Faun a écrit :Chère Louisa,
Je me demande comment vous faites pour supporter ces soirée mondaines, simples fêtes, beuveries et autres raouts. Pour ma part j'y suis souvent allé, et je n'ai jamais réussi à y trouver du plaisir, et ce quel que soit le milieu ou la classe sociale des organisateurs et des participants. Organisées par des riches ou des pauvres, des intellectuels ou des employés, des étudiants ou personnes d'âge mûr, ces soirées sont pour moi le contraire de la joie et de l'amitié. Autant il est possible d'avoir une conversation intéressante avec une personne ou deux, autant dès que le nombre augmente, l'intérêt de la discussion baisse proportionnellement. Je n'en blâme pas pour autant ceux qui s'y adonnent, mais je fuis autant que je peux ces causes de tristesses, et de mal à la tête, pour un esprit comme le mien épris de vérité et de sincérité. Car l'hypocrisie des rapports sociaux n'est nulle part plus perceptible que dans ces soirées.
Sur ce je retourne regarder pousser les plantes vertes, à fleurs ou à fruits, de mon jardin.
Cher Faun,
d'abord, précisons que je n'y réussis pas encore parfaitement, au sens où je ne me vois vraiment pas aller à ce genre de soirées chaque jour. Mais sinon, pour le dire en un mot, je crois que l'essentiel consiste, d'un point de vue spinoziste, à comprendre qu'il y a BEAUCOUP plus à comprendre que des plantes vertes (même si en tant que tel, cela est tout à fait passionnant, bien sûr).
En fait, j'avais écrit le message ci-dessus en revenant d'un souper avec un ami de longue date, mais qui entre-temps mène une vie qui n'a plus grand-chose en commun avec la mienne. Bardé de diplômes, ce n'est pas "l'intelligence", au sens courant du terme, qui lui manque. Combinant aujourd'hui un job de médecin spécialiste avec un boulot de mannequin, il trouve encore le temps de s'adonner à fond à des pratiques SM qui vont bien loin (dans tous les sens du terme). Souper avec lui signifie dès lors parler principalement de SM. Or d'un point de vue spinoziste (et comme je suis pour l'instant en train d'"expérimenter" ce point de vue, pour moi en tant que telle), la sexualité n'est vraiment pas la chose la plus intense que l'on peut vivre dans ce monde (même si elle figure parmi les choses bien agréables, bien sûr). Dès lors, comment supporter une telle soirée?
Je crois que d'un point de vue spinoziste, TOUT est dans cette idée d'un "Amour intellectuel du Dieu". Cela signifie à mon sens notamment deux choses:
- il faut essayer de voir "du Dieu" dans n'importe quelle chose singulière (ce que souligne Sescho quand il parle du troisième genre de connaissance et qu'il dit que pour lui, celui-ci consiste à appliquer les lois "psychologiques" aux sujets individuels)
- il faut essayer de REELLEMENT AIMER cette chose singulière (ce qui manque à mes yeux dans la conception du troisième genre proposée par Sescho).
Le premier point consiste notamment à faire un grand effort pour comprendre en quoi tout ce que l'ami en question fait et dit est tout à fait nécessaire et inévitable. Cela signifie que j'essaie de comprendre comment le milieu dans lequel il vit lui inculque nécessairement l'idée que l'essence de l'homme, c'est la sexualité (l'église catholique l'a longtemps combattue, et depuis mai '68 on a tendance à prendre la position exactement opposée au point de vue catholique, idée renforcée par une certain version du darwinisme (la "sociobiologie") et de la psychanalyse, deux courants de pensée auxquels l'ami dont je parle (appelons-le "Jean") est très souvent confrontés.
Une fois compris cela, je peux aussi comprendre que moi-même, en tant que personne seule, je n'aurais pas beaucoup de "poids", comparé au milieu social dans lequel il vit sans cesse, et que par conséquent essayer de lui expliquer "rationnellement" qu'il y a autre chose que la sexualité dans la vie n'aurait probablement aucun effet, voire un effet contraproductif (puisque l'homme est avant tout un animal social, selon Spinoza, et que je ne pourrai pas à moi seul remplacer tout un milieu social).
Une fois accepté le fait qu'il est convaincu que dans la vie, tout tourne autour de la sexualité (parce que je comprends les raisons pour lesquelles il en est persuadé), je peux essayer de comprendre comment fonctionne un monde où la sexualité est la valeur primordiale. Comprendre cela n'est pas très facile, donc faire cet effort est déjà agréable en tant que tel.
Puis il faut encore comprendre en quoi Jean est réellement en train d'affirmer une puissance à lui, quand il décide de prendre l'avion pour essayer une énième fois à mettre en scène son phantasme à lui avec quelqu'un rencontré par l'internet et vivant à l'autre bout du monde. Une fois qu'on comprend un peu mieux cela, difficile de ne pas être ému ou charmé, surtout quand je pense au fait que je le connais depuis 15 ans, et que je vois qu'effectivement, c'est bien Jean tel que je le connais qui est en train de s'exprimer ainsi.
Enfin, il est indéniablement vrai qu'il est un TRES bel homme. Donc pourquoi m'interdire d'éprouver du plaisir à le regarder?
Morale de l'histoire: on peut bien sûr se fixer sur le fait que d'un point de vue spinoziste, il est en train de mener une vie qui jamais ne pourra le rendre vraiment heureux (ce qu'il accorde facilement lui-même; seulement, il ne voit pas vraiment d'alternative, et lui expliquer l'alternative n'est pas possible en une seule soirée). On peut considérer tout ce qu'il fait comme un "vice", comme "mauvais", comme menant inévitablement à son malheur. Et tout cela est vrai. Mais je crois que ce qui fait que la rencontre d'un tel genre de gens est "cause extérieure de Tristesse" souvent est lié au fait qu'on a tendance à espérer que l'autre va assez vite changer d'idées. C'est le fait qu'on ESPERE que le monde soit différent qu'il ne l'est qui est douloureux, pas l'état actuel du monde en tant que tel!
Or comme l'a magistralement montré Henrique il y a quelque temps, l'Espérance est une Joie passive. Donc source d'erreur, source de souffrance. C'est là que réside le problème de la "rencontre de gens frivoles", je crois. C'est le fait qu'on espère que ces gens vont se comporter autrement, ou vont rapidement nous comprendre quand on leur dit qu'il vaut mieux se comporter autrement, qui est la source de notre malheur/Tristesse en les fréquentant, et rien d'autre. Dès qu'on les considère comme des parties de Dieu à part entière, tout change, on peut laisser tomber tout espoir de les changer pour commencer à s'intéresser réellement à eux, pour commencer à voir comment eux aussi sont "du Dieu", et surtout, pour commencer à les aimer, au sens spinoziste du terme.
Mais peut-être que cette réponse n'est pas tout à fait claire/satisfaisante?
Cordialement,
L.