Spinoza libéral, oui si par là on entend qu'il est pour qu'un Etat cohérent autorise à chacun de penser ce qu'il veut. Mais lorsqu'il dit dans le TTP que la fin de l'Etat est la liberté, on a en fait d'emblée une opposition avec ce qu'il est convenu d'appeler le libéralisme : pour Locke, Smith et plus tard Hayek, la liberté est un droit naturel dont l'Etat n'est nullement le moyen mais seulement le protecteur, à condition qu'il soit réduit, pour ce faire à la part congrue, dite régalienne (la justice, la police et l'armée pour protéger la propriété (de ceux qui possèdent bien sûr). L'Etat libéral doit user le moins possible des lois, qui sont conçues comme limitations de cette liberté naturelle.
Spinoza montre au contraire que la seule chose qui justifie le contrat social, c'est-à-dire la renonciation au plein usage de notre droit naturel de faire ce que bon nous semble, c'est que l'on acquière grâce à la soumission à une loi commune, une liberté bien plus grande qu'à l'état de nature. En ce sens, les lois ne sont pas des pis-allers, auquel il faut bien consentir parce qu'on ne peut pas faire tout et n'importe quoi, mais des auxiliaires de la liberté : l'Etat est condition de la liberté que la civilité rend possible, la loi n'est pas une limitation de la liberté mais une augmentation de celle-ci, voilà qui suffit à exclure Spinoza du mode de pensée libéral.
Contrairement aux libéraux qui définissent la liberté comme simple absence d'empêchement, d'obstacle à la satisfaction de la volonté individuelle, Spinoza l'envisage politiquement comme pouvoir d'agir accru, grâce comme je le disais aux règles de vie communes, autrement dit aux règles de la raison, absentes à l'état de nature : "L'homme qui se dirige d'après la raison est plus libre dans la cité où il vit sous la loi commune, que dans la solitude où il n'obéit qu'à lui-même." (E4P73). On est loin alors de la dérégulation généralisée comme panacée néo-libérale pour tous les problèmes économiques et sociaux, ayant pour conséquence immédiate de soumettre les plus faibles aux plus forts, ceux qui n'ont que leur force de travail aux détenteurs de capital, de sorte que le contrat social même est rompu : "si la fin de l'action n'est pas l'utilité de l'agent lui-même, mais de celui qui commande, alors l'agent est un esclave ; inutile à lui-même ; au contraire, dans un État et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obeit en tout au souverain ne doit pas être dit un esclave, inutile en tout à lui-même, mais un sujet. Ainsi, cet État est le plus libre, dont les lois sont fondées en droite Raison, car dans cet État, chacun, dès qu'il le veut, peut être libre, c'est à dire vivre, de son entier consentement sous la conduite de la Raison." (TTP XVI)
Dans ce cadre, la liberté est une affaire publique et non une affaire privée : elle relève du jugement collectif ou n'est pas. Ainsi lorsqu'on confie la gestion du vivre ensemble à des intérêts privés, sous prétexte qu'ils seraient plus efficaces ou quoique ce soit, on sape d'un point de vue spinoziste cela même qui fonde et peut stabiliser à terme le vivre ensemble.
D'ailleurs, autre point d'opposition fondamental avec le néo-libéralisme : la propriété n'y est nullement conçue comme un droit naturel mais au contraire comme un droit qui relève du choix collectif (Ethique IV, prop. 37, scolie 2).
Alors, comprendre le sarkozysme, c'est se donner les moyens d'en comprendre la nécessité historique : c'est un mélange tout à fait cohérent de libéralisme et d'autoritarisme, car il s'agit au fond de discipliner le salariat en douceur autant que possible : vous travaillez à enrichir un autre, donc votre travail est servile, mais plus vous travaillerez, c'est quand même bien normal, plus vous aurez de sous pour vous acheter de quoi vivre confortablement. Exactement comme on dirait à un esclave "plus tu ramasseras de coton, plus tu auras de soupe le soir".
La population française, comme celle du reste de l'Europe, aspire à un retour de l'Etat, après les renonciations sociales-libérales des années 90 ; le sarkozysme, de façon largement similaire au berlusconnisme, avec un style un peu plus sobre toutefois, c'est la nécessité de donner le change, faire croire à un retour de l'Etat par une agitation médiatique sans précédent et un interventionnisme forcené et confus sur des questions épiphénoménales comme "les immigrés" sans toutefois aborder un tant soit peu la cause essentielle du problème de l'immigration clandestine qui est la volonté capitalistique d'importer une main d'oeuvre à prix bradé. Tout cela donc en maintenant la pression néo-libérale dans les faits. Sarkozy a très bien compris qu'il trouverait sa popularité en faisant tout pour éviter de passer pour le néo-libéral qu'il est indéniablement. La gauche "de gouvernement" de son côté s'est révélée tellement incapable de retrouver des moyens d'imposer le progrès social après la chute du mur de Berlin que le sarkozysme, main de velour libérale vis-à-vis du pouvoir économique, dans un gant de fer autoritaire, était inévitable.
Je réponds aussi à d'autres remarques de K. postées ailleurs mais liées à notre sujet :
Je reviendrai d'abord sur ces questions qui toutes, finalement n'exprimaient qu'une seule inquiétude. Est-ce que Spinoza, qui m'intéresse très fortement aujourd'hui, mais aussi tout philosophe, dès qu'il cherche à rendre compte de l'ensemble de l'homme et du monde et à être le regard, l'intelligence de l'humanité, ne perd pas énormément à être capturé par tel ou tel groupe, confisqué par tel parti, telle église, tel lobby ? Et j'avais cité la franc-maçonnerie, le corps professoral, la gauche, les ennemis de N.Sarkozy, les amateurs de cathéchismes ou gourou. Je ne crois pas qu'un véritable philosophe (ou artiste, ou scientifique d'ailleurs) puisse être catalogable à gauche ou à droite. La mission universelle par définition de ces gens est incompatible avec l'esprit partisan, l'exclusion, la négation, la haine.
De confiscation il n'y a jamais eu ici, rien ne t'interdit, toi comme d'autres avant, d'argumenter sur, pour faire court, le spinozisme de Sarkozy et du libéralisme, comme pourquoi pas le sarkozysme et le libéralisme de Spinoza. De son côté, Spinoza a montré l'exemple : si la philosophie est un travail individuel, elle a pour condition de possibilité un état de civilité entre les hommes tel qu'ils ne confondent pas débat constructif d'idées et combat pour imposer une façon de voir par la force, que cette force soit militaire ou économique. Car Spinoza, lecteur Machiavel, n'ignorait certainement pas que l'on peut tenter d'imposer une façon de voir non seulement par les armes mais aussi par le pain et les jeux. C'est cette conscience de la nécessité d'une civilité stable et féconde pour la philosophie qui le conduit à s'engager politiquement en faveur de la démocratie, ordre rationnel propre à l'humanité, contre les partisans de "l'ordre naturel" dans lequel les plus forts sont aussi naturellement ceux qui ont le plus de droits. Cet engagement politique suffit à démontrer que l'image du philosophe planant au dessus de la masse et de ses petits débats d'idées est une grosse erreur.
Si Spinoza peut être démocrate contre les royalistes, rien n'interdit de réfléchir au fond de sa pensée politique en termes de gauche ou de droite. Car ces termes, loin d'être de simples scories de l'histoire que le philosophe se devrait de mépriser expriment les deux façons d'aborder la question du bien commun, de même qu'on considère que le vrai s'élabore fondamentalement soit par induction (empirismes), soit par déduction (rationalismes). En ce qui concerne le bien commun, on part soit de valeurs particulières et concrètes qui n'existent par nature qu'en étant différentes chez les uns ou les autres (la propriété, le travail individuel, les qualités individuelles de naissance, les richesses privées acquises par la naissance ou par le biais de ces qualités innées...) pour le concevoir comme somme de ces biens particuliers. C'est la pensée de droite typique notamment d'Adam Smith pour qui l'intérêt général n'est rien d'autre que la somme des égoïsmes particuliers qu'une "main invisible" harmonise de façon providentielle. Ou bien on part d'emblée de valeurs universelles, qui n'ont de sens qui si elles sont également reconnues ou accessibles pour tout homme (la justice, le travail collectif, l'éducation, les services publics...). Cette structuration de la pensée politique est tellement fondamentale, malgré tous les ninismes qui en prétendant être au dessus de cette structure ne font jamais que prêter le flanc à la pente naturelle primitive des choses qui est de voir l'arbre plutôt que la forêt, l'intérêt individuel au détriment de l'intérêt général, rationnellement déterminé, c'est-à-dire penser à droite.
Sur cette base, on peut discuter, voir chez Spinoza un penseur de droite à la suite de Léo-Strauss et ses disciples néo-libéraux et néo-conservateurs, soit à la suite d'Althusser, entre autres, un penseur de gauche. Pour ma part, je ne m'appuie ni sur Léo-Strauss (on s'en serait douté) ni sur Althusser. J'ai des raisons de comprendre Spinoza comme un penseur de gauche que j'ai indiquées ailleurs et qu'on peut discuter ici.
Je trouverais tout aussi décevant et abusifs des attaques contre S.Royal, Bové, le PS ou la LCR de la qualité de celles que j'ai pu lire dans "comprendre le sarkozysme". Et je ne sais pas si Spinoza, homme de l'affirmation, aurait compris ces rejets et ces sectarismes.
J'ai dans l'idée que pour un sarkozyste un peu passionné, il est préférable que son idole soit raillée ou l'objet de lamentation éplorées : se proposer de le comprendre est beaucoup plus ennuyeux. Quand Spinoza se propose de comprendre le phénomène religieux dans ses relations avec le politique, il heurte bien plus l'ordre établi et ses partisans que ne pourraient le faire n'importe quelles comédies ou tragédies de cet ordre. La haine qu'a pu suciter un Molière en son temps est bien moindre que celle qu'a pu subir le "chien juif et athée d'Amsterdam".
Par "meilleur questionneur", je voulais dire un homme qui pose les questions essentielles de notre condition d'homme (Dieu, la nature, le déterminisme, notre liberté, la joie, la passion...) en des termes très clairs et très honnêtes, véritablement animé par un souci de vérité, et non par un esprit de système. Avec un doute sur les passions, le traitement des passions spinozien, sa définition de l'amour et des regrets. Que je vais essayer de dissiper par mes lectures, recherches et peut-être échanges ici.
Je vais te décevoir : cela fait sans doute "moderne" aujourd'hui de se dire hors de toute pensée systématique, croyant qu'il suffit de renoncer à toute vision d'ensemble pour voir enfin les choses concrètes telles qu'elles sont, mais chez Spinoza, souci de vérité, esprit de système et même modernité sont inséparables. Système signifie en grec "poser ensemble" : il n'est pas de pensée rationnelle à vrai dire qui ne soit systématique. Considérer les objets isolément, sans avoir à s'interroger sur la cohérence du système qui leur permet de fonctionner, c'est précisément le propre d'une renonciation à une pensée rationnelle authentique, quoiqu'on dise par ailleurs de la "nécessité de rationaliser les dépenses de l'Etat" (on dit aussi "moderniser", tout est bon pour avoir l'air de donner du crédit à ce qui revient en fait à diminuer tout moyen de contrôle démocratique sur les règles de vie communes).