Durtal a écrit:
La durée n'est qu'une façon de concevoir abstraitement l'éternité, ou l'existence.
Louisa a écrit:
à mon sens CONCEVOIR LES CHOSES d'un point de vue de la durée, c'est non pas concevoir l'éternité abstraitement, c'est concevoir la réalité abstraitement.
Durtal:
Bah si... Parce que l'éternité est, je pense, l'essence de la réalité, c'est à dire la façon d'être d'une chose nécessaire. Mais peu importe.
à mon sens l'éternité caractérise une existence, et est une propriété d'une essence. Toute essence singulière étant un degré de puissance, elle est aussi un degré de réalité. Mais on ne va pas dire qu'elle est un "degré d'éternité". Par conséquent, éternité et réalité ne sont pas exactement la même chose.
Louisa a écrit:
Les points de vue sont des points de vue sur une seule et même chose, et non pas sur d'autres points de vue. On ne peut pas concevoir l'éternité du point de vue de la durée, puisque par définition l'éternité est hors temps, tu vois?
Durtal:
heu...non...je ne vois pas. Et je ne comprends même pas pourquoi tu dis ça . C'est sans doute à cause du "raccourci" éternité/ réalité. Mais c'est pas grave : disons "réalité" si ça te convient mieux.
je le dis parce que tu viens de dire que "la durée n'est qu'une façon de concevoir abstraitement l'éternité". Or il me semble que chez Spinoza, on peut concevoir les choses ou bien d'un point de vue de l'éternité, ou bien du point de vue de la durée.
Tout comme on peut concevoir un homme ou bien d'un point de vue de l'attribut de l'Etendue, ou bien du point de vue de l'attribut de la Pensée. Mais on ne peut pas concevoir un mode (ou attribut) spirituel du point de vue d'un autre mode (ou attribut), corporel par exemple, parce que pour concevoir quelque chose d'un certain point de vue, il faut que la chose et le point de vue aient quelque chose en commun. Il faut que le concept de l'un puisse envelopper le concept de l'autre. Or le concept d'un attribut n'enveloppe nullement le concept d'un autre attribut. C'est pourquoi il est impossible de considérer l'esprit du point de vue du corps, par exemple.
De même, la durée et l'éternité sont deux points de vue différents sur une seule et même chose. Cela veut dire que l'on ne peut pas considérer la durée du point de vue de l'éternité, ou l'éternité du point de vue de la durée. Ce qu'on peut considérer selon différents points de vue, c'est toujours une chose. Jamais un autre point de vue.
Spinoza dit bel et bien que lorsque nous concevons l'existence d'une chose du point de vue de la durée, nous la concevons abstraitement. Mais il y ajoute immédiatement ce que cela veut dire: nous concevons alors l'existence comme une espère de quantité. Cela ne signifie pas que nous concevons l'éternité abstraitement! Concevoir la chose d'un point de vue de l'éternité, c'est concevoir son existence non plus comme une espèce de quantité, mais comme une partie de la puissance infinie de Dieu. L'existence en tant que quantité est une existence dans le temps, avec un début et une fin. L'existence en tant que degré de puissance est une existence dans l'éternité, où il n'y a ni début ni fin NI durée.
Durée et éternité sont donc deux points de vue sur une seule et même chose. La durée n'est pas un point de vue sur l'éternité. Le point de vue de la durée ne conçoit pas l'éternité abstraitement, mais l'existence abstraitement. Ce point de vue de la durée étant néanmoins ce qui caractérise les modes, je ne crois pas que l'on puisse l'écarter du spinozisme quand il s'agit de comprendre un mode tel qu'une notion commune.
Durtal a écrit:
Et donc ce qui existe dans le temps à plus forte raison existe dans l'éternité. Si nous sommes éternels alors nous le sommes par définition toujours.
Louisa a écrit:
c'est dire que l'éternité implique la sempiternité. Spinoza rejette explicitement cette idée dans sa définition même de l'éternité, tout au début de l'E1.
Durtal:
Et non…Encore une fois, si tu lis bien ce que j’écris, tu t’apercevra que je fais exactement l’implication inverse de celle que tu me prêtes.
tu dis: "si nous sommes éternels alors nos le sommes par définition toujours". Chez Spinoza, la définition de l'éternité comporte une "explication", où il nie explicitement la possibilité de dire que ce qui est éternel serait équivalent à ce qui est toujours.
Pour prendre un exemple plus concret: on sait que Spinoza dit que le sage est non pas celui qui a le plus d'idées adéquates de tous, mais celui dont la plus grande partie de son âme est constituée d'idées adéquates. Or Spinoza dit aussi que le bébé est fort ignorant, et qu'il a besoin de beaucoup de temps et d'instruction pour devenir adulte. Cela signifie que le sage ne naît pas sage. On DEVIENT sage. La sagesse est donc un phénomène qui se produit dans le temps. Spinoza y ajoute même que l'on peut se demander dans quelle mesure l'essence du bébé et l'essence de l'adulte sont une seule et même essence. Comment alors en conclure que la partie éternelle de notre Esprit, elle existe "toujours", c'est-à-dire elle serait permanente dans le temps?
Durtal a écrit : Une chose peut être éternelle sans exister dans le temps mais une chose qui existe dans le temps ne peut pas ne pas être aussi une chose éternelle. (c’est quand même le principe du salut chez Spinoza !!!!)
une idée inadéquate existe dans le temps. Est-elle aussi une chose éternelle? Non, car si c'était le cas, TOUT notre Esprit était éternel, et non seulement cette partie composée d'idées adéquates.
La servitude existe dans le temps. La mort existe dans le temps. Mais servitude et mort sont-elles éternelles? Ce serait absurde de le dire, non?
Il y a donc quelque chose de spécifique à la durée, que l'on ne retrouve pas du côté de l'éternité. A mon sens on ne peut pas éliminer cette spécificité quand on essaie de mieux comprendre ce que c'est qu'une notion commune.
Durtal a écrit:
"Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels ect..." et j'ajoute "Ici et maintenant" .
Louisa a écrit:
oui bien sûr, nous le sentons ici et maintenant. Cela signifie simplement que nous pouvons percevoir les choses d'un point de vue d'éternité, sachant que toute perception elle-même se fait dans le temps. Mais cela ne signifie pas encore que "la durée" peut "concevoir l'éternité", comme tu viens de le dire.
Durtal:
Non cela signifie que notre existence éternelle s’exprime lorsque nous faisons des démonstrations ou lorsque nous avons des idées adéquates des choses. Et bien sûr ce que nous concevons ainsi n’a aucun rapport au temps de quelque manière que ce soit.
pour moi c'est comme si tu admets qu'une pièce de monnaie ait deux côtés mais que tu ne veux pas regarder le côté face pour te concentrer uniquement sur le côté pile.
Car comment nier qu'il t'a bien fallu du temps, avant que tu as pu lire puis comprendre les démonstrations de la mathématique telles qu'on les apprend à l'école? Pour un homme, produire une idée adéquate, cela prend du temps. C'est bien pourquoi il faut un grand effort, et que beaucoup n'y arrivent pas.
Durtal a écrit : Car cela consiste précisément à percevoir les choses (nous mêmes et les autres choses) que nous comprenons habituellement sous le concept de la durée, sous une sorte d’éternité. Donc non pas à comprendre des choses différentes mais à comprendre les mêmes choses d’une façon différente, façon dans laquelle les concepts relatifs au temps, à « l’occurrence », à « l’événement » n’interviennent plus.
là-dessus nous sommes d'accord. Ce que j'y ajoute, et ce qui me semble être crucial d'un point de vue humain, c'est que le fait même de produire une conception d'une chose du point de vue de l'éternité, est un événement dans le temps. C'est cela le côté "pile" de l'affaire.
Durtal a écrit:
Que l'éternité ne soient pas la sempiternalité, ne veut pas dire que que notre existence se "dédouble" sur deux plans
Louisa a écrit:
si, cela veut dire qu'il y a, dans la façon dont nous pouvons concevoir les choses, un dédoublement. C'est de la même façon que Dieu se "dédouble" en une infinité d'attributs. Ce genre de dédoublement fait que nous pouvons concevoir les choses tantôt sous un point de vue, tantôt sous un autre, sachant que ces points de vue n'ont souvent rien en commun les uns avec les autres (c'est le cas pour les attributs, réellement distincts, mais aussi pour l'éternité et la durée, l'une ne se laissant pas du tout définir par ou retraduire en l'autre).
Durtal:
Qu’il y ait un dédoublement dans notre façon de concevoir les choses n’implique pas que la chose ainsi conçue se dédouble ( que cette chose soit Dieu ou l’existence). C’est toujours la même confusion que tu fais.
Que je sache, si je considère une même pièce de monnaie une fois coté pile et une fois coté face, je ne considère pas du même coup deux pièces de monnaies différentes ! Mais peut être que cela passe les limites de mon pauvre entendement.
Désolée, mais de mon point de vue c'est plutôt toujours la même confusion que toi tu fais ... bien sûr, comme je dis depuis le début, côté pile et côté face sont deux aspects d'une seule et même chose, la pièce de monnaie. Ce que j'essaie de faire, c'est d'orienter ton regard vers le côté pile, tandis que tu ne me parles que du côté face, tu vois? Il ne s'agit pas de faire d'une seule et même CHOSE deux CHOSES, mais de reconnaître qu'une seule et même chose s'exprime de façon différentes. Quand tu nies cela, tu peux effectivement dire, comme tu l'as fait dans l'autre discussion, que le "corps c'est l'esprit". Mais c'est dire que le côté pile c'est le côté face, là où même un enfant sait reconnaître la différence pile-face, et que comme tu le sais, jamais le côté face d'une pièce deviendra le côté pile. C'est la même chose (
mutatis mutandis) pour la durée et l'éternité: l'un n'enveloppe pas le concept de l'autre, on ne peut donc concevoir l'un du point de vue de l'autre (abstraitement ou non). Il s'agit de deux points de vue différents. Sur la même chose, bien sûr.
L.