Louisa a écrit :SpinUp a écrit :Les "positions philosophique" de Prigogine n'ont rien à voir avec le travail concret qui lui a valu le Nobel. Et cette idée quasiment métaphysique de "flèche du temps" n'est vraiment pas bien fondée scientifiquement. Bien qu'elle soit très intéressante... [Je suis physicien, je ferai peut-être un topo de mon avis sur ce que "fèche du temps" peut bien vouloir dire, si j'ai le temps un de ces jours.]
Les livres de vulgarisation de Prigogine me semblent un exemple de pur verbiage "philosophique" qui se sert de la science pour en tirer des "conclusions" totalement exagerées. Evidement cela intéresse souvent les philosophes, qui continuent souvent à caresser le rêve que des résultats scientifiques puissent venir soutenir leur "pet theory" personelle.
ce qui me semble être certain, c'est que souvent des scientifiques tirent eux-mêmes des conclusions "philosophiques" de leur travaux, qui peuvent avoir deux défauts (qu'il s'agisse d'un article scientifique ou d'un ouvrage de vulgarisation n'y change rien):
1) en absence de toute connaissance de l'histoire de la philosophie, la conclusion ne fait rien d'autre que d"affirmer une opinion commune propre à la culture du scientifique en question, pour infirmer une autre opinion présente dans cette culture à ce moment. Exemple: Libet et son fameux article sur la "liberté" humaine, où il n'y a aucune "problématisation" du concept de la liberté. Ce qui semble être une conclusion "philosophique" n'est donc en réalité rien d'autre qu'une prise de position dans un débat d'opinions, sans plus.
2) on ne distingue pas du tout ce qui est scientifiquement démontré de ce qui n'est qu'une conclusion "philosophique", donc non prouvée scientifiquement.
En ce qui concerne Prigogine, cela m'étonnerait qu'il se laisse prendre dans le premier piège, vu que tous ses livres de "vulgarisation" - comme tu l'appelles, quoique je ne vois pas comment un non scientifique pourrait vraiment les comprendre, puisqu'il n'explique pas les formules utilisées - sont co-écrites avec une collaboratrice de son équipe qui est aussi bien chimiste que philosophe des sciences.
Pour le deuxième point: il faut être scientifique pour pouvoir détecter ce genre de "glissements", ce que je ne suis pas (même si une partie de ma formation a été scientifique). Si donc tu crois que l'on peut le critiquer sur son usage de la "flèche du temps": il va de soi que cela m'intéresse beaucoup d'entendre tes arguments!
louisa
Pour ce qui est du premier piège qui serait évité, je n'en sais rien. Isabelle Stengers (la philosophe en question) a parfois dit avoir joué un role de "catalyseur" dans la problématisation philosophique de Prigogine. J'ai assisté à certaines de ses conférences et cours, c'est une personne que j'admire assez pour son charisme, ses idées et ses engagements, mais sur la question particulière de son rapport à Prigogine je n'ai pas assez d'information pour juger. Je pense que je vais même lui écrire si les questions soulevées ci-dessus me paraissent encore importante dans quelques jours...
Venons en à nos moutons. Qu’est ce que le temps ? Je n’en sais rien, c’est là la réponse la plus honnête que je puisse donner. Je ne vais donc pas ici spéculer sur le temps psychologique, philosophique, humain, mais plus simplement tenter de clarifier ce qu’est le « temps » en physique, pour voir ce que le concept de « flèche du temps » désigne. J’essayerai d’être objectif et factuel, et j’indiquerais autant que possible lorsque ce que j’explique relève de mon opinion plus que de faits scientifiques non controversés. Je me rend compte que ce texte est long, et qu’il ne rend pas justice à toute la beauté du sujet. Well, I tried… (Serge, je suis bien conscient ce que la critique d’un « prix Nobel » peut avoir de « prétentieux », mais la critique n’est souvent qu’une étape dans l’effort de comprendre…)
Ensuite j’expliquerai, en utilisant les passages cité par Louisa dans le fil "antagonisme", ce qui dans le texte de Prigogine me parait critiquable.
La première partie du texte ci-dessous est long et certainement dispensable. Hommes pressés, rendez-vous directement à la deuxième partie.
*1) Rapide Panorama de la physique classique ***
En physique, le temps est un simple paramètre, désigné par « t », qui apparaît dans les équations.
La révolution scientifique initiée par Galilée (et qui culmine avec Newton) peut être décrite ainsi : Nous pouvons décrire « le monde » par un série de quantités physiques « X » qui sont des fonctions continues « X(t) » de ce paramètres t. Nous décrivons ainsi une « évolution temporelle ». Par exemple, X peut être la position d’un corps matériel dans l’espace, ou plus généralement (pour des objets plus complexes), X désigne un ensemble assez grand (parfois infini) de quantités qui sont sensé décrire totalement une configuration physique. Le but de la physique devient alors de déterminer des lois mathématiques, appelée « équations du mouvement », qui contraignent X(t) univoquement, une fois donné des conditions initiale. Autrement dit, si je connaît X(t=0) à un instant donné (t=0), je saurai en déduire X(t) pour n’importe que autre temps t. Galilée a déterminé expérimentalement ces équations du mouvement pour certains cas simples. Il invente ainsi la science moderne : utilisation des mathématiques comme idéalisation adéquate des phénomène, et nouveau paradigme du dispositif expérimental afin d’isoler des phénomènes assez simples pour être décrits par cette idéalisation… (Je prend seulement Galilée comme symbole d’un paradigme, bien sûr il n’était pas seul à tout inventer). À partir de ces expériences, et surtout grâce à une changement spectaculaire (parce cela semble aller contre l’ « intuition » commune à l’époque) de perspective sur ce qu’est le mouvement, Galilée pose le principe d’inertie (qui deviendra la « première loi de Newton » : la vitesse d’un objet isolé (non soumis à une force) reste constante dans le temps.
Newton donnera des outils mathématiques et conceptuels grandioses à cette nouvelle façon d’appréhender le monde. Il postule que « tous » les corps en mouvement, sur la terre et dans les cieux, peuvent être décrits par une simple équation (et il invente d’ailleurs les mathématiques pour penser cette équation : ce qui est appelé calcul différentiel aujourd’hui) :
d/dt( d/dt( X)) = f / m (« seconde loi de Newton»). Autrement dit, l’accélération d’une objet (variation « instantanée » de sa vitesse par rapport à au temps « t ») est donné par « quelque chose » appelée force (f) divisé par une quantité propre à l’objet appelée masse (m).
D’autre part, Newton postule que tous les corps « s’attirent les uns les autres », et il donne également une expression explicite pour la force correspondance : c’est la loi de la gravitation universelle.
Remarquez que le physique de Descartes (ou celle de Spinoza, je dis tout de suite que je ne suis pas au fait des nuances ici) a cohabité pendant un certain temps avec celle de Newton. La physique cartésienne, d’une certaine manière, à de grands avantages « philosophiques » ou conceptuels par rapport à celle de Newton. Par exemple en ce qui concerne la causalité, qui n’est pas claire chez Newton, alors que l’image cartésienne des « tourbillons » dans l’étendue semble a priori un mécanisme plus tangible de transmission du mouvement. (Un autre problème est celui du vide et de l’atomisme, qui n’a été réglée qu’un XX ème siècle.) Mais Descartes ne sait pas calculer les orbites des planètes telles que découvertes par Kepler. Plus pragmatiquement, sa physique ne permet pas non plus de calculer la trajectoire des boulets de canon…
Donc, la théorie de Newton s’est vu reconnaître le statut de science véritable, parce qu’elle a plus de puissance. Encore aujourd’hui, une bonne part de la description physique du monde est toute entière dans cette seconde loi de Newton. La découverte de l’électromagnétisme au XIXème siècle est le second événement d’importance dans l’histoire de la physique. Cela a ensuite conduit « rapidement » à la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, qui éclaircit le concept de causalité en physique, mais qui ne modifie que dans les détails le paradigme Newtonien telle qu’expliqué plus haut.
***2) La flèche du temps.
La « flèche du temps » est au départ un paradoxe, une contradiction dans notre connaissance des lois physiques. Les équations du mouvement de la physique sont invariantes sous le « renversement du temps », appelée symétrie T. Je peux remplacer «t » par « -t » dans toutes les équations, elle restent invariantes : dans la seconde loi de Newton, l’accélération est T-symétrique par définition, mais la partie de droite aussi. En effet, toutes les forces fondamentales connues respectent cette symétrie. Donc, suivant la physique, il n’y a pas de différence fondamentale entre le passé et le futur.
Cela semble vouloir dire que, si je choisis assez bien mes conditions initiales, je pourrais voir mon omelette se recomposer en un œuf tout frais. Cela semble absurde… Un manière rigoureuse de dire qu’il « existe une flèche du temps », une différence entre "passé" et "futur", passe par un des formalismes le plus solide jamais inventé en physique : la thermodynamique. Les lois de la thermodynamique sont basés sur de fait expérimentaux jamais démentis, et prennent une forme finalement très générale et très simple. (Comme chez Newton, la simplicité se paye par l’introduction de nouveaux concepts.)
Le second principe de la thermodynamique dit en substance que « tout processus irréversible crée de l’entropie ». Qu’est-ce à dire ? Un processus irréversible est un processus qui n’est pas réversible

La réponse donnée par la théorie atomique, par Maxwell, Boltzmann et bien d’autre (à vrai dire toute la physique statistique moderne jusqu’à aujourd’hui) est simplement : Non. Les lois de la Natures sont bien symétriques sous T, et l’irréversibilité constatées est le résultat d’un effet statistique. Il est possible en principe de « recoller » un œuf, mais cela suppose des conditions initiales tellement improbables que cela n’arrivera « jamais » (dans toute l’histoire de l’univers).
****3) Prigogine et nous.*****
Maintenant je peux expliquer pourquoi « je ne comprend pas » ce que Prigogine veut dire, et pourquoi je le trouve très confus (la mécompréhension n’est pas toujours faute du lecteur).
Il est possible qu’il existe des phénomènes qui ne respectent pas cette symétrie (et c’est en effet le cas pour les interactions faibles), mais tous les phénomènes « communs », y compris ceux de la chimie, sont invariant sous « T »… Prigogine n’a jamais proposé de nouvelle dynamique qui serait fondamentalement « orientée dans le temps ». Il se borne à exprimer une intuition confuse. Voyons son texte :
Prigogine a écrit :
"Précédemment, la flèche du temps était associée à des processus très simples, tels que la diffusion, le frottement, la viscosité. On pouvait conclure que ces processus étaient compréhensibles à l'aide des seules lois de la dynamique. Il n'en est plus de même aujourd'hui. L'irréversibilité n'apparaît plus seulement dans des phénomènes aussi simples. Elle est à la base d'une foule de phénomènes nouveaux tels que la formation des tourbillons, des oscillations chimiques ou du rayonnement laser.
Le fait que l’irréversibilité apparaisse dans des phénomènes irréversibles (tautologie) ne veut pas dire qu’elle est « à la base » de ces phénomènes. Ce que Prigogine veut dire, je suppose, est que ces phénomènes où de nouvelles structures apparaissent (tel que dans un laser) ne sont possible que loin de l’équilibre. Cela ne contredit pas l’interprétation du second principe comme résultant d’effets statistiques. Certainement rien dans la physique des lasers (physique quantique) n’est asymétrique sous T.
Prigogine a écrit :
Tous ces phénomènes illustrent le rôle constructif fondamental de la flèche du temps.
« rôle constructif » ? C’est la situation de non équilibre qui permet l’apparition de structures (comme la vie elle-même, qui n’est possible que parce que nous avons une source d’énergie, le Soleil, qui fait de la Terre un système ouvert).
J’ai trouvé ceci : http://w3.umh.ac.be/~chimfm/jetc7/text_prigogine_fr.htm
Prigogine dit : « Il existe des phénomènes qui sont irréversibles : par exemple, après avoir chauffé une extrêmité d'une barre métallique, on observe un flux de chaleur qui finit par égaliser la température dans toute la barre. Mais nous n'observons pas le phénomène inverse, à savoir qu'une extrémité d'une barre se réchauffe spontanément alors que l'autre se refroidirait : voilà la flèche du temps. »
Donc ma définition plus haut de la flèche du temps comme accroissement de l’entropie dans un processus tendant vers l’équilibre semble correcte selon lui. La flèche du temps apparaît « parce que » tout système essaye quand même de tendre vers l’équilibre. L’entropie essaye de se « maximiser » le mieux qu’elle peut.
Mais localement, une diminution de l’entropie peut apparaître (d’où la complexité du monde).
Peut-être qu’en essayant de le critiquer j’ai enfin compris ce que veut dire Prigogine : La « flèche du temps » est quelque chose de « plus profond » que l’évolution vers l’équilibre et l’accroissement de l’entropie.
Mouais, pas encore de quoi fonder une science… En plus ça ne colle pas à sa définition. Je reste dans le doute… Que penser de cet autre citation : « La matière peut s'auto-organiser. Et, au fond, l'auto-organisation c'est ce qui est à la base de la notion d'individu, d'individualité. Prenez par exemple une cellule biologique : cette cellule a une auto-organisation qui n' est possible que par suite des interactions avec le monde extérieur. » En Belgique on appelle ça « faire son Jean-Clande » ( http://www.echolaliste.com/x28.htm ). (mais oui je suis mesquin)
Prigogine a écrit :
L'irréversibilité ne peut plus être identifiée à une simple apparence qui disparaîtrait si nous accédions à une connaissance parfaite.
Arme rhétorique : s’inventer des adversaires imaginaires aux thèses absurdes qu’il est plus facile de démonter. L’irréversibilité n’est certainement pas « une apparence ». Même si c’est un effet statistique, c’est un effet réel. La connaissance parfaite ne changerais rien à l’irréversibilité.
Prigogine a écrit :
Elle est une condition essentielle de comportements cohérents dans des populations de milliards de milliards de molécules. Selon une formule que j'aime répéter: la matière est aveugle à l'équilibre là où la flèche du temps ne se manifeste pas: mais lorsque celle-ci se manifeste, loin de l'équilibre, la matière commence à voir!
Sans commentaire.
Prigogine a écrit :
Sans la cohérence des processus irréversibles de non-équilibre, l'apparition de la vie sur la Terre serait inconcevable. La thèse selon laquelle la flèche du temps est seulement phénoménologique devient absurde. Ce n'est pas nous qui engendrons la flèche du temps. Bien au contraire, nous sommes ses enfants.
Je serais gré à quiconque de m’expliquer l’enchaînement logique de ces quatre phrases ! Si je reformule, cela donne : « La vie existe loin de l’équilibre. Donc la flèche du temps est fondamentale (non pas statistique). En effet sans elle nous ne serions pas là. »
Cela ressemble vachement à une argumentation par les causes finales non ? En plus, il semble faire une glissement sémantique du mot fondamental en tant que « loi physique plus fondamentale, par opposition aux lois effectives qui en résultent », et fondamental en tant que ce qui nous est important à nous être humains !
C’est bien cette confusion entre science et aspiration humaine qui est préoccupante chez lui. Humainement, c’est fascinant, mais si cela conduit à ce genre de « raisonnement », cela me laisse un peu perplexe.
Louisa a écrit :
cela, c'est exactement l'inverse de ce que dit par exemple Spinoza, pour qui "le temps aussi, nous l'imaginons" (E2P44 sc.).
Tout a déjà été dit par Spinoza, je suis d’accord finalement

Prigogine a écrit :
Alors Prigogine dit déjà lui-même que depuis "l'époque de Boltzmann, la flèche du temps a donc été reléguée dans le domaine de la phénoménologie. Ce seraient nous, humains, observateurs limités, qui serions responsables de la différence entre passé et futur. Cette thèse, qui réduit la flèche du temps au caractère approximatif de notre description de la nature, est encore soutenue dans la plupart des livres récents. D'autres auteurs renoncent à demander aux sciences la clef du mystère insoluble que constituerait l'émergence de la flèche du temps.
À ma connaissance Prigogine est le seul scientifique « d’envergure » à trouver que sa « flèche du temps » est un mystère insoluble.
L’émergence du temps aux début de l’univers, par contre, reste une question mystérieuse (et probablement mal posée dans l’état actuel de la cosmologie). Mais ce n’est pas là le propos de Prigogine.
Prigogine a écrit :
(...) On sait qu'Einstein a souvent affirmé que "le temps est illusion". . Et en effet, le temps tel qu'il a été incorporé dans les lois fondamentales de la physique, de la dynamique classique newtonienne jusqu'à la relativité et à la physique quantique n'autorise aucune distinction entre le passé et le futur. Aujourd'hui encore, pour beaucoup de physiciens, c'est là une véritable profession de foi: au niveau de la description fondamentale de la nature, il n'y a pas de flèche du temps".
Mon propos n’était pas ici de prétendre que l’ordre temporel ne pose pas de problèmes fondamentaux en physique. En effet c’est le cas en cosmologie. Je voulais seulement faire remarquer que dans le cadre de « notre vie de tout les jours », et du temps que nous pouvons ressentir sur Terre, ou la physique classique et quantique moderne s’applique parfaitement, il n’y a pas de mystère.
Cette insatisfaction psychologique que Prigogine semble avoir avec l’explication généralement admise, « phénoménologique » selon lui, de la différence passé/futur a sans doute guidé ses recherches. Toute pensée métaphysique peut à un moment donné de l’histoire des sciences agir comme adjuvant ou au contraire comme inhibiteur de nouvelles découvertes.
Mais il ne faudrait pas confondre l’œuvre d’un scientifique avec les idées philosophiques qui l’habitent. (Dans le cas de Prigogine je me demande s’il ne faudrait pas chercher une partie de l’explication chez Isabelle Stengers. Je vais peut-être lui poser quelque question à ce sujet…)
J’ajouterai pour finir qu’il est parfaitement possible que Prigogine ait été un visionnaire, et que de nouvelles révolutions scientifiques vont bientôt modifier radicalement notre vision de la physique. Je ne crois pas (car j'ai peu d'imagination), mais c’est possible. Les bases de cette possible nouvelles science, cependant, n’ont pas encore été écrites.
That's it.
Cyril