Bon sang mais c'est bien sûr!!!!!!
Merci beaucoup Hokusai...
C'est tellement plus clair ainsi...
un exercice philosophique
Règles du forum
Cette partie du forum traite d''ontologie c'est-à-dire des questions fondamentales sur la nature de l'être ou tout ce qui existe. Si votre question ou remarque porte sur un autre sujet merci de poster dans le bon forum. Merci aussi de traiter une question à la fois et d'éviter les digressions.
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Cher ShBJ, (tu noteras le respect des majuscules).
Voici un commencement de réponse aux difficultés que tu as présenté dans un précédent message. Cependant comme cette intervention est déjà abominablement longue je ne traiterais que la première. Si d’aventure tu n’étais pas complètement dégoûté par ma prose nous pourrions envisager de traiter ensuite le très intéressant problème de l’individuation. De toute façon ma position sur le sujet dépend en grande partie de ce que j’expose ici.
Je ne reviens par sur ton message. Tu y exposes de façon très pertinente le problème et je suis parfaitement d’accord avec le fait que si l’on suppose que Spinoza parle dans la proposition IX des choses finies, on est en droit de se poser les questions que tu te poses. Je vais même aller plus loin que toi en ce sens, me faisant en quelque sorte pour commencer « l’avocat du diable ». Je crois que si vraiment il est question d’une analogie entre les choses finies et la substance dans les propositions IX, X et dans le scolie, alors il y a vraiment de quoi s’inquiéter et la situation est peut être plus grave encore que tu ne le supposes.
D’abord en effet, si, dans la proposition XI, nous avons réellement affaire à une analogie du type de celle que tu décris, le problème n’est pas seulement qu’on voit mal ce qui pourrait faire que la situation soit « exportable » à la substance, le problème est que cette proposition énonce ou bien quelque chose de spécieux sous couvert d’un jeu de mot, ou bien une absurdité pure et simple. En effet si dans le premier cas par « attribut » il entend « propriété » d’une chose, parce que l’on parle « d’attribut du sujet » pour noter la forme correspondante dans le langage à la relation de la chose et à sa propriété, alors il ne parle pas de cette notion d’attribut qui confère la réalité à ce qui est conçu sous lui (conformément à la définition qu’il a donné de ce terme), et du coup le contenu réel de IX affirme quelque chose de bien douteux. Car le nombre de propriétés qu’à une chose à la rigueur caractérise sa complexité mais sûrement pas sa réalité (il me semble du moins qu’on peut décrire un grand nombre de propriétés d’une chose par ailleurs fictive). IX n’est donc rien de plus dans ce cas qu’un sophisme rendu possible par un jeu de mot sur « attribut ». Si l’on suppose au contraire que « attribut » est bien pris au sens de la définition 4, alors c’est encore pire : comme l’attribut se dit de la substance et non des choses finies, alors IX fait une supposition absurde et on ne pourra rien tirer de là…Dans un cas comme dans l’autre la valeur de IX est nulle.
Ensuite quant à la façon de solder le problème de la pluralité des attributs et donc de leurs irréductible diversité, en faisant appel à la non pertinence des concepts de nombre et de pluralité dans l’infini ; les choses ne se présentent guère mieux. Il s’agit en effet simplement d’une grossière pétition de principe. On pourrait opposer à cet argument que précisément le nombre et la pluralité sont ce qui font obstacle à la conception d’une substance unique et infini, et que supposer l’obstacle levé parce que l’idée d’une substance unique implique par définition qu’il n’y a pas de diversité numérique en elle, revient à se donner ce qui est en question.
Bien que j’ai eu mille fois envie de le faire, je ne pense pourtant pas mettre mes deux exemplaires de l’Ethique à la poubelle tout de suite. Le tableau n’est pas brillant, mais peut être que tout n’est pas encore perdu.
Je dois t’avouer d’abord que lorsque j’ai commencé à lire sérieusement l’Ethique j’ai eu exactement la même difficulté que la tienne avec ces deux propositions et le Scolie. Je ne voyais vraiment pas notamment ce que venait faire cette analogie avec les propriétés des choses et cela me paraissait comme je l’ai dit plus haut un jeu de mot qui laissait soupçonner un bon gros sophisme. Je me suis accommodé ensuite d’une solution qui était plus basé sur une interprétation que sur une explication du texte lui-même, ce qui est toujours moins satisfaisant : il restait ce passage apparemment bancal et mal fichu. Or grâce à toi, parce que tu m’as contraint a y remettre le nez, j’ai l’impression aujourd’hui d’y voir un peu plus clair. Cependant le principe de ma « solution » (mais ce sera à toi de juger si c’en est bien une) passe par l’abandon de l’idée que Spinoza, dans la proposition IX, fait une comparaison avec les choses finies. Car je pense sincèrement que si c’est vraiment le cas alors tu as raison, cela hypothèque gravement la suite de l’histoire… Bon, me diras-tu, encore faut-il qu’il y ait des raisons pour abandonner cette façon d’interpréter la proposition IX, et le « principe de charité » a ses limites…C’est vrai, mais je pense qu’il y a de bonnes raisons de le faire. Je dois cependant, avant de dire lesquelles, faire encore quelques remarques préliminaires.
Il y a une chose qui m’a immédiatement sautée aux yeux en relisant ces passages, et à laquelle je n’avais pas suffisamment prêté attention auparavant, c’est que les propositions IX et X ne font rien d’autre que d’en appeler aux définitions de l’attribut et de la substance. J’avais sous-estimé ce fait pour la raison que j’attendais une démonstration de la possibilité du point qui est en question dans cette phase de l’Ethique, et je ne voyais pas bien à quoi pouvait m’avancer ce renvoi aux définitions… En effet le caractère troublant de IX et X, comme je l’avais écris dans le vieux papier, est que par leur seule formulation elle paraissent admettre ce qui est toute la question à savoir en (IX) la possibilité qu’une substance ait plusieurs attributs et (en X) que plusieurs attributs puissent renvoyer à la même substance. Or cela n’a été semble-t-il préparé par rien et pire encore Spinoza n’avance aucun élément positif à l’appui de ces deux affirmations qui paraissent pourtant être d’une grande nouveauté : au lieu de cela il nous « rabâche » ses définitions. Cette apparente anomalie est je crois la principale raison pour laquelle le lecteur normalement constitué de l’Ethique est tenté d’interpréter la proposition IX comme faisant intervenir subrepticement une donnée nouvelle, sous la forme comme tu le dis d’un appel au « bon sens ».
Pourtant il y a une hypothèse beaucoup plus simple. La voici : si Spinoza ne démontre pas la possibilité qu’une substance ait plusieurs attribut et s’il renvoi aux définitions, c’est à l’évidence qu’il estime ne pas avoir à le faire et qu’il considère que le problème a déjà été réglé en somme « par définition ». Je m’explique. Que nous disent ces deux définitions ? Tout le monde les connaît par cœur mais ce n’est pas grave, les voici :
a) Def 4 : « J’entends par attribut ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence. »
b) Def 3 : « J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi (…)»
Je note, puisque l’opposition aux cartésiens ici a une valeur heuristique certaine, que ces deux définitions de l’attribut et de la substance, pourraient être paraphées par le grand René en personne… Pas de problème pour un cartésien ici : les définitions sont « orthodoxes » ; il n’a aucune raison de pas y consentir. Or par le jeu de ces deux seules et uniques définitions (qu’encore une fois notre cartésien standard a accepté sans barguigner) on en arrive à l’apothéose anti-cartésienne du scolie de la proposition X. Il y a quand même quelque chose de curieux là dedans non ? Qu’est ce qui c’est passé entre les deux ? Il s’est passé de toute évidence les propositions IX et X, et comme elles ne sont démontrées à l’aide de rien d’autre que de ces deux définitions ; la conclusion s’impose qu’elles doivent être comprises comme en étant des conséquences analytiques. Il apparaît alors que le cartésien ne s’est pas bien rendu compte de ce qu’il faisait en donnant son assentiment aux définitions initiales. Car en fin de compte cela signifie ou bien qu’il n’est pas d’accord avec ses propres principes ou bien qu’il en tire mal les conséquences.
Pour comprendre ce « mauvais coup » fait par Spinoza à notre cartésien, il faut observer le jeu de ces définitions dans les propositions IX et X et comment elles nous conduisent tout droit dans le « piége » du Scolie.
Premier temps : La proposition IX se formule : « A proportion de la réalité ou de l’être que possède chaque chose, un plus grand nombre d’attributs lui appartiennent ». Dans la démonstration Spinoza nous dit tranquillement que c’est une « nota per se » si l’on a bien lu la définition de l’attribut. Je suis donc sa suggestion et je propose de comprendre la proposition par sa démonstration plutôt que d’essayer de faire l’inverse. La question à se poser est donc celle-ci : Comment de la seule définition 4 peut-il suivre que la proposition IX est démontrée ou est une « nota per se »? Et cela veut dire à son tour : quel est le sens de la prop IX tel que la seule définition 4 en soit une démonstration suffisante? Pour ma part je ne vois qu’une possibilité : la proposition IX est démontrée par la définition 4 à condition que celle-ci énonce en réalité non pas une affirmation sur les choses particulières comme il y paraît, mais plutôt la validité d’une sorte de règle générale. Quelle serait cette règle ? On pourrait paraphraser l’énoncé de la proposition IX de la façon suivante :
« Plus une chose x aura d’attributs et plus cette chose x aura le caractère d’une substance. »
Tu l’auras compris j’interprète « chaque chose » un peu au sens de notre « x F(x) » moderne : comme dénotant un opérateur de généralité. Qu’est ce qui me fait penser que j’y suis autorisé ? Encore une fois, c’est le renvoi à la définition 4, qui liant la notion d’attribut à celle d’essence constitutive d’une substance, me semble -si ce n’est imposer- du moins permettre l’interprétation de l’expression « réalité ou être de chaque chose » dans le sens de « caractère substantiel d’une chose quelconque ». J’insiste sur le fait qu’il n’est pas question ici de statuer directement sur la possibilité qu’une substance ait plus d’un attribut, c'est-à-dire d’établir la chose. Même si la formulation présuppose cette possibilité elle fait plus porter l’accent sur la légitimité d’une certaine inférence : « de la multiplicité des attributs au « maxima de caractère substantiel » d’une chose quelconque la conséquence est bonne ». Et Spinoza établit la validité d’une telle règle d’inférence en dérivant simplement une conséquence pour ainsi dire « bête et méchante » de la définition 4. En effet, l’on a admit en acceptant la définition 4 que l’attribut posait la substance, donc la réalité des choses qui sont conçues sous elle et par elle. Si par conséquent une chose est donnée qui a plus d’attributs qu’une autre, alors celle-ci aura pour ainsi dire « mécaniquement » (par la définition de ce qu’est un attribut) plus de « substantialité » (aura plus le caractère d’une substance) qu’une autre. Et IX reste vrai quand bien même il n’y aurait en réalité que des substances à un attribut. Car une chose qui possède 1 attribut aura (toujours par définition de ce qu’est un attribut) certes plus le caractère d’une substance qu’une chose qui en possède 0, tandis qu’elle possèdera bien sûr plus d’attributs que celle qui n’en a pas du tout. L’hypothèse des substances à un attribut est donc le cas minimal vérifiant la règle.
2em temps : Proposition X. Elle énonce : « Chacun des attributs d’une même substance doit être conçu par soi ». Ici Spinoza est un peu plus prolixe que précédemment mais guère plus. Il nous reconduit dans la démonstration aux définitions 4 et 3 soit à nouveau celle de l’attribut plus -nota bene- celle de la substance. On peut et on doit se demander pourquoi il éprouve ici le besoin de formuler cette proposition ? Je crois que ce n’est pas très difficile à comprendre. IX ne vaut que si l’on admet qu’il est possible qu’une substance ait plus d’un attribut. En effet si d’aventure il s’avérait que c’était impossible la règle n’aurait pas de signification. On ne peut rien déduire en effet d’une prémisse qui énonce une absurdité. Ressortons notre cartésien de sa boîte. A la lecture de la proposition IX une objection lui monte irrésistiblement aux lèvres : «La proposition IX n’énonce rien car si une substance possédait plus d’un attribut, par exemple deux, alors il n’en ferait plus qu’un ce qui est contre l’hypothèse. Donc aucune chose n’est susceptible d’avoir plus d’un attribut et par conséquent la règle est vide ». Voilà à peu près j’imagine, l’allure de l’objection. Mais est-il bien vrai que si une substance avait deux attributs alors ces attributs n’en feraient forcément qu’un seul ? Qu’est ce qui fonde cette objection ? La réponse a ceci est que, à s’en tenir strictement aux définitions 4 et 3 de la substance et de l’attribut, cette objection ne repose sur RIEN et ne fait qu’introduire une supposition gratuite. La seule chose que l’on demande par définition à une substance c’est d’être une chose qui est en soi et se conçoit par soi. Or l’attribut, là encore par définition, est ce qui constitue l’essence d’une substance, ce par quoi quelque chose comme « de la substance » est posé dans l’être. Ce qui signifie que l’attribut a les mêmes caractéristiques conceptuelles que la substance : il est une chose qui est en soi et qui se conçoit par soi. Par conséquent si x et y sont deux attributs qui expriment une même substance, ils le feront de deux manières différentes et bien distinguées l’une de l’autre et il n’y a aucune raison d’affirmer qu’ils devront se confondre. Une substance à 1 attribut est une substance qui ne s’exprime que d’une seule façon, une substance à 2 attributs est une substance qui s’exprime de deux façons différentes, à 3 de trois façons différentes etc. Et fin de l’histoire ! Là encore la thèse des substances « à attribut unique » d’inspiration cartésienne, apparaît comme ne constituant qu’un cas particulier de ce que permettent les définitions de la substance et de l’attribut, mais ce n’est que le cas minimal et rien dans les dites définitions n’autorise à considérer cette hypothèse comme étant la seule admissible. En effet dans le cas où il y aurait une substance dotée de plusieurs attributs chacun de ces attributs devront être conçus « par soi », et ne seront donc pas confondus, c'est-à-dire qu’ils exprimeront chacun à leur manière le caractère de substance de la chose dont ils sont les attributs. En fait l’objecteur renverse l’ordre de la preuve. Ce n’est pas : « si deux attributs exprimait la même substance, alors ils ne feraient plus qu’un », mais ce n’est que si deux attributs appartenant à une même substance ne pouvaient être distingués qu’il serait absurde en effet de supposer qu’une substance peut avoir plus d’un attribut. Mais si une substance à plusieurs attributs, ces attributs seront distincts et donc il est possible qu’une substance est plus d’un attribut. La proposition IX est donc valide.
Il faut remarquer ici que la proposition X ne suffit pas à elle seule à trancher la question de savoir s’il faut parler de multiples substances à un attribut ou de multiples attributs appartenant à une seule et même substance. Et son contenu est bel et bien en un certain sens, comme tu l’as remarqué, négatif. La proposition montre qu’il n’est pas contradictoire avec les définitions de la substance et de l’attribut de formuler l’hypothèse d’une substance ayant plus d’un attribut mais elle ne permet pas non plus d’éliminer l’hypothèse concurrente. Au seul point de vue des définitions 3 et 4 (je veux dire au seul point de vue des contraintes logiques engendrées par ces définition) il revient au même en effet puisque les attributs expriment « de l’essence de substance » et qu’ils sont donc identiques à elle, il revient au même dis-je, de supposer qu’il y a qu’une substance unique s’exprimant sous une pluralité d’attributs ou une pluralité d’attributs exprimant une pluralité de substance. (Je préfère insister pour éviter tout malentendu : je ne dis pas que les deux hypothèses sont équivalentes entre elles je dis qu’elles sont toutes deux compatibles avec les définitions de la substance et de l’attribut) Il est cependant évident que si l’on croise cette proposition X avec la IX, alors les « jeux sont faits ». C’est le Scolie qui, combinant les deux propositions, referme « le piège ».
Scolie.
La première partie du Scolie tire directement la leçon de ce qui vient d’être démontré en X « Il s’en faut donc de beaucoup qu’il y ait absurdité à rapporter plusieurs attributs à une même substance ». Et enchaîne dans le même mouvement par une exploitation de ce qui a été démontré en IX:
« Il n’est rien au contraire dans la nature de plus clair que ceci : chaque chose doit être conçu sous un certain attribut, et à proportion de la réalité ou de l’être qu’il possède, il a un plus grand nombre d’attributs qui expriment et une nécessité autrement dit une éternité, et une infinité ; et conséquemment aussi que ceci : un être absolument infini doit être nécessairement défini un être qui est constitué par une infinité d’attributs dont chacun exprime une certaine essence éternelle et infinie».
J’ai cité le passage entier parce que l’on y voit en quelque sorte la machine inférentielle mise en place en IX « en marche » ; je veux dire simplement qu’ici Spinoza applique la règle alors que plus haut elle n’était, pour ainsi dire qu’énoncée pour elle-même. Il fallait d’abord en effet lever le scrupule qui touchait l’éventuelle absurdité de l’hypothèse sur laquelle elle s’appuyait. Voici ce que ça donne : Si l’on suppose une chose avec un attribut, alors elle sera moins substance qu’une autre chose ayant deux attributs et ainsi de suite. Si l’on cherche par conséquent ce qui est le plus « substantiel », ce qui a le plus le caractère d’une substance, il faudra chercher la chose qui a le plus d’attribut, et si l’on pense qu’il y a une chose dont le caractère substantiel est infini, c'est-à-dire en quoi TOUT se conçoit et qui n’est elle-même conçu par rien d’autre, alors cette chose aura nécessairement une infinité d’attributs.
En fait l’application de la leçon de IX tranche la question que X avait laissée dans l’indécision Car cette sorte de procès de maximation du caractère substantiel d’une chose en fonction du nombre d’attribut qui l’expriment, à un effet directement « intégrateur », le « plus d’être » assimilant le « moins d’être » jusqu’à ce que l’on arrive à ce qui a « le plus d’être » absolument parlant. Puisque nous allons apprendre bientôt de toute façon qu’il n’y a qu’une seule substance, cette histoire « d’intégration » n’est bien entendu qu’une « fiction géométrique » ou une « hypothèse auxiliaire » destinée à disparaître du résultat final (comme dirait Wittgenstein), mais on peut présenter, les choses ainsi : en vertu de IX si vous commencez par identifier une substance par un attribut, puis une autre par un autre attribut, deux attributs pris ensembles exprimant plus de « caractère substantiel » que deux attributs pris séparément, la règle vous contraint à ramener ces deux attributs sous une seule substance. En effet, si il est vrai d’une part « qu’a proportion de la réalité d’une chose plus d’attributs lui appartiennent », et si d’autre part vous refusez de considérer que vos attributs expriment la même substance, vous vous retrouvez rapidement dans une situation contradictoire. Car, supposons deux substances qui s’expriment en deux attributs différents, ces deux substances exprimeront « au total » plus de réalité que s’il n’y en avait qu’une. Mais ou bien ce plus de réalité est quelque chose et dans ce cas c’est bien un quelque chose qui est exprimé par les deux attributs, ou bien ce plus de réalité n’est pas quelque chose et est « rien » mais c’est alors qu’il n’était pas vrai que deux substances expriment à elles deux plus de réalité que s’il n’y en avait qu’une.
Ce qui est très beau dans le procédé c’est que Spinoza conduit l’adversaire à renoncer à sa thèse en se servant des prémisses mêmes par lesquelles celui-ci croyait pouvoir l’établir. Ainsi l’hypothèse d’inspiration « cartésienne » d’une pluralité de substances à un attribut est en quelque sorte « absorbée » en vertu de IX par celle d’une substance unique qui est exprimée par une pluralité d’attributs. On peut très bien en effet commencer par poser dans l’être une multitude de substance à attribut unique, mais en fin de compte cela reviendra au même que de poser une unique substance ayant une multitude d’attribut. Car n substances exprimeront toujours plus de réalité au total que n-1 substances ; et comme il faut bien que cette réalité soit « quelque chose » on finira de toute façon par ramener cette multitude de substances à attributs unique à une unique substance s’exprimant en de multiples attributs.
A ce stade l’hypothèse concurrente a donc été éliminée, IX et X ont fourni une interprétation des définitions 3 et 4 qui ne laisse plus qu’une seule option : si il y a quelque chose de tel dans le monde que « de la substance » alors ce devra être nécessairement UNE substance ayant une infinité d’attributs. Or que cette substance existe c’est ce que va se charger d’établir XI mais ceci est encore une autre histoire…
Il me reste à faire le point sur la question de savoir si et en quel sens ma « solution » en est bien une. Je dis ceci pour la raison que si l’on attendait une démonstration de la possibilité qu’une substance ait plusieurs attributs, nous en sommes en quelque sorte « pour nos frais », car dans la lecture que je propose de ces passages il n’y a toujours aucune démonstration positive de cette sorte. X ne fait qu’établir que c’est pas impossible et le scolie a l’aide de la proposition IX se contente d’affirmer « qu’il n’y a rien de plus clair ». J’ai pourtant la faiblesse de croire que nous avons un peu avancé, car je pense que la cause de notre incompréhension initiale est que nous ne cherchions pas la difficulté là ou elle se trouvait réellement. Si nos deux problèmes celui de « l’union des attributs » et celui de « l’annulation » de la pluralité et de la différence restent entier, néanmoins la situation ou la position de ces problèmes a été déplacée. Je veux dire que ce que nous avons à chercher n’est plus de l’ordre « d’une démonstration de possibilité ». Car tout indique que dans ces propositions Spinoza ne veut rien démontrer. Ce qu’il fait en réalité s’apparente beaucoup plus à une EXPLICATION de la signification du concept de substance. Donc notre problème de compréhension doit se déporter sur la question de la consistance du concept de substance que Spinoza utilise et non sur la validité d’une démonstration qu’il ne fournit pas et qu’il n’a pas besoin de fournir, parce que les propositions IX, X et scolie, nous font comprendre rétrospectivement que c’est bien d’une substance unique pourvue d’une infinité d’attributs qu’il était déjà question dans les définitions 3 et 4. Les définitions 3 et 4 préparaient déjà la compatibilité de la pluralité des attributs dans une substance et la définition 4 posait déjà la corrélation du nombre d’attributs au caractère de substance d’une chose. Spinoza avançait masqué pour des raisons tactiques évidentes, et il se démasque dans les propositions dont nous discutons. La question est donc maintenant de savoir si le concept d’une substance unique ayant une infinité d’attribut a un sens.
Tu m’a écris dans un message personnel que tu pensais que la démonstration n’était opérante que pour le « lecteur sans préjugés » et je pense que c’est à la fois vrai et faux. A mon avis c’est faux si tu as en tête l’enchaînement des propositions IX et X et la récapitulation qu’en fait le Scolie X. Il se peut évidemment que mon explication soit imparfaite, ou que je ne sois pas parvenu à manifester la chose aussi clairement que je l’aurais voulu, toutefois je pense avoir apporté certains éléments à l’appui de l’idée que ces propositions en elles mêmes n’ont pas forcément le caractère problématique qu’elle paraissent avoir. En revanche ce que tu dis sur le « lecteur sans préjugé » me semble parfaitement justifié pour ce qui concerne le véritable endroit ou se joue la difficulté et qui réside, comme je l’ai dit, dans l’interprétation que Spinoza a faite -dés le départ- des définitions de l’attribut et de la substance. Tout ce qui est développé dans les passages que j’ai essayé de commenter présuppose en effet le caractère non contradictoire, la consistance, du concept de substance que les définitions 3 et 4 déterminent. Et en effet Spinoza ne peut rien faire d’autre ici que de compter sur le « lecteur libre de préjugés » qui n’est pas celui qui accepte n’importe quoi, mais qui est celui qui est capable de « surseoir à son incrédulité » pour examiner la chose impartialement. Il n’a pas d’autre choix car toute démonstration qu’il pourrait faire présupposerait un accord préalable sur la signification du concept de substance tel qu’il la détermine dans les définitions 3 et 4. Mais on ne « démontre pas » le sens d’un concept, on s’efforce de montrer qu’il a du sens et quel sens il a et c’est précisément ce que font les propositions IX, X et scolie. Or ma conviction est que si Spinoza détermine ainsi qu’il le fait le concept général de substance, ce n’est pas parce que « ça l’arrange », ou comme si cela relevait d’une décision arbitraire (ou bien -comme je l’ai lu chez certains commentateurs soit disant « sérieux »- d’une « intuition métaphysique » ce qui n’est jamais qu’une expression ronflante pour dire la même chose), je pense au contraire qu’il y a derrière cette adoption de solides raisons et qui sont d’ordre tout à fait général. Je veux donc désormais me concentrer sur la question de la signification du concept de substance. Le principe de la résolution des problèmes de l’union et du multiple sera dans cette perspective le suivant : si l’on comprend correctement ce que c’est qu’une substance, ce que signifie réellement ce mot, alors il apparaîtra que ces problèmes n’existent pas, ou qu’ils sont déjà résolus avant même d’être posés. Voyons cela.
On a tendance (et je sais de quoi je parle car je m’inclus au premier chef dans ce « on ») à poser le problème de la façon suivante : Si il y a une multiplicité d’attributs comment peut-il y avoir une unité de l’être ? ». Or je pense que cette façon de poser la question n’est pas la seule possible. Car après tout, on pourrait tout aussi légitimement poser la question dans l’autre sens : « Comment pourrait-il « y avoir » une multiplicité d’attributs si « il n’y avait » avant tout une unité de l’être ». Pourquoi cela ? Je l’entends ainsi : Pour que quelque chose diffère de quelque chose d’autre il faut déjà que les deux choses en question existent c'est-à-dire ne différent pas, du moins, quant au fait que toutes les deux « sont ». On voit donc en quel sens il est possible de renverser la question : la multiplicité et la différence paraissent présupposer l’unité de l’être au sens où il faut bien que cette multiplicité et cette différence soient, pour être ce qu’elles sont. Ce que je viens de dire ne suffit pourtant pas encore à régler notre problème. L’identité quant « au fait d’être » pour deux choses différentes ne constitue pas encore l’identité « d’un être » et dont la différence ne serait qu’une expression. Or la substance n’est pas ce qui désigne « le fait d’être » mais bel et bien « un être ».
Cependant il faut être attentif ici au type de différence dont nous parlons. Il y a ce que l’on pourrait appeler une différence de choses qui se caractérise par la diversité des propriétés qu’ont ces choses. Une pomme et un tabouret sont des choses qui différent par leurs propriétés en ce sens. Et puis il y a une différence du type de celle que nous sommes supposés admettre dans la philosophie de Spinoza entre, par exemple, la pensée et l’étendue. La pensée et l’étendue ne différent pas quant à « leurs propriétés », cela n’aurait pas de sens de le dire (car nous ne savons pas ce que signifie dans ce cas l’expression « même propriété »), mais quand à leur « être » même. Je dis que ce dernier type de différence, qui caractérise si tu veux une « disparité ontologique » entre deux choses, est la différence prise à son plus haut degré de généralité.
Revenons maintenant à notre question du passage de la caractérisation de « l’unité de l’être » en tant qu’identité des choses différentes « dans le fait d’être » à la caractérisation de l’unité de l’être comme identité « d’un être » se manifestant au travers de la différence. Il n’est pas possible d’effectuer un tel passage dans le cas de la différence que j’ai dite être celle qui caractérise une diversité de propriétés entre deux choses. Que deux choses comme une pomme et un tabouret « soient » ne nous autorise nullement à dire qu’une pomme et un tabouret sont donc par delà leur différence « le même être ». Ce ne serait qu’un misérable jeu de mot car dans ce cas « le fait d’être » ne détermine à lui seul aucun être en particulier, nous restons avec nos deux choses « qui sont ce qu’elles sont » avec leur différence. Mais il en va autrement pour la notion de différence « à son plus haut degré de généralité ». Je veux dire qu’ici et dans ce cas seulement l’identité « quant au fait d’être » spécifie automatiquement ou du même coup l’identité « d’un être ». En effet qu’est-ce que nous disons lorsque nous affirmons de deux « choses » comme la pensée et l’étendue qu’elles sont différentes « quant à leur être » ? La seule différence qui puisse avoir cours ici sera une différence dans la manière qu’à un seul et même être, (à savoir « L’Etre » tout court), d’être. C’est qu’à l’égard de l’Etre il n’y a plus d’autre différence pensable que celle qui le sépare du non être. Ce qui revient à dire que nous ne pouvons plus appliquer le concept de différence (car pour différer il faut déjà être) et qu’au niveau le plus général (c'est-à-dire dès que nous considérons les choses sous le rapport où elles « sont » purement et simplement) il n’y a que de l’identité. Or en disant que la pensée et l’étendue ou les attributs en général ont en commun « le fait d’être », nous disons qu’ils sont chacun relatifs à l’être, mais comme nous ne pouvons plus penser de différence ou d’altérité réelle à propos de l’être, ils seront nécessairement relatifs au même être quelque soient par ailleurs leurs différences. La différence ne pourra donc être interprétée autrement que comme différence « des façons » dont un seul et même être (l’Etre) est.
Retournons désormais au problème de l’union et du nombre d’attributs. Si ce que j’ai dit précédemment est correct alors on doit apercevoir qu’il n’y a pas besoin d’union, parce qu’il n’y a pas de problème avec la pluralité des attributs. C'est-à-dire qu’il n’y a rien à « réunir ». Un tel problème ne se pose que si l’on pense que d’une manière ou d’une autre l’unité de la substance doit se réaliser par une négation de la pluralité, or ce n’est pas ce qui a lieu : la substance n’est pas ce qui nie la pluralité des attributs mais elle est au contraire ce qui permet à cette pluralité d’être ou d’exister, ce qui en rend raison. La pluralité n’est pas ce qui s’oppose à la reconnaissance de l’unité mais elle est ce qui la requiert et la nécessite. Il est donc vrai qu’il n’y a pas de pluralité dans la substance, mais certainement pas parce que celle-ci s’annulerait ou se nierait en elle. Il n’y a pas de nombre et de pluralité dans la substance parce que la substance est la source, le fondement, de toute pluralité et de toute différence ultérieure, et ce fondement est nécessairement unique. Au niveau de considération le plus général, en effet, la seule interprétation possible de la diversité des attributs est celle d’une substance unique dont ils constituent les différentes manières d’être. Car l’existence même de la différence serait en effet incompréhensible si elle n’était pas posée ou interprétée comme « variation du même ». D’où l’inconséquence des cartésiens qui posent deux substances : car ils introduisent alors dans l’être une altérité, une différence de l’être avec lui-même, qui est littéralement impensable. Le sentiment d’avoir à restaurer l’unité ou a résorber le multiple dans l’union, provient uniquement de ce que l’on a introduit dans l’être une différence qui ne peut y avoir cours. Or une fois que l’on a fait ceci il est impossible de « revenir en arrière ». Par aucun moyen en effet on ne pourra réunir ce qu’on a dissocié, et la raison de ceci est simple : tenter de séparer « en plusieurs morceaux » l’identité à soi même de l’être, c’est simplement la détruire, et il n’y a rien de très surprenant une fois qu’on l’a détruit à ce que l’on ne puisse le « réobtenir » en essayant de « recoller » ensemble les morceaux. Aucune colle logique ne sera suffisamment puissante pour récupérer l’identité, et l’on aura toujours à la place une sorte de juxtaposition d’éléments disparates, un agrégat instable sans réelle unité. (Il y a d’ailleurs une lettre il me semble où il parle de la « fragilité » du concept de substance)
Je te remercie si tu as eu le courage de lire jusque là.
D.
En relisant. vite fait...désolé pour les fautes. Je corrigerai plus tard. Fatigué.
Voici un commencement de réponse aux difficultés que tu as présenté dans un précédent message. Cependant comme cette intervention est déjà abominablement longue je ne traiterais que la première. Si d’aventure tu n’étais pas complètement dégoûté par ma prose nous pourrions envisager de traiter ensuite le très intéressant problème de l’individuation. De toute façon ma position sur le sujet dépend en grande partie de ce que j’expose ici.
Je ne reviens par sur ton message. Tu y exposes de façon très pertinente le problème et je suis parfaitement d’accord avec le fait que si l’on suppose que Spinoza parle dans la proposition IX des choses finies, on est en droit de se poser les questions que tu te poses. Je vais même aller plus loin que toi en ce sens, me faisant en quelque sorte pour commencer « l’avocat du diable ». Je crois que si vraiment il est question d’une analogie entre les choses finies et la substance dans les propositions IX, X et dans le scolie, alors il y a vraiment de quoi s’inquiéter et la situation est peut être plus grave encore que tu ne le supposes.
D’abord en effet, si, dans la proposition XI, nous avons réellement affaire à une analogie du type de celle que tu décris, le problème n’est pas seulement qu’on voit mal ce qui pourrait faire que la situation soit « exportable » à la substance, le problème est que cette proposition énonce ou bien quelque chose de spécieux sous couvert d’un jeu de mot, ou bien une absurdité pure et simple. En effet si dans le premier cas par « attribut » il entend « propriété » d’une chose, parce que l’on parle « d’attribut du sujet » pour noter la forme correspondante dans le langage à la relation de la chose et à sa propriété, alors il ne parle pas de cette notion d’attribut qui confère la réalité à ce qui est conçu sous lui (conformément à la définition qu’il a donné de ce terme), et du coup le contenu réel de IX affirme quelque chose de bien douteux. Car le nombre de propriétés qu’à une chose à la rigueur caractérise sa complexité mais sûrement pas sa réalité (il me semble du moins qu’on peut décrire un grand nombre de propriétés d’une chose par ailleurs fictive). IX n’est donc rien de plus dans ce cas qu’un sophisme rendu possible par un jeu de mot sur « attribut ». Si l’on suppose au contraire que « attribut » est bien pris au sens de la définition 4, alors c’est encore pire : comme l’attribut se dit de la substance et non des choses finies, alors IX fait une supposition absurde et on ne pourra rien tirer de là…Dans un cas comme dans l’autre la valeur de IX est nulle.
Ensuite quant à la façon de solder le problème de la pluralité des attributs et donc de leurs irréductible diversité, en faisant appel à la non pertinence des concepts de nombre et de pluralité dans l’infini ; les choses ne se présentent guère mieux. Il s’agit en effet simplement d’une grossière pétition de principe. On pourrait opposer à cet argument que précisément le nombre et la pluralité sont ce qui font obstacle à la conception d’une substance unique et infini, et que supposer l’obstacle levé parce que l’idée d’une substance unique implique par définition qu’il n’y a pas de diversité numérique en elle, revient à se donner ce qui est en question.
Bien que j’ai eu mille fois envie de le faire, je ne pense pourtant pas mettre mes deux exemplaires de l’Ethique à la poubelle tout de suite. Le tableau n’est pas brillant, mais peut être que tout n’est pas encore perdu.
Je dois t’avouer d’abord que lorsque j’ai commencé à lire sérieusement l’Ethique j’ai eu exactement la même difficulté que la tienne avec ces deux propositions et le Scolie. Je ne voyais vraiment pas notamment ce que venait faire cette analogie avec les propriétés des choses et cela me paraissait comme je l’ai dit plus haut un jeu de mot qui laissait soupçonner un bon gros sophisme. Je me suis accommodé ensuite d’une solution qui était plus basé sur une interprétation que sur une explication du texte lui-même, ce qui est toujours moins satisfaisant : il restait ce passage apparemment bancal et mal fichu. Or grâce à toi, parce que tu m’as contraint a y remettre le nez, j’ai l’impression aujourd’hui d’y voir un peu plus clair. Cependant le principe de ma « solution » (mais ce sera à toi de juger si c’en est bien une) passe par l’abandon de l’idée que Spinoza, dans la proposition IX, fait une comparaison avec les choses finies. Car je pense sincèrement que si c’est vraiment le cas alors tu as raison, cela hypothèque gravement la suite de l’histoire… Bon, me diras-tu, encore faut-il qu’il y ait des raisons pour abandonner cette façon d’interpréter la proposition IX, et le « principe de charité » a ses limites…C’est vrai, mais je pense qu’il y a de bonnes raisons de le faire. Je dois cependant, avant de dire lesquelles, faire encore quelques remarques préliminaires.
Il y a une chose qui m’a immédiatement sautée aux yeux en relisant ces passages, et à laquelle je n’avais pas suffisamment prêté attention auparavant, c’est que les propositions IX et X ne font rien d’autre que d’en appeler aux définitions de l’attribut et de la substance. J’avais sous-estimé ce fait pour la raison que j’attendais une démonstration de la possibilité du point qui est en question dans cette phase de l’Ethique, et je ne voyais pas bien à quoi pouvait m’avancer ce renvoi aux définitions… En effet le caractère troublant de IX et X, comme je l’avais écris dans le vieux papier, est que par leur seule formulation elle paraissent admettre ce qui est toute la question à savoir en (IX) la possibilité qu’une substance ait plusieurs attributs et (en X) que plusieurs attributs puissent renvoyer à la même substance. Or cela n’a été semble-t-il préparé par rien et pire encore Spinoza n’avance aucun élément positif à l’appui de ces deux affirmations qui paraissent pourtant être d’une grande nouveauté : au lieu de cela il nous « rabâche » ses définitions. Cette apparente anomalie est je crois la principale raison pour laquelle le lecteur normalement constitué de l’Ethique est tenté d’interpréter la proposition IX comme faisant intervenir subrepticement une donnée nouvelle, sous la forme comme tu le dis d’un appel au « bon sens ».
Pourtant il y a une hypothèse beaucoup plus simple. La voici : si Spinoza ne démontre pas la possibilité qu’une substance ait plusieurs attribut et s’il renvoi aux définitions, c’est à l’évidence qu’il estime ne pas avoir à le faire et qu’il considère que le problème a déjà été réglé en somme « par définition ». Je m’explique. Que nous disent ces deux définitions ? Tout le monde les connaît par cœur mais ce n’est pas grave, les voici :
a) Def 4 : « J’entends par attribut ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence. »
b) Def 3 : « J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi (…)»
Je note, puisque l’opposition aux cartésiens ici a une valeur heuristique certaine, que ces deux définitions de l’attribut et de la substance, pourraient être paraphées par le grand René en personne… Pas de problème pour un cartésien ici : les définitions sont « orthodoxes » ; il n’a aucune raison de pas y consentir. Or par le jeu de ces deux seules et uniques définitions (qu’encore une fois notre cartésien standard a accepté sans barguigner) on en arrive à l’apothéose anti-cartésienne du scolie de la proposition X. Il y a quand même quelque chose de curieux là dedans non ? Qu’est ce qui c’est passé entre les deux ? Il s’est passé de toute évidence les propositions IX et X, et comme elles ne sont démontrées à l’aide de rien d’autre que de ces deux définitions ; la conclusion s’impose qu’elles doivent être comprises comme en étant des conséquences analytiques. Il apparaît alors que le cartésien ne s’est pas bien rendu compte de ce qu’il faisait en donnant son assentiment aux définitions initiales. Car en fin de compte cela signifie ou bien qu’il n’est pas d’accord avec ses propres principes ou bien qu’il en tire mal les conséquences.
Pour comprendre ce « mauvais coup » fait par Spinoza à notre cartésien, il faut observer le jeu de ces définitions dans les propositions IX et X et comment elles nous conduisent tout droit dans le « piége » du Scolie.
Premier temps : La proposition IX se formule : « A proportion de la réalité ou de l’être que possède chaque chose, un plus grand nombre d’attributs lui appartiennent ». Dans la démonstration Spinoza nous dit tranquillement que c’est une « nota per se » si l’on a bien lu la définition de l’attribut. Je suis donc sa suggestion et je propose de comprendre la proposition par sa démonstration plutôt que d’essayer de faire l’inverse. La question à se poser est donc celle-ci : Comment de la seule définition 4 peut-il suivre que la proposition IX est démontrée ou est une « nota per se »? Et cela veut dire à son tour : quel est le sens de la prop IX tel que la seule définition 4 en soit une démonstration suffisante? Pour ma part je ne vois qu’une possibilité : la proposition IX est démontrée par la définition 4 à condition que celle-ci énonce en réalité non pas une affirmation sur les choses particulières comme il y paraît, mais plutôt la validité d’une sorte de règle générale. Quelle serait cette règle ? On pourrait paraphraser l’énoncé de la proposition IX de la façon suivante :
« Plus une chose x aura d’attributs et plus cette chose x aura le caractère d’une substance. »
Tu l’auras compris j’interprète « chaque chose » un peu au sens de notre « x F(x) » moderne : comme dénotant un opérateur de généralité. Qu’est ce qui me fait penser que j’y suis autorisé ? Encore une fois, c’est le renvoi à la définition 4, qui liant la notion d’attribut à celle d’essence constitutive d’une substance, me semble -si ce n’est imposer- du moins permettre l’interprétation de l’expression « réalité ou être de chaque chose » dans le sens de « caractère substantiel d’une chose quelconque ». J’insiste sur le fait qu’il n’est pas question ici de statuer directement sur la possibilité qu’une substance ait plus d’un attribut, c'est-à-dire d’établir la chose. Même si la formulation présuppose cette possibilité elle fait plus porter l’accent sur la légitimité d’une certaine inférence : « de la multiplicité des attributs au « maxima de caractère substantiel » d’une chose quelconque la conséquence est bonne ». Et Spinoza établit la validité d’une telle règle d’inférence en dérivant simplement une conséquence pour ainsi dire « bête et méchante » de la définition 4. En effet, l’on a admit en acceptant la définition 4 que l’attribut posait la substance, donc la réalité des choses qui sont conçues sous elle et par elle. Si par conséquent une chose est donnée qui a plus d’attributs qu’une autre, alors celle-ci aura pour ainsi dire « mécaniquement » (par la définition de ce qu’est un attribut) plus de « substantialité » (aura plus le caractère d’une substance) qu’une autre. Et IX reste vrai quand bien même il n’y aurait en réalité que des substances à un attribut. Car une chose qui possède 1 attribut aura (toujours par définition de ce qu’est un attribut) certes plus le caractère d’une substance qu’une chose qui en possède 0, tandis qu’elle possèdera bien sûr plus d’attributs que celle qui n’en a pas du tout. L’hypothèse des substances à un attribut est donc le cas minimal vérifiant la règle.
2em temps : Proposition X. Elle énonce : « Chacun des attributs d’une même substance doit être conçu par soi ». Ici Spinoza est un peu plus prolixe que précédemment mais guère plus. Il nous reconduit dans la démonstration aux définitions 4 et 3 soit à nouveau celle de l’attribut plus -nota bene- celle de la substance. On peut et on doit se demander pourquoi il éprouve ici le besoin de formuler cette proposition ? Je crois que ce n’est pas très difficile à comprendre. IX ne vaut que si l’on admet qu’il est possible qu’une substance ait plus d’un attribut. En effet si d’aventure il s’avérait que c’était impossible la règle n’aurait pas de signification. On ne peut rien déduire en effet d’une prémisse qui énonce une absurdité. Ressortons notre cartésien de sa boîte. A la lecture de la proposition IX une objection lui monte irrésistiblement aux lèvres : «La proposition IX n’énonce rien car si une substance possédait plus d’un attribut, par exemple deux, alors il n’en ferait plus qu’un ce qui est contre l’hypothèse. Donc aucune chose n’est susceptible d’avoir plus d’un attribut et par conséquent la règle est vide ». Voilà à peu près j’imagine, l’allure de l’objection. Mais est-il bien vrai que si une substance avait deux attributs alors ces attributs n’en feraient forcément qu’un seul ? Qu’est ce qui fonde cette objection ? La réponse a ceci est que, à s’en tenir strictement aux définitions 4 et 3 de la substance et de l’attribut, cette objection ne repose sur RIEN et ne fait qu’introduire une supposition gratuite. La seule chose que l’on demande par définition à une substance c’est d’être une chose qui est en soi et se conçoit par soi. Or l’attribut, là encore par définition, est ce qui constitue l’essence d’une substance, ce par quoi quelque chose comme « de la substance » est posé dans l’être. Ce qui signifie que l’attribut a les mêmes caractéristiques conceptuelles que la substance : il est une chose qui est en soi et qui se conçoit par soi. Par conséquent si x et y sont deux attributs qui expriment une même substance, ils le feront de deux manières différentes et bien distinguées l’une de l’autre et il n’y a aucune raison d’affirmer qu’ils devront se confondre. Une substance à 1 attribut est une substance qui ne s’exprime que d’une seule façon, une substance à 2 attributs est une substance qui s’exprime de deux façons différentes, à 3 de trois façons différentes etc. Et fin de l’histoire ! Là encore la thèse des substances « à attribut unique » d’inspiration cartésienne, apparaît comme ne constituant qu’un cas particulier de ce que permettent les définitions de la substance et de l’attribut, mais ce n’est que le cas minimal et rien dans les dites définitions n’autorise à considérer cette hypothèse comme étant la seule admissible. En effet dans le cas où il y aurait une substance dotée de plusieurs attributs chacun de ces attributs devront être conçus « par soi », et ne seront donc pas confondus, c'est-à-dire qu’ils exprimeront chacun à leur manière le caractère de substance de la chose dont ils sont les attributs. En fait l’objecteur renverse l’ordre de la preuve. Ce n’est pas : « si deux attributs exprimait la même substance, alors ils ne feraient plus qu’un », mais ce n’est que si deux attributs appartenant à une même substance ne pouvaient être distingués qu’il serait absurde en effet de supposer qu’une substance peut avoir plus d’un attribut. Mais si une substance à plusieurs attributs, ces attributs seront distincts et donc il est possible qu’une substance est plus d’un attribut. La proposition IX est donc valide.
Il faut remarquer ici que la proposition X ne suffit pas à elle seule à trancher la question de savoir s’il faut parler de multiples substances à un attribut ou de multiples attributs appartenant à une seule et même substance. Et son contenu est bel et bien en un certain sens, comme tu l’as remarqué, négatif. La proposition montre qu’il n’est pas contradictoire avec les définitions de la substance et de l’attribut de formuler l’hypothèse d’une substance ayant plus d’un attribut mais elle ne permet pas non plus d’éliminer l’hypothèse concurrente. Au seul point de vue des définitions 3 et 4 (je veux dire au seul point de vue des contraintes logiques engendrées par ces définition) il revient au même en effet puisque les attributs expriment « de l’essence de substance » et qu’ils sont donc identiques à elle, il revient au même dis-je, de supposer qu’il y a qu’une substance unique s’exprimant sous une pluralité d’attributs ou une pluralité d’attributs exprimant une pluralité de substance. (Je préfère insister pour éviter tout malentendu : je ne dis pas que les deux hypothèses sont équivalentes entre elles je dis qu’elles sont toutes deux compatibles avec les définitions de la substance et de l’attribut) Il est cependant évident que si l’on croise cette proposition X avec la IX, alors les « jeux sont faits ». C’est le Scolie qui, combinant les deux propositions, referme « le piège ».
Scolie.
La première partie du Scolie tire directement la leçon de ce qui vient d’être démontré en X « Il s’en faut donc de beaucoup qu’il y ait absurdité à rapporter plusieurs attributs à une même substance ». Et enchaîne dans le même mouvement par une exploitation de ce qui a été démontré en IX:
« Il n’est rien au contraire dans la nature de plus clair que ceci : chaque chose doit être conçu sous un certain attribut, et à proportion de la réalité ou de l’être qu’il possède, il a un plus grand nombre d’attributs qui expriment et une nécessité autrement dit une éternité, et une infinité ; et conséquemment aussi que ceci : un être absolument infini doit être nécessairement défini un être qui est constitué par une infinité d’attributs dont chacun exprime une certaine essence éternelle et infinie».
J’ai cité le passage entier parce que l’on y voit en quelque sorte la machine inférentielle mise en place en IX « en marche » ; je veux dire simplement qu’ici Spinoza applique la règle alors que plus haut elle n’était, pour ainsi dire qu’énoncée pour elle-même. Il fallait d’abord en effet lever le scrupule qui touchait l’éventuelle absurdité de l’hypothèse sur laquelle elle s’appuyait. Voici ce que ça donne : Si l’on suppose une chose avec un attribut, alors elle sera moins substance qu’une autre chose ayant deux attributs et ainsi de suite. Si l’on cherche par conséquent ce qui est le plus « substantiel », ce qui a le plus le caractère d’une substance, il faudra chercher la chose qui a le plus d’attribut, et si l’on pense qu’il y a une chose dont le caractère substantiel est infini, c'est-à-dire en quoi TOUT se conçoit et qui n’est elle-même conçu par rien d’autre, alors cette chose aura nécessairement une infinité d’attributs.
En fait l’application de la leçon de IX tranche la question que X avait laissée dans l’indécision Car cette sorte de procès de maximation du caractère substantiel d’une chose en fonction du nombre d’attribut qui l’expriment, à un effet directement « intégrateur », le « plus d’être » assimilant le « moins d’être » jusqu’à ce que l’on arrive à ce qui a « le plus d’être » absolument parlant. Puisque nous allons apprendre bientôt de toute façon qu’il n’y a qu’une seule substance, cette histoire « d’intégration » n’est bien entendu qu’une « fiction géométrique » ou une « hypothèse auxiliaire » destinée à disparaître du résultat final (comme dirait Wittgenstein), mais on peut présenter, les choses ainsi : en vertu de IX si vous commencez par identifier une substance par un attribut, puis une autre par un autre attribut, deux attributs pris ensembles exprimant plus de « caractère substantiel » que deux attributs pris séparément, la règle vous contraint à ramener ces deux attributs sous une seule substance. En effet, si il est vrai d’une part « qu’a proportion de la réalité d’une chose plus d’attributs lui appartiennent », et si d’autre part vous refusez de considérer que vos attributs expriment la même substance, vous vous retrouvez rapidement dans une situation contradictoire. Car, supposons deux substances qui s’expriment en deux attributs différents, ces deux substances exprimeront « au total » plus de réalité que s’il n’y en avait qu’une. Mais ou bien ce plus de réalité est quelque chose et dans ce cas c’est bien un quelque chose qui est exprimé par les deux attributs, ou bien ce plus de réalité n’est pas quelque chose et est « rien » mais c’est alors qu’il n’était pas vrai que deux substances expriment à elles deux plus de réalité que s’il n’y en avait qu’une.
Ce qui est très beau dans le procédé c’est que Spinoza conduit l’adversaire à renoncer à sa thèse en se servant des prémisses mêmes par lesquelles celui-ci croyait pouvoir l’établir. Ainsi l’hypothèse d’inspiration « cartésienne » d’une pluralité de substances à un attribut est en quelque sorte « absorbée » en vertu de IX par celle d’une substance unique qui est exprimée par une pluralité d’attributs. On peut très bien en effet commencer par poser dans l’être une multitude de substance à attribut unique, mais en fin de compte cela reviendra au même que de poser une unique substance ayant une multitude d’attribut. Car n substances exprimeront toujours plus de réalité au total que n-1 substances ; et comme il faut bien que cette réalité soit « quelque chose » on finira de toute façon par ramener cette multitude de substances à attributs unique à une unique substance s’exprimant en de multiples attributs.
A ce stade l’hypothèse concurrente a donc été éliminée, IX et X ont fourni une interprétation des définitions 3 et 4 qui ne laisse plus qu’une seule option : si il y a quelque chose de tel dans le monde que « de la substance » alors ce devra être nécessairement UNE substance ayant une infinité d’attributs. Or que cette substance existe c’est ce que va se charger d’établir XI mais ceci est encore une autre histoire…
Il me reste à faire le point sur la question de savoir si et en quel sens ma « solution » en est bien une. Je dis ceci pour la raison que si l’on attendait une démonstration de la possibilité qu’une substance ait plusieurs attributs, nous en sommes en quelque sorte « pour nos frais », car dans la lecture que je propose de ces passages il n’y a toujours aucune démonstration positive de cette sorte. X ne fait qu’établir que c’est pas impossible et le scolie a l’aide de la proposition IX se contente d’affirmer « qu’il n’y a rien de plus clair ». J’ai pourtant la faiblesse de croire que nous avons un peu avancé, car je pense que la cause de notre incompréhension initiale est que nous ne cherchions pas la difficulté là ou elle se trouvait réellement. Si nos deux problèmes celui de « l’union des attributs » et celui de « l’annulation » de la pluralité et de la différence restent entier, néanmoins la situation ou la position de ces problèmes a été déplacée. Je veux dire que ce que nous avons à chercher n’est plus de l’ordre « d’une démonstration de possibilité ». Car tout indique que dans ces propositions Spinoza ne veut rien démontrer. Ce qu’il fait en réalité s’apparente beaucoup plus à une EXPLICATION de la signification du concept de substance. Donc notre problème de compréhension doit se déporter sur la question de la consistance du concept de substance que Spinoza utilise et non sur la validité d’une démonstration qu’il ne fournit pas et qu’il n’a pas besoin de fournir, parce que les propositions IX, X et scolie, nous font comprendre rétrospectivement que c’est bien d’une substance unique pourvue d’une infinité d’attributs qu’il était déjà question dans les définitions 3 et 4. Les définitions 3 et 4 préparaient déjà la compatibilité de la pluralité des attributs dans une substance et la définition 4 posait déjà la corrélation du nombre d’attributs au caractère de substance d’une chose. Spinoza avançait masqué pour des raisons tactiques évidentes, et il se démasque dans les propositions dont nous discutons. La question est donc maintenant de savoir si le concept d’une substance unique ayant une infinité d’attribut a un sens.
Tu m’a écris dans un message personnel que tu pensais que la démonstration n’était opérante que pour le « lecteur sans préjugés » et je pense que c’est à la fois vrai et faux. A mon avis c’est faux si tu as en tête l’enchaînement des propositions IX et X et la récapitulation qu’en fait le Scolie X. Il se peut évidemment que mon explication soit imparfaite, ou que je ne sois pas parvenu à manifester la chose aussi clairement que je l’aurais voulu, toutefois je pense avoir apporté certains éléments à l’appui de l’idée que ces propositions en elles mêmes n’ont pas forcément le caractère problématique qu’elle paraissent avoir. En revanche ce que tu dis sur le « lecteur sans préjugé » me semble parfaitement justifié pour ce qui concerne le véritable endroit ou se joue la difficulté et qui réside, comme je l’ai dit, dans l’interprétation que Spinoza a faite -dés le départ- des définitions de l’attribut et de la substance. Tout ce qui est développé dans les passages que j’ai essayé de commenter présuppose en effet le caractère non contradictoire, la consistance, du concept de substance que les définitions 3 et 4 déterminent. Et en effet Spinoza ne peut rien faire d’autre ici que de compter sur le « lecteur libre de préjugés » qui n’est pas celui qui accepte n’importe quoi, mais qui est celui qui est capable de « surseoir à son incrédulité » pour examiner la chose impartialement. Il n’a pas d’autre choix car toute démonstration qu’il pourrait faire présupposerait un accord préalable sur la signification du concept de substance tel qu’il la détermine dans les définitions 3 et 4. Mais on ne « démontre pas » le sens d’un concept, on s’efforce de montrer qu’il a du sens et quel sens il a et c’est précisément ce que font les propositions IX, X et scolie. Or ma conviction est que si Spinoza détermine ainsi qu’il le fait le concept général de substance, ce n’est pas parce que « ça l’arrange », ou comme si cela relevait d’une décision arbitraire (ou bien -comme je l’ai lu chez certains commentateurs soit disant « sérieux »- d’une « intuition métaphysique » ce qui n’est jamais qu’une expression ronflante pour dire la même chose), je pense au contraire qu’il y a derrière cette adoption de solides raisons et qui sont d’ordre tout à fait général. Je veux donc désormais me concentrer sur la question de la signification du concept de substance. Le principe de la résolution des problèmes de l’union et du multiple sera dans cette perspective le suivant : si l’on comprend correctement ce que c’est qu’une substance, ce que signifie réellement ce mot, alors il apparaîtra que ces problèmes n’existent pas, ou qu’ils sont déjà résolus avant même d’être posés. Voyons cela.
On a tendance (et je sais de quoi je parle car je m’inclus au premier chef dans ce « on ») à poser le problème de la façon suivante : Si il y a une multiplicité d’attributs comment peut-il y avoir une unité de l’être ? ». Or je pense que cette façon de poser la question n’est pas la seule possible. Car après tout, on pourrait tout aussi légitimement poser la question dans l’autre sens : « Comment pourrait-il « y avoir » une multiplicité d’attributs si « il n’y avait » avant tout une unité de l’être ». Pourquoi cela ? Je l’entends ainsi : Pour que quelque chose diffère de quelque chose d’autre il faut déjà que les deux choses en question existent c'est-à-dire ne différent pas, du moins, quant au fait que toutes les deux « sont ». On voit donc en quel sens il est possible de renverser la question : la multiplicité et la différence paraissent présupposer l’unité de l’être au sens où il faut bien que cette multiplicité et cette différence soient, pour être ce qu’elles sont. Ce que je viens de dire ne suffit pourtant pas encore à régler notre problème. L’identité quant « au fait d’être » pour deux choses différentes ne constitue pas encore l’identité « d’un être » et dont la différence ne serait qu’une expression. Or la substance n’est pas ce qui désigne « le fait d’être » mais bel et bien « un être ».
Cependant il faut être attentif ici au type de différence dont nous parlons. Il y a ce que l’on pourrait appeler une différence de choses qui se caractérise par la diversité des propriétés qu’ont ces choses. Une pomme et un tabouret sont des choses qui différent par leurs propriétés en ce sens. Et puis il y a une différence du type de celle que nous sommes supposés admettre dans la philosophie de Spinoza entre, par exemple, la pensée et l’étendue. La pensée et l’étendue ne différent pas quant à « leurs propriétés », cela n’aurait pas de sens de le dire (car nous ne savons pas ce que signifie dans ce cas l’expression « même propriété »), mais quand à leur « être » même. Je dis que ce dernier type de différence, qui caractérise si tu veux une « disparité ontologique » entre deux choses, est la différence prise à son plus haut degré de généralité.
Revenons maintenant à notre question du passage de la caractérisation de « l’unité de l’être » en tant qu’identité des choses différentes « dans le fait d’être » à la caractérisation de l’unité de l’être comme identité « d’un être » se manifestant au travers de la différence. Il n’est pas possible d’effectuer un tel passage dans le cas de la différence que j’ai dite être celle qui caractérise une diversité de propriétés entre deux choses. Que deux choses comme une pomme et un tabouret « soient » ne nous autorise nullement à dire qu’une pomme et un tabouret sont donc par delà leur différence « le même être ». Ce ne serait qu’un misérable jeu de mot car dans ce cas « le fait d’être » ne détermine à lui seul aucun être en particulier, nous restons avec nos deux choses « qui sont ce qu’elles sont » avec leur différence. Mais il en va autrement pour la notion de différence « à son plus haut degré de généralité ». Je veux dire qu’ici et dans ce cas seulement l’identité « quant au fait d’être » spécifie automatiquement ou du même coup l’identité « d’un être ». En effet qu’est-ce que nous disons lorsque nous affirmons de deux « choses » comme la pensée et l’étendue qu’elles sont différentes « quant à leur être » ? La seule différence qui puisse avoir cours ici sera une différence dans la manière qu’à un seul et même être, (à savoir « L’Etre » tout court), d’être. C’est qu’à l’égard de l’Etre il n’y a plus d’autre différence pensable que celle qui le sépare du non être. Ce qui revient à dire que nous ne pouvons plus appliquer le concept de différence (car pour différer il faut déjà être) et qu’au niveau le plus général (c'est-à-dire dès que nous considérons les choses sous le rapport où elles « sont » purement et simplement) il n’y a que de l’identité. Or en disant que la pensée et l’étendue ou les attributs en général ont en commun « le fait d’être », nous disons qu’ils sont chacun relatifs à l’être, mais comme nous ne pouvons plus penser de différence ou d’altérité réelle à propos de l’être, ils seront nécessairement relatifs au même être quelque soient par ailleurs leurs différences. La différence ne pourra donc être interprétée autrement que comme différence « des façons » dont un seul et même être (l’Etre) est.
Retournons désormais au problème de l’union et du nombre d’attributs. Si ce que j’ai dit précédemment est correct alors on doit apercevoir qu’il n’y a pas besoin d’union, parce qu’il n’y a pas de problème avec la pluralité des attributs. C'est-à-dire qu’il n’y a rien à « réunir ». Un tel problème ne se pose que si l’on pense que d’une manière ou d’une autre l’unité de la substance doit se réaliser par une négation de la pluralité, or ce n’est pas ce qui a lieu : la substance n’est pas ce qui nie la pluralité des attributs mais elle est au contraire ce qui permet à cette pluralité d’être ou d’exister, ce qui en rend raison. La pluralité n’est pas ce qui s’oppose à la reconnaissance de l’unité mais elle est ce qui la requiert et la nécessite. Il est donc vrai qu’il n’y a pas de pluralité dans la substance, mais certainement pas parce que celle-ci s’annulerait ou se nierait en elle. Il n’y a pas de nombre et de pluralité dans la substance parce que la substance est la source, le fondement, de toute pluralité et de toute différence ultérieure, et ce fondement est nécessairement unique. Au niveau de considération le plus général, en effet, la seule interprétation possible de la diversité des attributs est celle d’une substance unique dont ils constituent les différentes manières d’être. Car l’existence même de la différence serait en effet incompréhensible si elle n’était pas posée ou interprétée comme « variation du même ». D’où l’inconséquence des cartésiens qui posent deux substances : car ils introduisent alors dans l’être une altérité, une différence de l’être avec lui-même, qui est littéralement impensable. Le sentiment d’avoir à restaurer l’unité ou a résorber le multiple dans l’union, provient uniquement de ce que l’on a introduit dans l’être une différence qui ne peut y avoir cours. Or une fois que l’on a fait ceci il est impossible de « revenir en arrière ». Par aucun moyen en effet on ne pourra réunir ce qu’on a dissocié, et la raison de ceci est simple : tenter de séparer « en plusieurs morceaux » l’identité à soi même de l’être, c’est simplement la détruire, et il n’y a rien de très surprenant une fois qu’on l’a détruit à ce que l’on ne puisse le « réobtenir » en essayant de « recoller » ensemble les morceaux. Aucune colle logique ne sera suffisamment puissante pour récupérer l’identité, et l’on aura toujours à la place une sorte de juxtaposition d’éléments disparates, un agrégat instable sans réelle unité. (Il y a d’ailleurs une lettre il me semble où il parle de la « fragilité » du concept de substance)
Je te remercie si tu as eu le courage de lire jusque là.
D.
En relisant. vite fait...désolé pour les fautes. Je corrigerai plus tard. Fatigué.
- ShBJ
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Ethique, I, 9-10... encore une fois...
A Durtal, salut !
Ton intervention est effectivement fort longue (sans être bavarde pour autant), sur l'intégralité de laquelle je ne puis revenir. Ton explication me convient d'ailleurs presque en tous points. Je me borne à quelques remarques :
1) Ce n'est pas moi qui parle de "ceux-là seuls qui sont sans préjugés" et peuvent entendre le début de l'Ethique, pour ce que le concept de substance est pour eux une notion commune (E, I, 8, scolie), mais bien Spinoza (E, II, 40, scolie). Or, il me semble que c'est précisément cette expression qui assure notre accord.
2) Le machin que j'ai rendu public sur le site a le défaut d'être inachevé - je l'ai dit et répété, comme la raison pourquoi il est resté inachevé. Le souci, avec les machins inachevés, c'est que l'on risque de prendre pour une solution ou une thèse ce qui n'est qu'une hypothèse provisoire (auxiliaire) ou une fiction, en vue de la position du problème, et non encore de sa résolution. Ce que je dis de E, I, 9 et qu'il convient de prendre au sérieux, c'est qu'elle semble faire appel à une analogie entre les étants finis et les étants infinis, et donc faire appel au bon sens.
3) En réalité, E, I, 9 - ainsi que tu l'écris - porte sur la substance, comme le groupe de propositions qui nous intéressent. Ce pourquoi il risque d'y avoir une mésentente (au sens strict que Rancière donne à ce terme) entre Spinoza et son lecteur, a fortiori s'il est cartésien : tu montres fort bien comment les définitions, prises littéralement, peuvent être autant cartésiennes que spinozistes.
4) Tu désignes comme bon lecteur, en qui Spinoza est tenu d'avoir confiance, celui qui peut "sursoir à son incrédulité pour examiner la chose impartialement". J'affirme que la condition d'existence du bon lecteur est que la substance soit pour lui une notion commune, et même la notion la plus commune, c'est-à-dire qu'il sache que ce qu'il y a de commun à tous les étants finis, c'est justement d'être des modifications de la substance - ils les appelle au reste d'emblée des modes ou manières. J'affirme de plus que cette condition, Spinoza l'a à l'esprit tout au long de la première et de la seconde parties de l'Ethique : bien des scolies s'expliquent par elle.
5) La condition négative de la compréhension du concept de substance et de sa clarification dans les premières propositions de l'Ethique, c'est que je me sache moi-même non substantiel, ainsi que les autres étants finis qui m'entourent, ou que je me pense comme modification de la substance. Ce qui ne va pas de soi. Il y va d'une certaine conversion du regard : un cartésien pense (à tort) que bien qu'il soit une créature - le nom propre de la substance, c'est Dieu - il est l'union d'une âme substantielle et d'un mode de la substance étendue.
On pense par ailleurs de la sorte le plus couramment du monde. On est quelqu'un qui ne sait, ni ce qu'il dit, ni ce qu'il pense, en ce qu'il ne voit pas ce qu'il y a de contradictoire à se penser et à se dire substantiel.
6) Il me semble par conséquent que les propositions 1 à 11 d'Ethique, I, ne disent rien - au sens où elles ne démontrent ni ne décrivent rien. Elles se contentent d'énoncer ce que sait celui pour qui la substance est une notion commune, celui qui a déjà pensé les mêmes pensées que Spinoza, ou des pensées similaires.
Tiens-toi en joie, etc.
Ton intervention est effectivement fort longue (sans être bavarde pour autant), sur l'intégralité de laquelle je ne puis revenir. Ton explication me convient d'ailleurs presque en tous points. Je me borne à quelques remarques :
1) Ce n'est pas moi qui parle de "ceux-là seuls qui sont sans préjugés" et peuvent entendre le début de l'Ethique, pour ce que le concept de substance est pour eux une notion commune (E, I, 8, scolie), mais bien Spinoza (E, II, 40, scolie). Or, il me semble que c'est précisément cette expression qui assure notre accord.
2) Le machin que j'ai rendu public sur le site a le défaut d'être inachevé - je l'ai dit et répété, comme la raison pourquoi il est resté inachevé. Le souci, avec les machins inachevés, c'est que l'on risque de prendre pour une solution ou une thèse ce qui n'est qu'une hypothèse provisoire (auxiliaire) ou une fiction, en vue de la position du problème, et non encore de sa résolution. Ce que je dis de E, I, 9 et qu'il convient de prendre au sérieux, c'est qu'elle semble faire appel à une analogie entre les étants finis et les étants infinis, et donc faire appel au bon sens.
3) En réalité, E, I, 9 - ainsi que tu l'écris - porte sur la substance, comme le groupe de propositions qui nous intéressent. Ce pourquoi il risque d'y avoir une mésentente (au sens strict que Rancière donne à ce terme) entre Spinoza et son lecteur, a fortiori s'il est cartésien : tu montres fort bien comment les définitions, prises littéralement, peuvent être autant cartésiennes que spinozistes.
4) Tu désignes comme bon lecteur, en qui Spinoza est tenu d'avoir confiance, celui qui peut "sursoir à son incrédulité pour examiner la chose impartialement". J'affirme que la condition d'existence du bon lecteur est que la substance soit pour lui une notion commune, et même la notion la plus commune, c'est-à-dire qu'il sache que ce qu'il y a de commun à tous les étants finis, c'est justement d'être des modifications de la substance - ils les appelle au reste d'emblée des modes ou manières. J'affirme de plus que cette condition, Spinoza l'a à l'esprit tout au long de la première et de la seconde parties de l'Ethique : bien des scolies s'expliquent par elle.
5) La condition négative de la compréhension du concept de substance et de sa clarification dans les premières propositions de l'Ethique, c'est que je me sache moi-même non substantiel, ainsi que les autres étants finis qui m'entourent, ou que je me pense comme modification de la substance. Ce qui ne va pas de soi. Il y va d'une certaine conversion du regard : un cartésien pense (à tort) que bien qu'il soit une créature - le nom propre de la substance, c'est Dieu - il est l'union d'une âme substantielle et d'un mode de la substance étendue.
On pense par ailleurs de la sorte le plus couramment du monde. On est quelqu'un qui ne sait, ni ce qu'il dit, ni ce qu'il pense, en ce qu'il ne voit pas ce qu'il y a de contradictoire à se penser et à se dire substantiel.
6) Il me semble par conséquent que les propositions 1 à 11 d'Ethique, I, ne disent rien - au sens où elles ne démontrent ni ne décrivent rien. Elles se contentent d'énoncer ce que sait celui pour qui la substance est une notion commune, celui qui a déjà pensé les mêmes pensées que Spinoza, ou des pensées similaires.
Tiens-toi en joie, etc.
ShBJ a écrit :J'affirme que la condition d'existence du bon lecteur est que la substance soit pour lui une notion commune, et même la notion la plus commune, c'est-à-dire qu'il sache que ce qu'il y a de commun à tous les étants finis, c'est justement d'être des modifications de la substance - ils les appelle au reste d'emblée des modes ou manières
Bonjour ShBJ,
en attendant le moment que je puisse terminer ma lecture de ton article sur la preuve ontologique inachevée, voici juste une question.
La substance figure chez Spinoza non pas parmi les notions communes ou axiomes, mais parmi les définitions, qui au début sont purement nominales ("j'entends par" ...). Puis il faut attendre l'E1P25 avant de savoir que les choses particulières (= les étants finis) et les modes de la Substance désignent la même chose.
Par conséquent, je ne comprends pas ce qui te fait dire ce que tu viens d'écrire ci-dessus. Considérer les choses singulières comme modes d'une seule substance, et non plus comme substances (créées) comme le faisait jusque-là la tradition philosophique, voici à mon sens l'originalité du spinozisme. Personne n'a proposé de penser les choses ainsi avant Spinoza. C'est pourquoi il s'agit de tout sauf d'une notion commune. A mon sens il s'agit d'une véritable invention de concept, signé "Spinoza". Concept qui ne se construit qu'au fur et à mesure que s'enchaînent les propositions de l'E1.
Pourrais-tu donc éventuellement expliciter/prouver davantage ton point de vue? Merci par avance!
L.
Pour Durtal,
Je crois que vous faites trop de philosophie. Spinoza n'a pas écrit l'Ethique pour se moquer de Descartes. Il avait quelque chose à dire, et il le dit avec les mots de Descartes, mais êtes vous certain que sous ces mots se cachent les mêmes concepts ?
Tout cela pour dire que je pense que Spinoza cherche non pas à souligner les erreurs de Descartes, mais tout simplement à comprendre et à expliquer ce qu'est la Nature. Son point de départ n'est pas un livre d'un auteur quelconque, fut-il aussi intelligent que Descartes, mais son intelligence à lui Spinoza. S'il emploie les mots de Descartes, c'est afin de se faire comprendre de ses contemporains qui étaient pour la plupart cartésiens et chrétiens. Mais cela au fond n'intéresse pas Spinoza. Ce qui l'intéresse, c'est la Nature, et ce que son intellect peut en comprendre.
Amicalement.
Je crois que vous faites trop de philosophie. Spinoza n'a pas écrit l'Ethique pour se moquer de Descartes. Il avait quelque chose à dire, et il le dit avec les mots de Descartes, mais êtes vous certain que sous ces mots se cachent les mêmes concepts ?
Tout cela pour dire que je pense que Spinoza cherche non pas à souligner les erreurs de Descartes, mais tout simplement à comprendre et à expliquer ce qu'est la Nature. Son point de départ n'est pas un livre d'un auteur quelconque, fut-il aussi intelligent que Descartes, mais son intelligence à lui Spinoza. S'il emploie les mots de Descartes, c'est afin de se faire comprendre de ses contemporains qui étaient pour la plupart cartésiens et chrétiens. Mais cela au fond n'intéresse pas Spinoza. Ce qui l'intéresse, c'est la Nature, et ce que son intellect peut en comprendre.
Amicalement.
ShBJ,
Merci d'avoir lu mon truc.
Pour le lecteur libre de préjugé j'avais bien compris que tu reprenais l' expression de Spinoza. Je voulais juste déplacer le point d'application de ce requisit de la compréhension de la prop IX à la compréhension de ce que c'est qu'une substance.
Le lecteur est supposé réfléchir lui même à toutes ces questions que nous posons sur "l'union" la possibilité de l'unité de la substance en dépit de la pluralité des attributs etc. Parce que Spinoza ne le fera pas lui même. Et s'il le fait (c'est du moins ce que je pense) ces problèmes ne se posent plus.
D'ailleurs PF.Moreau fait intervenir dans ses cours sur L'Ethique une notion que je trouve assez intéressante et qui est celle de "lecteur légitime" et qui me semble aller dans le sens de ce que nous essayons d'articuler.
Il faut que je lise ton papier avant de me prononcer sur ce que tu dis en 6.
A plus tard...
Merci d'avoir lu mon truc.
Pour le lecteur libre de préjugé j'avais bien compris que tu reprenais l' expression de Spinoza. Je voulais juste déplacer le point d'application de ce requisit de la compréhension de la prop IX à la compréhension de ce que c'est qu'une substance.
Le lecteur est supposé réfléchir lui même à toutes ces questions que nous posons sur "l'union" la possibilité de l'unité de la substance en dépit de la pluralité des attributs etc. Parce que Spinoza ne le fera pas lui même. Et s'il le fait (c'est du moins ce que je pense) ces problèmes ne se posent plus.
D'ailleurs PF.Moreau fait intervenir dans ses cours sur L'Ethique une notion que je trouve assez intéressante et qui est celle de "lecteur légitime" et qui me semble aller dans le sens de ce que nous essayons d'articuler.
Il faut que je lise ton papier avant de me prononcer sur ce que tu dis en 6.
A plus tard...
Faun,
Je ne sais pas dans quelle mesure on fait "trop" de philosophie. J'ai tendance pour ma part à penser que l'on fait de la philosophie ou que l' on n'en fait pas du tout et que si l'on décide d'en faire, alors comme en toute chose, il faut le faire aussi sérieusement et rigoureusement que possible (je ferais des reproductions de monuments célèbres en collant des allumettes que ce serait la même chose).
Sur Descartes maintenant. Les "moqueries" sont de moi et non de Spinoza , mais après tout je mène mes argumentations comme je l'entends et si j'ai envie d'y introduire des éléments de "dramatisation" je ne vois pas où est le problème, même si cela ne devait amuser que moi.
Cet aspect de la chose étant mis de coté, je crois que justement vous méconnaissez la valeur "heuristique" comme je l'ai écris de cette comparaison avec la philosophie Cartésienne. Je ne le fais pas parce que je veux réduire la philosophie de Spinoza a une joute d'arguments, mais parce cela aide à comprendre ce qu'il essaye d'expliquer.
Spinoza était un savant de son temps quoique vous en disiez, et à l'époque ou il écrit le modèle de scientificité en vigueur et la philosophie dominante, (et tout particulièrement aux pays-bas ou l'on pouvait presque publier ce que l'on voulait) c'est la doctrine cartésienne.
Vous ne pourriez pas comprendre l'état de la science aujourd'hui ou disons une théorie récente en biologie, si vous n'aviez pas connaissance des théories précédentes, du contexte scientifique, de ce que cette théorie réfute et apporte de neuf par rapport à la précédente etc. Et bien il en va de même pour la communauté scientifique au XVIIem siècle... Spinoza reprend (comme Leibniz, comme Malebranche) certains des éléments fondamentaux du cartésianisme et en rejette d'autres. Et je dis que comprendre ce qu'il rejette et pourquoi il le fait est aussi utile à la bonne compréhension de sa philosophie que n'importe quoi d'autre.
Je ne sais pas dans quelle mesure on fait "trop" de philosophie. J'ai tendance pour ma part à penser que l'on fait de la philosophie ou que l' on n'en fait pas du tout et que si l'on décide d'en faire, alors comme en toute chose, il faut le faire aussi sérieusement et rigoureusement que possible (je ferais des reproductions de monuments célèbres en collant des allumettes que ce serait la même chose).
Sur Descartes maintenant. Les "moqueries" sont de moi et non de Spinoza , mais après tout je mène mes argumentations comme je l'entends et si j'ai envie d'y introduire des éléments de "dramatisation" je ne vois pas où est le problème, même si cela ne devait amuser que moi.
Cet aspect de la chose étant mis de coté, je crois que justement vous méconnaissez la valeur "heuristique" comme je l'ai écris de cette comparaison avec la philosophie Cartésienne. Je ne le fais pas parce que je veux réduire la philosophie de Spinoza a une joute d'arguments, mais parce cela aide à comprendre ce qu'il essaye d'expliquer.
Spinoza était un savant de son temps quoique vous en disiez, et à l'époque ou il écrit le modèle de scientificité en vigueur et la philosophie dominante, (et tout particulièrement aux pays-bas ou l'on pouvait presque publier ce que l'on voulait) c'est la doctrine cartésienne.
Vous ne pourriez pas comprendre l'état de la science aujourd'hui ou disons une théorie récente en biologie, si vous n'aviez pas connaissance des théories précédentes, du contexte scientifique, de ce que cette théorie réfute et apporte de neuf par rapport à la précédente etc. Et bien il en va de même pour la communauté scientifique au XVIIem siècle... Spinoza reprend (comme Leibniz, comme Malebranche) certains des éléments fondamentaux du cartésianisme et en rejette d'autres. Et je dis que comprendre ce qu'il rejette et pourquoi il le fait est aussi utile à la bonne compréhension de sa philosophie que n'importe quoi d'autre.
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La substance comme notion commune...
A Louisa, salut !
Afin de montrer en quoi le concept de substance est une notion commune, ce qui justifie l'introduction du personnage que j'ai appelé le lecteur qui ne souffre pas de préjugés - celui-même, probablement, que P. F. Moreau nomme lecteur légitime - je ne puis que te renvoyer au texte même de l'Ethique :
1) E, I, 8, scolie 2 : "Je ne doute pas qu’à tous ceux qui jugent des choses confusément et n’ont pas l'habitude de les connaître par leurs premières causes, il ne soit difficile de concevoir la Démonstration de la Proposition 7 [qui porte sur l'existence nécessaire d'une substance, peu importe le nombre de ses attributs] ; ils ne distinguent pas en effet entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes et ne savent pas comment les choses sont produites. D’où vient qu’ils forgent pour les substances l’origine qu’ils voient qu’ont les choses de la nature. Ceux qui en effet ignorent les vraies causes des choses, confondent tout et, sans aucune protestation de leur esprit, forgent aussi bien des arbres que des hommes parlants, imaginent des hommes naissant de pierres aussi bien que de liquide séminal et des formes quelconques se changeant en d’autres également quelconques. De même aussi ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine, attribuent facilement à Dieu les affections de l’âme humaine, surtout pendant le temps qu’ils ignorent encore comment se produisent ces affections. Si, au contraire, les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils ne douteraient aucunement de la vérité de la Proposition 7 ; bien mieux, cette Proposition serait pour tous un axiome et on la rangerait au nombre des notions communes."
2) E, II, 40, scolie 1 : "J’ai expliqué par ce qui précède la cause des Notions appelées Communes et qui sont les principes de notre raisonnement. Mais il y a d’autres causes de certains axiomes ou de certaines notions communes qu’il importerait d’expliquer par cette méthode que nous suivons ; on établirait ainsi quelles notions sont utiles plus que les autres, et quelles ne sont presque d’aucun usage ; quelles, en outre, sont communes et quelles claires et distinctes pour ceux-là seuls qui sont libres de préjugés."
3) En conséquence, E, I, 7 est indubitable, comme les autres propositions du début de l'Ethique - autrement dit : l'existence nécessaire de la substance est une notion commune - pour ceux-là seuls qui ne souffrent pas de préjugés, autrement dit qui possèdent déjà le concept véritable de Dieu.
Bien à toi.
Afin de montrer en quoi le concept de substance est une notion commune, ce qui justifie l'introduction du personnage que j'ai appelé le lecteur qui ne souffre pas de préjugés - celui-même, probablement, que P. F. Moreau nomme lecteur légitime - je ne puis que te renvoyer au texte même de l'Ethique :
1) E, I, 8, scolie 2 : "Je ne doute pas qu’à tous ceux qui jugent des choses confusément et n’ont pas l'habitude de les connaître par leurs premières causes, il ne soit difficile de concevoir la Démonstration de la Proposition 7 [qui porte sur l'existence nécessaire d'une substance, peu importe le nombre de ses attributs] ; ils ne distinguent pas en effet entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes et ne savent pas comment les choses sont produites. D’où vient qu’ils forgent pour les substances l’origine qu’ils voient qu’ont les choses de la nature. Ceux qui en effet ignorent les vraies causes des choses, confondent tout et, sans aucune protestation de leur esprit, forgent aussi bien des arbres que des hommes parlants, imaginent des hommes naissant de pierres aussi bien que de liquide séminal et des formes quelconques se changeant en d’autres également quelconques. De même aussi ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine, attribuent facilement à Dieu les affections de l’âme humaine, surtout pendant le temps qu’ils ignorent encore comment se produisent ces affections. Si, au contraire, les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils ne douteraient aucunement de la vérité de la Proposition 7 ; bien mieux, cette Proposition serait pour tous un axiome et on la rangerait au nombre des notions communes."
2) E, II, 40, scolie 1 : "J’ai expliqué par ce qui précède la cause des Notions appelées Communes et qui sont les principes de notre raisonnement. Mais il y a d’autres causes de certains axiomes ou de certaines notions communes qu’il importerait d’expliquer par cette méthode que nous suivons ; on établirait ainsi quelles notions sont utiles plus que les autres, et quelles ne sont presque d’aucun usage ; quelles, en outre, sont communes et quelles claires et distinctes pour ceux-là seuls qui sont libres de préjugés."
3) En conséquence, E, I, 7 est indubitable, comme les autres propositions du début de l'Ethique - autrement dit : l'existence nécessaire de la substance est une notion commune - pour ceux-là seuls qui ne souffrent pas de préjugés, autrement dit qui possèdent déjà le concept véritable de Dieu.
Bien à toi.
ShBJ a écrit :
Afin de montrer en quoi le concept de substance est une notion commune (...) je ne puis que te renvoyer au texte même de l'Ethique :
"(...)Si, au contraire, les hommes étaient attentifs à la nature de la substance, ils ne douteraient aucunement de la vérité de la Proposition 7 ; bien mieux, cette Proposition serait pour tous un axiome et on la rangerait au nombre des notions communes."
(...)
3) En conséquence, E, I, 7 est indubitable, comme les autres propositions du début de l'Ethique - autrement dit : l'existence nécessaire de la substance est une notion commune - pour ceux-là seuls qui ne souffrent pas de préjugés, autrement dit qui possèdent déjà le concept véritable de Dieu.
Bonjour ShBJ!
il me semble que ce que Spinoza dit dans ta première citation, ce n'est pas que la "substance" devrait être une notion commune, mais que la proprosition 7 ("A la nature d'une substance appartient d'exister") devrait être une notion commune. Qu'est-ce que cela implique?
A mon avis d'abord que quand il dit qu'elle DEVRAIT l'être, c'est qu'elle ne l'est pas.
Puis dire que le fait qu'une substance existe nécessairement aurait dû être compris par tous ceux qui sont capables de se défaire de leurs préjugés, ce n'est pas faire de la SUBSTANCE, dans un monde "idéal" où personne n'a des préjugés, une notion commune, mais de son EXISTENCE NECESSAIRE. Autrement dit, ce dont Spinoza souhaite que cela devienne une notion commune, c'est la conception de toute substance comme étant une causa sui. Il aurait voulu ajouter à sa liste d'axiomes en E1 un axiome 8 qui lierait nécessairement la définition 1 (cause de soi) et 3 (substance). Dans la pratique, il a eu besoin des propositions 1-7 pour pouvoir démontrer la vérité, la nécessité de ce lien.
Et en effet, vivant dans un monde cartésien où l'homme est une (voire deux) substance, c'est-à-dire où les choses créées sont des substances, l'existence nécessaire d'une substance est une idée tout sauf commune, puisque les hommes, en tant que créatures, dépendent bel et bien de la volonté de Dieu pour exister. Et partant, cette idée d'une existence nécessaire de toute substance est bien plutôt absurde, d'un point de vue cartésien. Il a donc fallu tout le génie spinoziste pour créer un tout nouveau concept de substance. On peut certes trouver son invention convaincante, mais comment s'en laisser convaincre SANS avoir lu ses démonstrations?
Sinon si je ne m'abuse, ce que tu disais c'est que selon toi le fait que les choses singulières sont des modes d'une substance relève des "notions communes". Or même si tu réussissais à faire de l'existence nécessaire de toute substance une notion commune, toujours est-il qu'il faudrait pouvoir expliquer 1) en quoi les choses singulières sont des modes (ce que Spinoza ne fera qu'après la E1P15) et 2) pourquoi ceci serait également de l'ordre d'une notion commune, non?
Enfin, encore une fois, je crois qu'effectivement on peut dire que l'E1P7 est indubitable pour ceux qui possèdent déjà le concept spinoziste de la Substance (tu dis: "de Dieu", mais jusqu'ici nous ne savons pas encore que Dieu, c'est la Substance). Or justement, QUI possèderait ce concept avant Spinoza ... ?? Puis le fait même qu'il a voulu démontrer more geometrico ce concept, le rend indubitable (du moins était-ce le but) aussi pour ceux qui n'en possèdaient pas encore le concept. C'est précisément la raison pour laquelle on ne peut pas dire que ces propositions sont inutiles, car sans ces démonstrations, quasiment personne ne les connaîtrait.
ShBJ a écrit :2) E, II, 40, scolie 1 : "J’ai expliqué par ce qui précède la cause des Notions appelées Communes et qui sont les principes de notre raisonnement. Mais il y a d’autres causes de certains axiomes ou de certaines notions communes qu’il importerait d’expliquer par cette méthode que nous suivons ; on établirait ainsi quelles notions sont utiles plus que les autres, et quelles ne sont presque d’aucun usage ; quelles, en outre, sont communes et quelles claires et distinctes pour ceux-là seuls qui sont libres de préjugés."
Ton idée d'introduire le "personnage conceptuel" de l'homme libre de préjugés me semble en tout cas être intéressante. En effet, ce passage (que je n'avais pas encore lu de cette façon, merci donc d'y avoir tiré notre attention) démontre bien que pour Spinoza certaines notions devraient être réellement communes, mais ne le sont dans la pratique que pour ce genre de personnages. Que veut-il dire par là? Quel statut revêt ce personnage dans le spinozisme? Quel rôle y joue-t-il?
De prime abord, je ne l'identifierais pas à un "lecteur légitime". Le lecteur légitime n'est-ce pas plutôt celui qui est capable de suivre pas à pas les enchaînements des proprositions, sans rien oublier, et surtout sans déjà juger avant d'avoir atteint la fin du livre, ou sans arrêter la lecture quand ce qu'il lit est trop différent de ce qu'il a toujours tenu pour vrai? Si oui, le lecteur légitime est plutôt celui à qui Spinoza s'adresse, le lecteur réel, pour qui il a écrit l'Ethique, et donc pour qui l'existence nécessaire de la substance n'était PAS encore une "notion commune" ou un axiome (contrairement à ce qui est le cas pour le personnage "idéel" qu'est l'homme libre de préjugés), mais qui avait besoin de la voir démontrée more geometrico. Ce qui justifie de nouveau les démonstrations du début de l'Ethique, au lieu d'en faire un exercice inutile, non?
Amicalement,
L.
Louisa a écrit :
il me semble que ce que Spinoza dit dans ta première citation, ce n'est pas que la "substance" devrait être une notion commune, mais que la proprosition 7 ("A la nature d'une substance appartient d'exister") devrait être une notion commune.
Etonnante Louisa,
Comment veux-tu que la proposition "A la nature d'une substance appartient d'exister" soit une notion commune sans que la notion de Substance le soit également????
Attendu que cette proposition énonce une propriété de la substance, on voit mal si cette propriété est une notion commune comment celle de substance ne le serait pas!
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