Louisa a écrit:
à mon sens l'éternité caractérise une existence, et est une propriété d'une essence. Toute essence singulière étant un degré de puissance, elle est aussi un degré de réalité. Mais on ne va pas dire qu'elle est un "degré d'éternité". Par conséquent, éternité et réalité ne sont pas exactement la même chose.
Durtal:
Non l'éternité caractérise l'existence de Dieu et de notre essence en tant qu'elle est une partie de la sienne. Dieu est l'essence de toute réalité ou la réalité même. Et c'est là tout ce que je voulais dire. Du reste je t'ai dit que peu importait cette question qui ne change rien à notre problème et que tu pouvais y substituer "réalité" sans que cela change rien pour moi (puisque par éternité je veux dire "réalité" justement). Alors pourquoi y revenir sur une une demi-page?
si les trois phrases ci-dessus constituaient déjà une demi-page, on était en train d'écrire des bouquins entiers, nous deux ...

Je suis revenue là-dessus parce qu'à mes yeux tu as un usage assez confus de la notion d'éternité. L'éternité est une propriété de Dieu (et donc aussi des essences singulières, certes), la perfection absolue ou la réalité absolu (ens realissimum) est une AUTRE propriété de Dieu.
L'éternité ne connaît pas de degré, la réalité ou perfection oui. C'est parce que la réalité connaît des degrés, qu'une chose singulière peut passer d'un degré de réalité/perfection/puissance à un autre. Or ce passage ne s'effectue que dans le temps, pas en Dieu, ou du point de vue de l'éternité. Tandis que passer à une plus grande réalité (via une affection de Joie) n'implique pas du tout passer à une plus grande "éternité". C'est la part de notre Esprit qui est éternel qui s'agrandit proportionnellement, lorsque nous produisons, dans un temps et un lieu précis, une idée adéquate. Mais nous ne devenons pas "plus" éternel pour autant.
Louisa a écrit:
De même, la durée et l'éternité sont deux points de vue différents sur une seule et même chose. Cela veut dire que l'on ne peut pas considérer la durée du point de vue de l'éternité, ou l'éternité du point de vue de la durée. Ce qu'on peut considérer selon différents points de vue, c'est toujours une chose. Jamais un autre point de vue.
Durtal:
Une des raisons qui me faisait faire ce raccourci c'est que ces deux points de vues ( au contraire de ce qui a lieu pour le modes ou la substance) ne sont pas symétriques. La durée est une conception abstraite de l'existence qui passe par des signes, des comparaisons effectuées par l'imagination et qui ne saisit pas la réalité dans son essence singulière. Alors que l'éternité est ce que nous saisissons lorsque nous comprenons l'existence des choses de façon singulière et réelle.
je ne sais pas si toute abstraction passe nécessairement par des signes (à vérifier). Sinon nous sommes d'accord: certes, considérer une chose du point de vue de la durée, c'est la considérer dans le temps, en tant qu'elle se modifie. Ce n'est pas la considérer dans son éternité, telle qu'elle existe en Dieu. A quelques nuances près, nous sommes donc d'accord quand il s'agit d'adopter le point de vue de l'éternité. Le problème ne commence que si tu ne prends pas en compte le point de vue de la durée, qui est celui des affections, qui est celui de notre vie quotidienne. Il est clair que cette vie quotidienne n'est pas incompatible avec l'éternité (au contraire même), mais cela ne veut pas dire qu'on puisse éliminer cette vie quotidienne d'une compréhension adéquate des choses. Ce qui est ce que tu fais, il me semble, si tu te bases uniquement sur le fait que toute idée adéquate existe éternellement en Dieu pour en conclure qu'une idée qui est commune mais pas aussi claire qu'une notion commune, doit néanmoins être une notion commune.
Durtal a écrit:
Et donc ce qui existe dans le temps à plus forte raison existe dans l'éternité. Si nous sommes éternels alors nous le sommes par définition toujours.
Louisa a écrit:
c'est dire que l'éternité implique la sempiternité. Spinoza rejette explicitement cette idée dans sa définition même de l'éternité, tout au début de l'E1.
Durtal a écrit:
Et non…Encore une fois, si tu lis bien ce que j’écris, tu t’apercevra que je fais exactement l’implication inverse de celle que tu me prêtes.
Louisa a écrit:
tu dis: "si nous sommes éternels alors nous le sommes par définition toujours". Chez Spinoza, la définition de l'éternité comporte une "explication", où il nie explicitement la possibilité de dire que ce qui est éternel serait équivalent à ce qui est toujours.
Durtal:
Ok, tu sautes sur le terme "définition" que j'aurais du éviter d'employer ici. Dans le contexte cela signifiait "trivialement" mais je retire "par définition" qui prête en effet à confusion. Toujours est-il que je ne dis pas que c'est la même chose. Au lieu de rester accrochée, comme une moule à son rocher à cette définition de E1 essaye plutôt de voir ce que la négation de ma proposition entraîne. En effet l'éternité ne se définit pas comme une "durée indéfinie", mais est-ce à dire pour autant qu'elle exclue la durée? C'est à toi de voir: Si une chose éternelle cesse de l'être du moment qu'elle dure, alors elle n'est plus éternelle ce qui est contre l'hypothèse. Donc l'éternité d'une chose n'exclut pas que cette chose dure.
ton raisonnement me semble être peu correcte. La négation de ta proposition entraîne ceci: si nous sommes éternels alors nous ne le sommes pas toujours. Ou, ce que tu veux plutôt dire, je présume: nous pouvons être éternel mais ne pas l'être toujours. Tu veux alors que je trouve cela absurde, pour la simple raison que pour toi, être éternellement c'est être toujours. Réponse de Spinoza: l'éternité ne s'explique pas par la durée ou le temps, même pas par une durée infinie (le "toujours"). Il est évident que dans ce cas, aussi bien ta thèse que son inverse sont incompatible avec le spinozisme. Dire que ce qui est éternel est toujours est tout aussi absurde que de dire que ce qui est éternel n'est pas toujours, puisque le concept de l'un (éternité) ne se laisse pas expliquer par le concept de l'autre (durée), et que "toujours" et "pas toujours" sont bel et bien des indications de temps. Ce qu'il s'agit bien plutôt de saisir, c'est un régime d'existence "hors temps".
Hors temps, toute notion commune est éternellement vraie, bien entendu, puisqu'elle est une idée vraie et que toute idée vraie est éternelle, hors temps. La question est de savoir si l'on peut saisir ce que c'est qu'une notion commune vraie si l'on ne la considère QUE hors temps. A mon avis non, puisque son absence ou présence dépend d'une certaine clarté pour tel ou tel Esprit, et que cette clarté manque dans beaucoup d'Esprits, là où Spinoza définit la notion commune par le fait qu'elle est claire et distincte chez tous les hommes (ce qui ne veut pas dire que tous les hommes ont réellement cette idée; cela veut simplement dire que QUAND un homme est affecté par une telle idée, cette idée est claire et distincte).
Louisa a écrit:
"Pour prendre un exemple plus concret: on sait que Spinoza dit que le sage est non pas celui qui a le plus d'idées adéquates de tous, mais celui dont la plus grande partie de son âme est constituée d'idées adéquates. Or Spinoza dit aussi que le bébé est fort ignorant, et qu'il a besoin de beaucoup de temps et d'instruction pour devenir adulte. Cela signifie que le sage ne naît pas sage. On DEVIENT sage. La sagesse est donc un phénomène qui se produit dans le temps. Spinoza y ajoute même que l'on peut se demander dans quelle mesure l'essence du bébé et l'essence de l'adulte sont une seule et même essence. Comment alors en conclure que la partie éternelle de notre Esprit, elle existe "toujours", c'est-à-dire elle serait permanente dans le temps?"
Durtal:
La sagesse n'a pas de rapport avec la question. Sinon tu es en train de me dire que l'on "devient éternel" ce qui est contre l'hypothèse ect.
il est clair qu'en devenant sage, une toujours plus grande partie de notre Esprit devient éternelle. Cela n'est pas du tout contre l'hypothèse, puisque ici nous n'expliquons guère l'éternité par le temps. Nous expliquons simplement l'avènement, dans le temps, d'une majorité d'idées adéquates, chacune d'entre elles existant AUSSI éternellement, hormis le fait qu'au fur et à mesure que se déroule sa vie, le sage en acquièrt toujours davantage.
durtal a écrit :Je ne dis pas que l'essence de l'esprit dure "toujours" je dis, encore une fois, que si notre essence est éternelle alors le fait que nous vivions dans le temps ne change pas ce fait et qu'elle est donc aussi pour cela éternelle "ici et maintenant" ou "actuellement".
il est évident que le fait que nous vivons dans le temps ne rend pas notre essence plus ou moins éternelle. C'est ce que je disais au début de ce message: l'éternité ne connaît pas de degré.
Durtal a écrit:
Une chose peut être éternelle sans exister dans le temps mais une chose qui existe dans le temps ne peut pas ne pas être aussi une chose éternelle. (c’est quand même le principe du salut chez Spinoza !!!!)
Louisa a écrit:
une idée inadéquate existe dans le temps. Est-elle aussi une chose éternelle? Non, car si c'était le cas, TOUT notre Esprit était éternel, et non seulement cette partie composée d'idées adéquates.
Durtal:
Une idée inadéquate n'a qu'une existence relative à l'esprit humain donc une pseudo existence ( ce n'est qu'une dénomination extrinsèque)
Spinoza ne parle pas de "pseudo existence". Une idée adéquate elle aussi n'existe que relative à l'Esprit humain (puisqu'elle exprime Dieu non pas en tant qu'il est infini, mais en tant qu'il s'explique par cet Esprit qui a l'idée adéquate). Qu'une idée ne se trouve que dans mon Esprit à moi ne dit rien de son éternité ou d'une éventuelle absence d'éternité.
Les idées inadéquates n'existent que du point de vue de la durée. Mais ce n'est pas pour autant qu'on puisse déjà ne plus les avoir! Il faut également tout un travail dans la durée pour pouvoir s'en débarrasser, et tout notre être ne tend qu'à cela, TANT que nous avons aussi une existence dans un temps et un lieu précis, et non seulement une existence en Dieu.
Louisa a écrit:
Il y a donc quelque chose de spécifique à la durée, que l'on ne retrouve pas du côté de l'éternité. A mon sens on ne peut pas éliminer cette spécificité quand on essaie de mieux comprendre ce que c'est qu'une notion commune.
Durtal:
Je ne crois pas justement. Je pense au contraire que la conception des choses sous le concept de la durée est un effet des limitations de l'entendement humain. Dieu par exemple ne conçoit pas les choses ou lui même sous le concept de la durée.
mais nous sommes en gros d'accord sur le statut de la durée. Le problème n'est pas là. Le problème réside dans le fait que tu sembles croire qu'il suffit de constater que du point de vue de Dieu il n'y a pas de durée, pour déjà avoir résolu tout problème qui se pose à nous dans la durée.
Louisa a écrit:
pour moi c'est comme si tu admets qu'une pièce de monnaie ait deux côtés mais que tu ne veux pas regarder le côté face pour te concentrer uniquement sur le côté pile.
Durtal:
Cet exemple avait une valeur générale, c'était simplement pour dire que je ne vois pas pourquoi on inférerait de ce que Spinoza dit qu'il y a deux façon de concevoir l'actualité des choses qu'il y a pour cela "deux types d'existences différentes".
oui bien sûr, mais si j'ai repris ton exemple c'est qu'à mon sens il vaut littéralement, dans le spinozisme. Ce qui veut dire qu'il faut pouvoir réfuter cette version littérale avant de pouvoir la rejeter.[/quote]
durtal a écrit :Ensuite comme je l'ai expliqué plus haut, l'exemple de la pièce touche à ses limites en ce que les deux façons de concevoir marquent une dissymétrie. Il y "a un coté de la pièce" qui a plus de vérité que l'autre.
plus de vérité ... je ne sais pas. L'axiome de la 4e partie n'est pas "moins" vrai" que ceux de l'E1.
Louisa a écrit:
Car comment nier qu'il t'a bien fallu du temps, avant que tu as pu lire puis comprendre les démonstrations de la mathématique telles qu'on les apprend à l'école? Pour un homme, produire une idée adéquate, cela prend du temps. C'est bien pourquoi il faut un grand effort, et que beaucoup n'y arrivent pas.
Durtal:
Même chose que plus haut cela n'a rien à voir avec la question. Il n'y a aucun sens à dire que l'on "devient" éternel ou qu'on est "un peu plus" éternel qu'auparavant.
c'est bel et bien cela mon problème: tu évacues la dimension de la durée de tout problème humaine "existentiel", puisqu'a priori tu fais comme si l'existence conçue du point de vue du temps, donc l'existence telle que la vit l'imagination, n'est pas un premier niveau de connaissance et donc de réalité (ne fût-ce que réalité modale), mais simplement "rien". Ce n'est pas le cas dans le spinozisme. L'imagination, rappelles-toi, ne contient aucune erreur. Et elle est un effet de la nature comme un autre. Et même la raison conçoit les choses en les rendant présentes à l'Esprit. L'Amour de Dieu est inconcevable sans l'imagination, sans un "rendre présent". On ne peut pas réduire le premier genre de connaissance à rien sans changer de fond en comble le spinozisme.
Cordialement,
L.