La fierté n'apparaît pas dans la liste des affects définis par Spinoza. Du point du vue spinoziste, on pourrait peut-être dire qu'il doit s'agir d'un "affect composé", comme il l'appelle, c'est-à-dire un affect qui est constitué de différents affects plus "fondamentaux", ceux-ci étant ce que l'on trouve à la fin de la troisième partie de l'
Ethique.
Or si la fierté est un affect composé, quels pourraient être ces affects qui la composent?
Il y a d'abord très clairement la
satisfactio in se ipso, le fait d'être satisfait de soi-même. Selon Spinoza, cela revient au fait de se contempler lui-même dans sa puissance, car en faisant cela, tout homme ne peut que sentir une Joie, c'est-à-dire une augmentation de cette puissance.
C'est ce que dit la proposition 53 du livre des Affects:
Spinoza a écrit :Quand l'Esprit se contemple lui-même, ainsi que sa puissance d'agir, il est joyeux, et d'autant plus qu'il s'imagine plus distinctement, ainsi que sa puissance d'agir.
DEMONSTRATION
L'homme ne se connaît pas lui-même, sinon à travers les affections de son Corps et leurs idées. Et donc quand il se fait que l'Esprit peut se contempler lui-même, par là même on suppose qu'il passe à une plus grande perfection, c'est-à-dire qu'il est affecté de Joie, et d'une Joie d'autant plus grande qu'il peut s'imaginer plus distinctement, ainsi que sa puissance d'agir.
Ainsi, quand on constate ce qu'on sait faire soi-même, on ne peut qu'en ressentir une Joie, selon Spinoza. Le fait que nous sommes entièrement déterminé ne change rien à cette "loi", au sens où l'
Ethique essaie précisément de démontrer
more geometrico que les hommes sont nécessairement déterminés à éprouver une Joie quand ils contemplent leur propre puissance (tout comme nécessairement on ne peut qu'être Triste quand on contemple sa propre impuissance). De même, le fait d'être de toute éternité déterminé à ressentir ici et maintenant, à un moment x de la journée, ce type de Joie, n'enlève rien à l'intensité de la Joie, au contraire même (on se rend seulement compte du fait que c'était inévitable de sentir cette Joie maintenant, puisqu'on est une partie de la Nature, Nature dans laquelle tout est déterminé à se produire tel que cela se produit).
Plus tard dans l'
Ethique, ce sera précisément cette proposition III.53 qui servira de point d'appui indispensable pour démontrer la proposition V.15, proposition qui ne définit rien d'autre que l'Amour de Dieu, c'est-à-dire ce type d'Amour qui est tout à fait nécessaire pour atteindre la plus grande perfection ou sagesse, et par conséquent pour être le plus libre possible.
Or l'on sent bien que dans la fierté, autres choses sont également présentes. Spinoza commence déjà à le signaler dans le corollaire de cette même proposition III.53:
Spinoza a écrit :Cette Joie est de plus en plus alimentée à mesure que l'homme imagine davantage que les autres le louent. Car, plus il imagine que les autres le louent, plus est grande la Joie dont il imagine qu'il affecte les autres, et ce accompagnée de l'idée de lui-même; et par suite, il se trouve lui-même affecté d'une Joie plus grande, qu'accompagne l'idée de lui-même.
Si donc cette Joie est exactement ce qui est nécessaire pour devenir libre (et en cela est "bonne en soi"), elle peut parfois également avoir des conséquences qui risquent d'être plus problématiques. Car elle augmente en fonction des louanges que nous recevons des autres. Par là, elle nous incite, comme le constate le prologue du
Traité de la réforme de l'entendement, à chercher à plaire aux gens, et donc à faire ce que nous croyons qu'ils trouvent bon ou mauvais, au lieu de nous baser sur notre propre raison pour juger de cela. Nous serons donc enclins à faire certaines choses simplement pour le plaisir d'être loué, tandis qu'en réalité, faire ces choses n'augmente pas toujours réellement, sur le long terme, notre puissance, mais peut parfois même être mauvais pour nous.
Remarquons que cette recherche de "Gloire", comme l'appelle Spinoza, n'est donc PAS mauvais en soi. Elle est même ce qu'il appelera en V.36 la "béatitude" ou le bonheur suprême. Ou plutôt, ce bonheur (synonyme de liberté) comporte nécessairement un certain genre de "Gloire": il s'agit alors de cette Joie qui résulte de la contemplation de sa propre puissance, ACCOMPAGNÉE de l'idée de Dieu. Qu'est-ce à dire? Que la liberté, pour Spinoza, consiste précisément à contempler sa propre puissance, non pas en tant que fait "isolé" du monde, comme si rien ne l'avait causée, mais en tant qu'elle dépend entièrement de Dieu, c'est-à-dire de la Nature dans sa totalité, dans son essence.
En quoi cela serait-ce tellement différent qu'une satisfaction de soi qui fait abstraction du fait d'être causé par la Nature, d'être une partie de la Nature? Spinoza l'explique dans le corollaire de III.55:
Spinoza a écrit :(...) la Joie qui naît de la contemplation de nous-même, [s'appelle] Amour-Propre, ou bien Satisfaction de soi-même. Et, comme celle-ci se répète toutes les fois que l'homme contemple ses vertus, autrement dit sa puissance d'agir, de là vient donc également que chacun adore raconter ses hauts faits, et faire étalage de ses forces tant corporelles que spirituelles, et que les hommes pour cette raison sont pénibles les uns aux autres. D'où de nouveau que les hommes sont envieux de nature, autrement dit, se réjouissent de la faiblesse de leurs égaux, et, au contraire, s'attristent de leur vertu. Car, chaque fois que chacun imagine ses propres actions, chaque fois il est affecté de Joie, et d'une Joie d'autant plus grande qu'il imagine plus de perfection exprimée par ses actions, et qu'il les imagine plus distinctement, c'est-à-dire d'autant plus qu'il peut mieux les distinguer des autres et les contempler comme des choses singulières. Et donc, là où chacun se réjouira le plus de la contemplation de lui-même, c'st quand il contemple en lui-même quelque chose qu'il nie de tous les autres. (...) Il appert donc que les hommes sont, de nature, enclins à la Haine et à l'Envie, à quoi s'ajoute l'éducation même. Car les parents, d'ordinaire, incitent les enfants par le seul aiguillon de l'Honneur et de l'Envie.
Si donc nous ressentons une satisfaction de nous-mêmes, mais cela accompagné d'un "Mésestime" de quelqu'un d'autre (ce qui, comme l'explique le passage ci-dessus, arrive souvent), alors le résultat "net" risque d'être peu positif. Car en contemplant notre puissance ainsi, nous avons tendance à non pas tellement valoriser cette puissance pour ce qu'elle est, mais à la valoriser seulement pour ce qu'elle a de PLUS, comparée aux autres gens. Dans ce cas, on ne voit chez les autres qu'un MANQUE (manque de ce que nous constatons pouvoir faire nous-même).
En revanche, lorsqu'il s'agit d'une satisfaction de soi accompagnée non plus de ce genre de comparaisons (qui ont comme contrepartie de provoquer souvent également des Tristesses, quand nous constatons que quelqu'un d'autre sait faire ceci ou cela mieux que nous, Tristesse qui va nous rendre jaloux, haineux etc.), mais de l'idée de Dieu, là la véritable liberté, le bonheur suprême, devient envisageable. Car l'idée de Dieu, si nous l'avons bien comprise, ne nous fait voir que la PUISSANCE pure, chez nous ET chez les autres. On ne compare plus, dans ce cas, ce qu'on sait faire soi-même avec ce que l'autre ne sait pas faire (et inversement, dans le cas de l'Humilité - sentiment peu positif chez Spinoza donc), mais on devient de plus en plus capable de contempler sa propre puissance pour ce qu'elle est, et de faire EXACTEMENT la même chose pour les autres gens: on les voit dans leurs vertus, dans leur force, dans leur puissance singulière, en comprenant que ce type de puissance aussi étaient nécessaire et déterminé de toute éternité.
Enfin, je dirais donc que la fierté pourrait être une satisfaction de soi qui risque d'être accompagnée d'une idée qui ne voit chez certains autres qu'un manque, et qui par là peut donner lieu à de la Tristesse (tout en supposant que ce qu'on sait faire n'est pas déterminé), tandis que le bonheur suprême consiste en cette même satisfaction de soi, mais accompagnée d'un maximum d'idées de la puissance singulière de tous les gens (et choses) que l'on peut rencontrer dans sa vie.
Là, la satisfaction de soi devient la source d'un perfectionnement de soi qui ne peut plus être entravé par l'une ou l'autre Tristesse. Tandis que la "Gloire" n'y a pas pour autant "disparu". Seulement on ne va plus rechercher les louanges des autres comme but ultime, puisque ceux-ci ne donnent qu'un bonheur assez passager et fort changeant. On utilisera plutôt ce type de Gloire comme un moyen, chaque fois que nous constatons que le fait d'être apprécié par quelqu'un nous est nécessaire pour pouvoir mieux atteindre ce bonheur suprême, pour pouvoir devenir réellement plus libre, pour pouvoir mieux vivre d'après ce que l'on juge bon nous-même, quand nous nous basons sur ce que nous dicte la raison.
Exemple: vouloir montrer un bon résultat scolaire à ses parents peut être non seulement très agréable mais également fort utile, car s'il s'agit de parents "raisonnables", cela renforcera chez l'enfant le sentiment d'être aimé par eux, sentiment qui peut être un très puissant facteur dans la construction de la confiance en soi. Au contraire, montrer ce même résultat à un copain de classe qui lui a de moins bons résultats, risque de provoquer chez lui de la Tristesse, voire de la Haine et de l'Envie, et cela parce qu'on le confronte nécessairement avec son impuissance (comparée à la nôtre). Il ne peut alors que se sentir "blâmé", donc éprouver le sentiment exactement opposé à celui où l'on s'imagine être loué. C'est pourquoi il est intéressant de bien réfléchir avant de décider de "montrer" une satisfaction de soi: la manière dont on le montre, et la personne à qui on le montre peut parfois donner lieu à des conséquences moins positives. D'autre part, prendre l'habitude d'être satisfait de soi-même seulement en comparant sa puissance avec les autres gens risque de créer pas mal de situations où la comparaison est moins positive pour nous-mêmes, ce qui nous rendra Triste, donc moins heureux, plus impuissant.