Bonjour, vieordinaire.
Je vous propose de chercher ensemble…
Ce qui suit sont des réflexions qui me sont venues à l’esprit après quelque effort, et qui ne prétendent à rien de plus. J’en ai encore une batterie pour la suite…
vieordinaire a écrit :Selon Spinoza, il n'y a que Substance/Attributs et les modes. Une notion commune est une idee/cognition 2p38. Une essence doit "definir" cette idee - a moins qu'il existe certain modes finis sans essence

Comme je l'ai fait remarquer dans un autre fil, la seule certitude d’après les écrits mêmes de Spinoza c'est que les notions communes recouvrent les axiomes évidents pour tout le monde (et je pense que si Spinoza ne s'étend pas sur la définition de la notion commune, ce n'est nullement pour faire un mystère, mais parce que le terme lui-même était de sens évident chez les philosophes de son époque.) Or un axiome - comme une proposition - est
une loi. Ceci rejoint donc le problème du
statut ontologique des lois.E1P17 : Dieu agit par les seules lois de la nature et sans être contraint par personne.
E1App : Quant à ceux qui demandent pourquoi Dieu n’a pas crée tous les hommes de façon à ce qu’ils se gouvernent par le seul commandement de la raison, je n’ai pas autre chose à leur répondre sinon que la matière ne lui a pas manqué pour créer toutes sortes de choses, depuis le degré le plus élevé de la perfection, jusqu’au plus inférieur ; ou, pour parler plus proprement, que les lois de sa nature ont été assez vastes pour suffire à la production de tout ce qu’un entendement infini peut concevoir, ainsi que je l’ai démontré dans la proposition 16.
Pour moi, si cette loi est effectivement adéquate, elle est l'essence objective correspondant tout bonnement (partiellement) à l’essence formelle de Dieu. Car il n’est pas dit : « il n’y a rien en dehors des modes, qui sont Dieu. » Il est dit « il n’y a rien en dehors de Dieu ET de ses modes. »
Et je serais même tenté d’ajouter :
Dieu en tant que naturant. Mais en tant qu’idée, il s’agit cependant d’un mode, est-on fondé à « objecter. » Donc pas de « naturant. » Mais l’entendement infini, par lequel Dieu se comprend
lui-même, fait partie de la nature naturée. Donc pas d’objection…
Le sujet des « régressions à l’infini » m’a interpellé depuis longtemps, et à son sujet je n’ai pas encore de sentiment de bonne compréhension. Sortant de votre interrogation précise, mais en liaison, je voudrais, comme dit en introduction, avancer quelques amorces de pistes :
On peut être surpris de premier abord que Spinoza affirme des régressions à l’infini, alors qu’il tranche en sens inverse dans l’ordre de la causalité immanente (E1P18) : la substance qui est « cause de soi » interdit la séquence infinie des causes. Par ailleurs, de manière générale, Spinoza se soucie de l’être avant de se soucier du devenir, de la substance et de l’essence des modes avant la génération, la transformation et la mort des choses en acte, de la causalité immanente avant la causalité transitive.
Il y a selon moi des régressions à l’infini différentes.
Je pense que nous pouvons en passer au moins une d’emblée : les idées d’idée d’idée... :
E2P21 : Cette idée de l’âme est unie à l’âme de la même façon que l’âme elle-même est unie au corps.
Démonstration : Si l’âme est unie au corps, c’est, comme nous l’avons montré, parce que le corps est l’objet de l’âme (voir les Propos. 12 et 13, partie 2). Par conséquent, en vertu de la même raison, l’idée de l’âme doit être unie avec son objet, c’est-à-dire avec l’âme elle-même, de la même manière que l’âme est unie avec le corps. C. Q. F. D.
Scholie : Cette proposition se conçoit beaucoup plus clairement encore par ce qui a été dit dans le Scholie de la Propos. 7, partie 2. Là. en effet. nous avons montré que l’idée du corps et le corps lui-même c’est-à-dire (par la Propos. 13, partie 2) l’âme et le corps, ne font qu’un seul et même individu conçu tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue ; c’est pourquoi l’idée de l’âme et l’âme elle-même, ce n’est qu’une seule et même chose conçue sous un seul et même attribut, savoir la pensée. Je dis donc que l’idée de l’âme et l’âme elle-même sont en Dieu par la même nécessité et résultent de la même puissance de penser. L’idée de l’âme, en effet, c’est-à-dire l’idée d’une idée, n’est autre chose que la forme de cette idée, en tant qu’on la considère comme mode de la pensée, sans égard à son objet ; car aussitôt qu’on connaît une chose, on connaît par cela même qu’on la connaît, et en même temps on sait qu’on a cette connaissance et ainsi de suite à l’infini. Mais nous reviendrons plus tard sur cette matière.
L’idée de l’idée, et ainsi à l’infini, ne se distingue pas de l’idée même.
Par ailleurs, les modes (individus, ici) se situent dans une structure de type « poupées russes », du fait de leur interdépendance et de leur association toujours possible dans un mode plus grand, qui aboutit
in fine à la nature (naturée) dans son entier. Celle-ci arrête la séquence en principe ; en principe seulement, car la poursuite est dite par Spinoza pouvoir se faire à l’infini (autrement dit, la nature est un arrêt dans la causalité infinie mais pour autant pas dans l’emboîtement des modes à l’intérieur de cette nature.) C’est le sujet de E2L7 (après E2P13) :
E2L7 : L’individu, ainsi composé, retiendra encore sa nature, qu’il se meuve dans toutes ses parties ou qu’il reste en repos, que son mouvement ait telle direction ou telle autre, pourvu que chaque partie garde son mouvement et le communique aux autres de la même façon qu’auparavant.
Démonstration : Cela est évident par la définition même de l’individu. Voir ce qui précède le Lemme 4.
Scholie : Nous voyons par ce qui précède comment un individu composé peut être affecté d’une foule de manières, en conservant toujours sa nature. Or jusqu’à ce moment nous n’avons conçu l’individu que comme formé des corps les plus simples, de ceux qui ne se distinguent les uns des autres que par le mouvement et le repos, par la lenteur et la vitesse. Que si nous venons maintenant à le concevoir comme composé de plusieurs individus de nature diverse, nous trouverons qu’il peut être affecté de plusieurs autres façons en conservant toujours sa nature ; car puisque chacune de ses parties est composée de plusieurs corps, elle pourra (par le Lemme précédent), sans que sa nature en soit altérée, se mouvoir tantôt avec plus de vitesse, tantôt avec plus de lenteur, et par suite communiquer plus lentement ou plus rapidement ses mouvements aux autres parties. Et maintenant si nous concevons un troisième genre d’individus formé de ceux que nous venons de dire, nous trouverons qu’il peut recevoir une foule d’autres modifications, sans aucune altération de sa nature. Enfin, si nous poursuivons de la sorte à l’infini nous concevrons facilement que toute la nature est un seul individu dont les parties c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de façons, sans que l’individu lui-même, dans sa totalité reçoive aucun changement. Tout cela devrait être expliqué et démontré plus au long, si j’avais dessein de traiter du corps ex professo ; mais je répète que tel n’est point mon objet, et que je n’ai placé ici ces préliminaires que pour en déduire aisément ce que je me propose maintenant de démontrer.
Je passe à la première proposition « clef » : E1P28.
E1P28 : Tout objet individuel, toute chose, quelle qu’elle soit, qui est finie et a une existence déterminée, ne peut exister ni être déterminée à agir si elle n’est déterminée à l’existence et à l’action par une cause, laquelle est aussi finie et a une existence déterminée, et cette cause elle-même ne peut exister ni être déterminée à agir que par une cause nouvelle, finie comme les autres et déterminée comme elles à l’existence et a l’action ; et ainsi à l’infini.
E1P28 a explicitement les choses singulières (finies) qui existent en acte pour objet. Il s’agit à leur sujet de détermination à l’existence (dimension temporelle) et à l’action (dimension spatiale.) Il est important de noter que dans le monde physique les aspects temporel et spatial sont liés dans les séquences de phénomènes : une interaction spatiale amène un changement temporel, un changement temporel amène ou modifie une interaction spatiale. Ceci explique parfaitement l’association de « existe » et « déterminée à agir. » Je pense que par la suite Spinoza ne distingue donc pas forcément les deux : l’interaction de deux corps, par exemple, en génère un troisième.
La démonstration est basée sur ce que la « modalité finie » ne se transmet qu’entre modes finis (et ne peut pas découler absolument des modes infinis.) Je ne vois donc pas d’objection à dire que cette proposition concerne explicitement la causalité transitive. Pour autant, il convient de se demander ce qu’est la traduction de la causalité transitive dans la nature de la substance. Ce sont très probablement les lois qui guident les phénomènes ; le problème qui se pose alors est la connexion ontologique entre les modes et les lois.
La causalité transitive est confirmée par l’usage qui est fait de E1P28 dans la démonstration de E2L3 (après E2P13) :
E2L3 : Un corps qui est en mouvement ou en repos a dû être déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps, lequel a été déterminé au mouvement ou au repos par un troisième corps, et ainsi à l’infini.
Dans E1P32 (qui suit donc de peu et précède l’application aux corps) la traduction de E1P28 dans la Pensée intervient :
E1P32 : La volonté ne peut être appelée cause libre ; mais seulement cause nécessaire.
Démonstration : La volonté n’est autre chose qu’un certain mode de penser, comme l’entendement. Par conséquent (en vertu de la Propos. 28) une volition quelconque ne peut exister ni être déterminée à l’action que par une autre cause, et celle-ci par une autre, et ainsi à l’infini.
Que si vous supposez la volonté infinie, elle doit toujours être déterminée à exister et à agir par Dieu, non sans doute par Dieu en tant que substance absolument infinie, mais en tant qu’il a un attribut qui exprime l’essence infinie et éternelle de la pensée (par la Propos. 23). Ainsi donc, de quelque façon que l’on conçoive la pensée, comme finie on comme infinie, elle demande une cause qui la détermine à l’existence et à l’action ; et par conséquent (en vertu de la Déf. 7), elle ne peut être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire ou contrainte. C. Q. F. D.
Ici il est sujet de la pensée (modale) dans son ensemble (entendement infini.) Elle ne peut être contrainte que par son Attribut, la Pensée, autrement dit Dieu vu sous une dimension particulière de l’existence. L’usage de cette proposition (libre volonté de Dieu dans les corollaires et E2P3S ; tout se produit et s’enchaîne par l’éternelle nécessité et la perfection suprême de la nature dans E1App. Largement engagé dès E1P17, avec conclusion dans E1P33 avant E1App) conduit à écarter la « volonté de Dieu » (on peut ajouter dans l’esprit de ceux qui y mettent foi : « arbitraire ») comme « première », naturante.
Il reste que le parallélisme entre génération (par causalité transitive) des pensées d’un côté et des corps de l’autre ne s’établit pas de soi.
- Une autre régression à l’infini est introduite dans E2P7 (proposition très importante qui est une sorte d’axiome du « parallélisme » - qui n’est pas le seul problème qu’elle pose… et est utilisé dans la démonstration de la proposition E2P21 ci-dessus), ceci sans référence à E1P28 :
E2P7 : L’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses.
Scholie : … que nous concevions la nature sous l’attribut de l’étendue ou sous celui de la pensée ou sous tel autre attribut que ce puisse être, nous trouverons toujours un seul et même ordre, une seule et même connexion de causes ; en d’autres termes, les mêmes choses résultent réciproquement les unes des autres. Et si j’ai dit que Dieu est cause de l’idée du cercle, par exemple, en tant seulement qu’il est chose pensante, et du cercle, en tant seulement que chose étendue, je ne l’ai pas dit pour une autre raison que celle-ci : c’est que l’être formel de l’idée du cercle ne peut être conçu que par un autre mode de la pensée, pris comme sa cause prochaine, et celui-ci par un autre mode, et ainsi à l’infini ; de telle façon que, si vous considérez les choses comme modes de la pensée, vous devez expliquer l’ordre de toute la nature ou la connexion des causes par le seul attribut de la pensée ; et si vous les considérez comme modes de l’étendue, par le seul attribut de l’étendue, et de même pour tous les autres attributs. ...
On notera ici l’alternance de « chose » et de « cause, » qui apparaît donc dès le scholie. E2P9C fait l’alternance en sens inverse mais « causes » apparaît plus que « choses » dans la suite. Cette alternance tend à nouveau à associer les modes et les lois (les modes étant le résultat des lois dans leurs attributs respectifs.) A moins qu'il s'agisse par "cause" d'une chose située antérieurement dans l'ordre causal transitif, comme dans "un homme peut être la cause de l'existence d'un autre homme."
Spinoza met deux termes : « ordre » et « connexion » mais « connexion des causes » semble être apposé à « ordre » dans le scholie et est apposé explicitement à « les mêmes choses résultent réciproquement les unes des autres. » Tout ceci semble donc placé en synonymes et toujours lié à la causalité transitive.
On peut quand-même se demander quelle est l’idée par laquelle l’être formel de l’idée de cercle est conçue, qui serait sa cause prochaine… Le centre et le rayon ? Ou l’idée de l’idée (l’ajout du terme « être formel » tendant à y faire penser ; à moins, ce qui est finalement plus probable, que Spinoza veuille insister sur l'idée prise en elle-même - puisqu'il s'agit de l'ordre des idées seules -, sans référence à son objet.)
A suivre…
Amicalement,
Serge
Connais-toi toi-même.