Bonjour à tous,
merci de vos réflexions. Comme le dernier message de Durtal touche à pas mal d'aspects qu'ont soulevés les messages des autres intervenants, je me limite pour l'instant à une réponse détaillée à celui-ci, quitte à revenir par après sur les autres messages.
Au préalable, pour répondre au dernier message de Vieordinaire et/ou pour éviter tout malentendu: je ne me suis jamais lancée dans cette discussion en pensant que j'avais trouvé la théorie ultime des idées inadéquates chez Spinoza et qu'il ne me restait qu'à vous l'exposer. Au contraire, beaucoup de ce que j'ai écrit ici ne m'était venu à l'esprit qu'en réfléchissant à ce que quelqu'un d'autre avait écrit. Pour moi, nous sommes en train de faire une recherche collective dans laquelle chacun essaie de fonder maximalement l'hypothèse de travail qui lui semble pour l'instant être la plus plausible, dans l'espoir de pouvoir trouver un endroit précis qui permet davantage de trancher parmi les différentes interprétations. Ce que je vais écrire ici a à mes yeux le même statut.
Durtal a écrit :Tout d’abord Vieordinaire a raison, je pense, quand elle dit que le rapport entre idée adéquate et idée inadéquate n’est pas de l’ordre « A »/« non A ». Car c’est une relation de partie à totalité, donc pas une relation de contrariété qui opposerait une chose à une autre chose. En effet les idées inadéquates sont des idées adéquates « tronquées » ou perçues partiellement.
En effet, une relation de partie à la totalité n'est certainement pas, en tant que telle, une relation de contradiction ou de contrarieté.
Or je crois que nous sommes tous ici d'accord pour admettre que l'idée inadéquate est partielle, l'idée adéquate non. Et justement ... il suffit de dire cela pour avoir une contradiction logique (P étant l'équivalent de "est partiel", nous avons bel et bien un rapport de P à non P).
En soulignant cela, je ne veux nullement "ergoter", mais mettre en évidence l'un des problèmes que j'ai avec ton interprétation, telle que je l'ai compris pour l'instant. On va peut-être pouvoir avancer en essayant d'expliciter chacun ce qu'on comprend plus précisément par "être partiel", quand il s'agit des idées inadéquates.
Première question: de QUELLES idées s'agit-il, quand nous disons qu'une idée inadéquate est partielle et en tant que telle ne s'oppose pas au tout auquel elle appartient comme si elle était le contraire de ce tout?
Reprenons l'exemple du soleil. Il y a l'idée adéquate du soleil (l'idée que le soleil est), et l'idée de l'affection de mon Corps par les rayons de soleil. Cette idée, dit Spinoza, indique plus l'étât de mon Corps que la nature du soleil. Elle ne me donne pas vraiment accès à l'idée qu'est le soleil, elle ne m'en fait voir qu'une partie (je n'en perçois que ce qui est capable de frapper mon oeil à moi). L'idée X qui est dans mon esprit est donc partielle au sens où elle ne me dit qu'une partie de la vérité du soleil, elle n'est qu'une partie de l'idée qu'est le soleil (= idée Y).
En quel sens X est-elle une partie d'Y, plus précisément encore? X est en réalité un EFFET de Y. Et c'est précisément cela la raison pour laquelle X est condamnée à ne nous donner qu'une info partielle sur ce qu'est Y, car comme le dit Spinoza dans le TIE, une connaissance des causes par les effets est toujours partielle. Elle ne nous dit de la cause que ce que celle-ci produit sur moi comme effet, elle ne nous donne pas une idée adéquate de la cause même. Tandis que pour avoir une connaissance adéquate il faut d'abord une connaissance de la cause, ou une définition de la cause, de telle sorte que toutes ses propriétés et effets peuvent être compris correctement en les déduisant d'elle (raison pour laquelle le TIE nous dit qu'il faut le plus vite possible trouver une idée adéquate de Dieu, puis déduire tout le reste de cette idée, comme il le fait effectivement dans l'Ethique).
L'idée X fait donc partie de l'idée Y en tant qu'elle se trouve parmi les effets que Y est capable de produire. X n'est pas égale à Y. L'idée dans mon Esprit est une AUTRE idée que l'idée qu'est le soleil. Il s'agit de deux idées différentes, mais l'une étant un effet de l'autre, on peut dire que X est une partie de Y, tenant compte du fait que dans le spinozisme, la cause enveloppe toujours ses effets. Inversement, l'Esprit qui a l'idée X ne possède qu'une information ou connaissance (ou idée) partielle de Y.
Nous avons donc deux idées différentes: l'idée Y qu'est le soleil, et l'idée X dans mon Esprit. Sont-elles contraires l'une à l'autre. Pas du tout! Une idée d'un effet n'est jamais contraire à une idée de sa cause.
Pourquoi est-ce que dès lors j'ai dit ci-dessus qu'une seule et même idée ne peut pas être à la fois adéquate et inadéquate, comme nous propose Durtal, en donnant l'argument que deux choses contraires ne peuvent pas se trouver dans un seul et même sujet (E3P5)?
A mon sens Spinoza utilise ici le mot "sujet" ("subiectum"] dans le sens scolastique de "substrat". Si l'on prend donc une seule et même idée, et on la considère comme le substrat de ses propriétés, cela implique qu'une seule et même idée ne peut pas être à la fois A et non A. Elle ne peut donc être à la fois partielle et non partielle. Parce qu'ou bien une idée est l'idée qu'EST la chose (idée que le soleil est, Y), ou bien une idée est une idée qu'A la chose, et si l'idée X qu'a mon Esprit est inadéquate, cette idée est forcément partielle. La même idée ne peut donc être aussi non partielle. L'idée non partielle, dont l'idée X fait partie, c'est une deuxième idée, l'idée Y, c'est-à-dire l'idée que le soleil est. Mais cette idée X est adéquate et par là même jamais inadéquate ou partielle. Dès que l'on passe à l'idée qu'une chose est, on a une idée adéquate.
Ce n'est donc pas l'idée du soleil elle-même (l'idée Y) qui devient inadéquate quand c'est mon oeil qui la contemple. C'est uniquement mon idée X, idée ayant l'affection de mon Corps comme objet, qui est inadéquate.
Inversement, si je veux avoir une idée adéquate du soleil, je vais devoir AJOUTER d'autres idées, dans mon Esprit, à cette première idée, d'autres idées qui peuvent compléter l'info ou la connaissance que me donne cette première idée. Mais ces autres idées, si elles relèvent du deuxième genre de connaissance, seront toujours des idées qui n'existent que dans mon Esprit à moi (et donc en Dieu, bien sûr), ce n'est jamais l'idée que le soleil est qui du coup va rentrer dans ma tête (puisque cette idée que le soleil est, c'est l'essence objective du soleil, et seul le troisième genre donne accès aux essences).
Donc oui, les idées inadéquates sont des idées tronquées. Mais (passage retravaillé deux fois après la première édition; dernière fois 23h23) ce ne sont pas des idées adéquates perçues partiellement, comme tu le dis, ce sont des perceptions (= idées) partielles d'AUTRES choses. Quand nous percevons inadéquatement, l'objet de notre perception n'est pas une idée, et encore moins une idée inadéquate. Percevoir, pour l'Esprit, c'est avant tout produire une idée lui-même. Dans le cas de l'idée inadéquate, l'objet de cette idée/perception, c'est l'affection de mon Corps. Et il faudra bel et bien y ajouter une AUTRE idée avant que cette idée partielle puisse trouver des infos capables de rendre ma connaissance un peu plus complète.
Autrement dit: ce qui est perçu inadéquatement, c'est l'objet de l'idée inadéquate, et donc l'affection du Corps. Ce qui est perçu inadéquatement, c'est l'EFFET du soleil, cet effet étant une affection de MON Corps. Cette perception est, en tant qu'idée, inadéquate, parce qu'on ne sait percevoir adéquatement un effet sans d'abord percevoir adéquatement la cause. C'est donc parce qu'on n'a PAS encore une idée adéquate du soleil, mais seulement une idée de l'effet produit par le soleil sur mon Corps, que l'idée de mon affection reste nécessairement inadéquate. Tandis que tu sembles plutôt dire qu'on aurait déjà d'emblée perçu l'idée adéquate du soleil, mais cela seulement de façon imparfaite. Or pour ce faire, il faudrait d'abord réellement avoir cette idée adéquate du soleil, puis ne la sentir que partiellement (ce que tu expliques par l'état passif de l'Esprit, l'état actif étant la cause de la perception adéquate de l'idée adéquate que nous aurions déjà dès que nous voyons le soleil). Tout cela suppose que l'effet lui-même comporte déjà une idée adéquate de la cause, ce qui n'est pas du tout le cas (sinon on pouvait étudier les effets pour connaître les causes, ce que Spinoza récuse dans le TIE). C'est la cause qui comporte déjà une idée adéquate de l'effet, raison pour laquelle il faut d'abord connaître la cause pour pouvoir adéquatement connaître l'effet.
Spinoza TIE G10-B19 a écrit :Il y a la Perception où l'essence d'une chose est conclue à partir d'une autre chose, mais non adéquatement, ce qui se produit, ou bien lorsque de quelque effet nous inférons la cause, ou bien lorsqu'elle est conclue de quelque universel qu'accompagne toujours quelque propriété.
Note f: Lorsque cela arrive, nous n'entendons rien de la cause en dehors de ce que nous considérons dans l'effet; ce qui apparaît assez du fait que la cause n'est pas alors expliquée, si ce n'est par des termes très généraux (...). Dans le second cas, est attribué à la cause, en vertu de l'effet, quelque chose qui est conçu clairement (...) mais rien en dehors des propres, non l'essence particulière de la chose.
Il vaut peut-être mieux que je m'arrête pour l'instant ici, afin de voir dans quelle mesure tu es d'accord ou non avec ce que je viens de dire, avant de répondre à la suite de ton message (sauf si tu préfères que je réponde d'abord à tout en une fois, dans ce cas il suffit de me le dire, et je continue).
L.
PS:
Durtal a écrit :Et tu ne peux pas du moins demander à tes interlocuteurs d’argumenter ou de réfuter des choses que tu dis en fonction de propositions qui n’existent pas dans le corpus auquel nous nous référons, car cela rend en effet toute discussion ridicule et sans intérêt.
Mais pour te complaire tout à fait, parce que tu vas encore m’accuser de faire de l’ad hominem ( ce qui, je ne sais pas si tu l’as remarqué, est déjà en soi un argument ad hominem !) je reprendrai ce point de ton argumentation.
je ne crois pas avoir dit qu'il s'agit d'une proposition. J'ai plutôt essayé de démontrer en quoi cela découle pour moi inévitablement des propositions citées, si inévitablement même que je croyais que donner ces propositions suffirait pour te convaincre (ce sentiment d'évidence est pour moi ce que Spinoza appelle "absence de doute", qu'il distingue très strictement de la certitude qui caractérise l'idée vraie, au sens où une absence de doute est tout à fait possible concernant une idée inadéquate, tandis qu'une idée adéquate a besoin d'une caractéristique en plus, qui est la certitude (notion hélas peu expliquée par Spinzoa)).
Or dès que tu m'as dit comment tu interprètes ces propositions, il est devenu clair que tu les lis autrement que moi, et à partir de ce moment-là, je suis tout à fait OBLIGEE d'argumenter. Dans le cas d'une évidence, cela signifie que celui qui l'éprouve doit activement essayer de fonder cette idée, avant de pouvoir demander à l'interlocuteur une adhésion. Et aussi longtemps que l'interlocuteur n'est pas convaincu de la vérité de l'argumentation, mon sentiment d'évidence ne suffit pas DU TOUT pour exiger de lui qu'il abandonne son interprétation à lui. Le fait même que tu la trouves discutable suffit même déjà pour ne plus la considérer comme une évidence, puisque si c'était vraiment évident, tout interlocuteur raisonnable devrait l'avoir reconnue comme évidence.
Enfin, j'avoue que je ne comprends pas tout à fait pourquoi me dire que tu trouves référer à des propositions inexistantes ridicule, ce serait faire de l'ad hominem. Pour faire de l'ad hominem, il faut parler de la personne de ton interlocuteur. Ce que tu dis être ridicule ici, c'est le procédé de référer à des propositions inexistantes. Là-dessus, je ne peux qu'être tout à fait d'accord avec toi: C'EST ridicule de faire cela. Mais ce serait peut-être intéressant d'ouvrir un jour une discussion concernant ce que c'est qu'un argument ad hominem, car il me semble que la façon dont Sescho utilise cette notion n'est pas tout à fait la même que la mienne non plus. Au moins cela permettrait-il d'être d'accord qu'il y a un argument ad hominem quand quelqu'un le signale ...
